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Affichage des articles du octobre, 2022

Perspective

Je ne l'ai pas encore eu. Qui sait, peut-être que je ne l'aurai jamais. Ce moment décisif, cet instant où tout bascule, l'évènement déclencheur qui nous fait considérer la frise chronologique de notre existence en termes d'avant et d'après. Est-ce que c'était le jour où vous avez trouvé l'Amour de votre vie ? Ou alors, hélas, celui où vous avez fait une bien moins bonne rencontre ? Est-ce que c'était un accident ou une erreur, un succès ou un échec, une victoire ou une défaite, un début ou une fin ? Et aussi, est-ce que vous vous en êtes rendu compte, lorsque vous l'avez traversé ? Est-ce que c'était une brusque prise de conscience, comme un électrochoc ? Ou bien est-ce que vous l'avez un peu raté, n'avez compris que plus tard à quel point cette fraction de seconde avait tout changé pour vous ? Peut-être que ça a pris plus longtemps que ça, vous me direz. Peut-être que c'était toute une période, ou encore une combinaison d'occurre

Peur du Vide

À quelques lieues de ma colonie, il y a un canyon. On m'a toujours dit de ne pas m'en approcher. J'ai souvent trouvé ça étrange de nous en parler si on ne voulait pas qu'on s'y rende. Ce n'est pas sur le chemin de quoi que ce soit, on ne pourrait pas s'y retrouver par hasard. D'autant qu'on vit probablement sur un plateau, donc il pourrait y en avoir dans toutes les directions, de ce genre de précipice. Au début, j'ai obéi. Et puis un jour, j'en ai eu marre d'écouter, alors j'y suis allé. Je n'avais rien de mieux à faire, alors j'ai galopé tout droit dans la direction déconseillée. Le vent dans les yeux, le bruit de mes sabots sur la terre ; je ne connais pas un centaure qui n'apprécie pas ces sensations. Et je ne fais pas exception. Soudain, je freine des quatre fers. Le gouffre est là, devant moi. On n'avait pas menti sur son caractère un peu traître, car rien dans le paysage ne m'avait indiqué son arrivée. Ave

Grosse Ambiance

"Ce soir, c'est ton soir", qu'ils m'ont dit. "Tu verras, tu seras couvert par le bruit et la nuit", qu'ils ont ajouté. À bien y réfléchir, pas grand-chose de ce qu'ils m'ont dit ne s'est concrétisé. Voire presque rien du tout, en fait. Est-ce que j'aurais dû m'y attendre ? Sans doute. Les gens comme nous ne sont pas exactement connus pour être fiables. En vérité, on revendique même carrément notre côté imprévisible et insaisissable. Mais alors pourquoi est-ce qu'on a autant de vieilles habitudes ? Est-ce que ce n'est pas le summum du cliché, ça ? Pestant, je me relève pour la douzième fois de la nuit. Et non, ce n'est pas une exagération. Couvert de boue, trempé jusqu'aux os, je grogne. Malheureusement, un coup de tonnerre couvre ma rage. De toute façon, il n'y aurait eu personne pour l'entendre. Ils ont tous déguerpi. Ils ont eu la bonne grâce de se séparer, mais très franchement, je peine à y voir un ava

Enivrant

Il fut un temps où je détestais la bière. Comme tous les autres alcools, je n'apprécie pas son odeur ; elle me donne le tournis. Ses couleurs, pour toute leur variété, me laissent globalement indifférente. J'ai vu mieux ailleurs, et sans désagrément. Rien dans la texture de la boisson ne me donne envie d'en ingérer non plus. On m'a même parlé de bières quasiment solides, ce qui franchement me dépasse. Et par-dessus tout, les comportements qu'elle engendre me mettent mal à l'aise : entre les rires gras, les rots retentissants, la célèbre physionomie à mon avis peu seyante qui découle de la consommation de ce breuvage et à laquelle il donne son nom… Non, ça n'a rien pour me plaire. Et ce n'est pas grave, en soi. Après tout, je n'empêche personne d'en consommer, tant que ce n'est pas à l'excès. Et puis il y a eu toi. Ta main sur le verre, tes lèvres sur son bord. L'étincelle dans ta voix et dans tes yeux quand tu expliques la différence

Une Vraie Purée de Pois

Dans un ahanement d'effort, il dépose une énorme meule de fromage sur le plan de travail de la cuisine. Sa compagne écarquille les yeux. Son regard effaré fait quelques allers-retours entre son époux et l'épais disque jaune avant qu'elle ne trouve quelque chose à dire : - Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? - Eh bien, un fromage, voyons ! il répond fièrement. - Je vois. Pourtant, c'est un poulet, que je t'ai envoyé chercher, Madame proteste à cette évidence. Elle n'est pas vraiment fâchée. Même si elle ne le lui avouera jamais, elle attend en général avec impatience le récit de ses péripéties lorsqu'elle l'envoie faire les courses. C'est souvent fabuleux. - Ce fromage était en promo, alors je me suis dit que ça changerait un peu, comme ingrédient. - Sois honnête : tu t'es encore fâché avec le fermier ? En guise de réponse, il grogne et tourne les talons. Rien n'est jamais assez bien pour sa belle ! Il faut toujours qu'el

La lumière au bout du tunnel

- Dites donc, vous n'auriez pas une lampe ? interroge Augustin au bout d'un moment. Il fait très sombre, ici. Et froid, aussi. Il pense également être proche de l'eau, d'après le léger clapotis qu'il a l'impression d'entendre autour de lui. Autour d'eux, d'ailleurs, à la présence qu'il sent à ses côtés. - J'ai bien une lanterne… marmonne son compagnon qu'il ne distingue pas. - Et pourquoi vous ne l'avez pas allumée ? Vous avez peur d'attirer les moustiques ? On n'y voit rien, c'est angoissant ! - C'est normal de ne rien y voir : il n'y a justement rien à voir. - Est-ce que vous auriez s'il vous plaît l'obligeance d'allumer votre lanterne ? insiste Augustin. Le bruit d'une allumette qu'on frotte contre une surface rugueuse retentit, puis la lueur d'une toute petite flamme verte perce enfin l'obscurité. Malheureusement, elle n'éclaire pas beaucoup plus loin que les quatre faces v

Détente

C'est avec délice qu'elle se glisse dans l'eau brûlante de son bain moussant. Un soupir d'aise sonore s'échappe d'entre ses lèvres. Tandis que des vagues de bien-être commencent déjà à parcourir tout son corps, elle se saisit de la grande tasse fumante qu'elle s'est préparée pendant que sa baignoire se remplissait. Du lait, quelques carrés de chocolat noir, et une poignée de guimauves : les ingrédients du bonheur. Les bougies parfumées qu'elle a pris soin d'allumer çà et là dans la pièce diffusent une douce odeur de lilas, et la lueur de leurs flammes fournit un éclairage juste assez tamisé pour être confortable. L'atmosphère ainsi créée est réellement propice à la relaxation. Si elle n'attendait pas quelqu'un, elle ne tarderait pas à s'assoupir. Hélas, elle n'a pas ce loisir. Ce soir, comme chaque soir depuis des mois, elle va avoir de la visite. Elle ne sait pas comment, mais ils la trouvent toujours. Alors elle attend. Lo

Quart d'heure de folie

- Ça a commencé dans la cuisine. - Vous êtes sûrs ? - C'est là que les traces sont les moins fraîches. Et d'après les marqueurs de direction, ils ont quitté la pièce, mais n'y sont pas retourné ensuite. - Montrez-moi. Le plus jeune guide son aîné jusqu'à ce qui est supposé être l'épicentre de la destruction ambiante. Comme une grande partie de la maison, la cuisine est en désordre. Quelqu'un semble même avoir marché sur la table. Toute une équipe est occupée à analyser de grande traînées au sol et sur les murs, qui semblent effectivement pointer vers les issues, et non pas en provenir. - Une idée de l'élément déclencheur ? - Pas encore. Il y a eu des feux d'artifices hier soir… Le plus âgé soupire. Est-ce réellement une excuse ? - Quoi d'autre ? - Les évènements se sont poursuivis au salon, où les choses semblent s'être corsées. Les deux suivent les pas qu'ils présument avoir été ceux des auteurs de tout ce bazar. En plus d'avoi

Bienvenue au club

Rien dans les yeux, rien dans le cœur, rien dans la cervelle. Juste des corps qui s'agitent. On n'observe ici aucun rythme, ni aucune chorégraphie, juste une horde mouvante de zombies. Tête en arrière, les paupières la plupart du temps closes, ils secouent leurs mains en l'air, donnant à leurs bras levés l'apparence d'algues dans une mer houleuse. Pourtant, la sueur qui recouvre leur peau est la seule trace d'eau aux alentours. Aussi perdus semblent-ils, et malgré les petits sauts auxquels certains s'évertuent de temps à autre, c'est bel et bien sur terre qu'ils évoluent. Ils ne vont nulle part, ou en tous cas pas vraiment où que ce soit. Ils ne se déplacent qu'au sein du groupe qu'ils forment déjà, et encore, au hasard, presque sans s'en rendre compte. Serrés comme des hareng-saures, ils se frottent les uns contre les autres, jouent des coudes, se poussent et même se bousculent, mais jamais ne s'en formalisent, jamais n'interagis

Tout sourire

La tête plongée dans mon oreiller, j'ai partagé ma nuit entre y hurler et y pleurer. Je suis épuisé. Lorsque j'entends la porte de ma chambre grincer, je ne me retourne pas. Sans doute vient-il déposer ou récupérer un plateau repas. Ça dépend de la dernière action qu'il a effectuée, et je ne m'en souviens honnêtement pas. Comme les autres fois, il ne dit rien. Je lui en suis reconnaissant. Ce n'est pas après lui que j'en ai, et je n'ai donc pas envie qu'il fasse les frais de mon tourment. Je sais au fond de moi que c'est dur pour lui de me voir dans cet état, et j'aimerais pouvoir lui épargner ce spectacle, mais je ne suis pas assez fort pour ça. Le fait qu'il fasse plus d'un pas dans la pièce m'interpelle. Je fronce les sourcils, puis entends un cliquètement, répété une dizaine de fois peut-être. Après ça, ce sont des claquements qui s'enchaînent, à une fréquence plus rapide que le bruit précédent. Je dégage ma tête pour distingu

Vœu pieu

D'un pas aussi décidé que son léger état d'ébriété le permet, elle s'approche de la fontaine qui trône au milieu de la placette. La dernière fois qu'elle est venue, c'était avec son ex ; la raison de son alcoolisation de ce soir. À l'époque, elle avait souhaité son amour, mais aujourd'hui, elle va plutôt souhaiter sa mort. Il n'y a pas de mal. Puisque son dernier vœu n'a pas été exaucé, pourquoi celui-ci le serait-il ? Une pièce de monnaie entre les doigts, elle se positionne dos au point d'eau. Elle ferme ensuite les yeux, puis lance le petit disque de métal par-dessus son épaule. Le plouf auquel elle s'attend ne lui parvient cependant pas. Rouvrant les paupières, elle se tourne à nouveau vers la fontaine. Dans sa condition, il n'est pas impossible qu'elle ait raté sa cible. Elle est néanmoins déviée de sa recherche par la découverte d'un jeune homme aux cheveux bleu clair, assis sur le rebord du bassin. Elle aurait pourtant juré

Malédiction

Elle a choisi un sort. La voisine du numéro 4 a choisi un sort. Enfin, quelqu'un a choisi un sort ! Elle n'avait plus de friandises, alors elle a répondu ça en riant. Mais c'est pas grave, ça compte quand même. Aussitôt cette réponse obtenue, la petite bande d'apprentis sorciers s'est précipitée dans les bois au Nord de leur quartier. Après les avoir regardés partir en souriant, leur voisine éteint sa citrouille illuminée, mais c'est trop tard, les dés sont jetés. Leur récolte de sucreries à l'épaule, le reste de leur tournée complètement oubliée, les enfants arrivent vite à leur clairière habituelle. Là-bas, tandis que certains se débarrassent des accessoires de leur costume les plus encombrants, les autres commencent déjà à discuter du tour qu'ils vont jouer à cette pauvre dame. Les idées fusent, nourries par l'innocence et la créativité de leur tranche d'âge. Une pluie de crapauds ? Une boucle infinie entre sa porte de devant et sa porte de

Pas Bête

- Dis-moi, Grand-Père, et des comme ça, tu en as déjà vus ? Dans un bruit sourd, la jeune femme laisse tomber un lourd volume relié de cuir sur la longue table de la salle à manger. Un petit nuage de poussière se dégage d'entre ses feuillets parcheminés. Le livre est ouvert sur une double page illustrée, et aussi fortement annotée, tout à la main. Assis seul face à son petit-déjeuner, l'aïeul pose calmement sa tasse, puis essuie délicatement ses lèvres et sa fine moustache avec sa serviette. Ensuite, il ajuste son monocle, et se penche sur l'illustration qu'on lui désigne. - Mais non, Phila, c'était bien avant mon temps. - Il n'y a pas plus vieux que toi, pourtant. L'ancêtre pouffe, amusé par la candeur de la jeunesse. Sa descendante continue cependant à le dévisager sans broncher, très sérieuse, elle. - Pourquoi t'intéresses-tu soudain à ça ? Où es-tu allée chercher ce volume, d'ailleurs ? il l'interroge au lieu de chercher à la détromper sur so

Loi de la Jungle

Quand ils l'ont trouvé, c'était tellement beau. Fascinant. Des espèces aussi bien végétales qu'animales uniques, inédites, cachées juste là, au cœur d'une montagne qui n'avait jamais particulièrement payé de mine avant ce moment. Plusieurs millions d'années auparavant, une chambre volcanique avait été miraculeusement contaminée par la vie juste avant de se refermer, créant ainsi une enclave évolutive où, malgré l'obscurité, au fil des millénaires, algues et mousses étaient devenues plantes, puis buissons, puis arbustes, en profitant pour abriter génération après génération d'invertébrés comme de vertébrés, eux aussi changeant, s'adaptant au fil du temps à cet environnement clos. Lorsque les premières images thermiques leur étaient parvenues, les scientifiques avaient eu du mal à en croire leurs yeux. Ils ne cherchaient pas ça. Mais c'était pourtant ce qu'ils avaient trouvé. Avaient suivis de nombreux autres types de radars, fournissant des c

o_Ops

L'écho d'un ricanement lugubre rebondit sur les parois de la grotte. L'archer halète tandis qu'il virevolte sur lui-même, aussi tendu que la corde de son arc. La sueur menace de lui faire lâcher sa prise sur la flèche qu'il a encochée, mais il tient bon. Même avec ses pupilles verticales, son regard a du mal à percer la pénombre environnante. Un souffle fétide a éteint leurs torches peu après que sa troupe et lui ont fait leur entrée dans la caverne. Puis, ils ont disparu, les uns après les autres. La plupart sans un cri, certains sans même un bruit, à peine le bruissement feutré de leurs vêtements qui se feraient agripper. Sur quoi sont-ils tombés ? Dernier survivant, l'elfe ne se laisse pas décourager. C'est le moment ou jamais de mettre à profit son très léger avantage sur ses défunts compagnons. Alors qu'il scrute avidement l'obscurité qui l'entoure, il repère enfin une cible. Là, un œil, ouvert, réflecteur comme celui d'un chat. Comme l

Déchaîné

Il avait bien dit à sa femme de se dépêcher. Mais non, il a fallu qu'elle ajuste sa longue robe déchirée, ses cheveux emmêlés, fasse encore un peu plus dégouliner son maquillage… Et tout ça à la dernière minute. Certes, elle fait peur à voir, mais à quel prix ? Est-ce qu'il a perdu du temps pour raviver le saignement de sa gorge tranchée avant de partir, lui ? Non. Parce qu'il est responsable, voilà. Et maintenant, ils vont arriver trop tard pour trouver une bonne place pour garer leurs boulets ! Les meilleures seront forcément déjà prises. Avec l'affluence de fantômes du monde entier pour la convention, c'est à prévoir. Et quelle galère, le chemin depuis la rue jusqu'à l'intérieur, une fois leur entrave déposée ! S'ils ne se perdent pas de vue ce sera déjà un miracle, et surtout ça va probablement leur prendre aussi longtemps que de faire le trajet de chez eux jusqu'au palais des congrès. Tout le monde pense que les fantômes s'en tiennent souven

Paradoxe

Sous la mer, il y a surtout du sable et des cailloux. Mais on y trouve aussi des coraux et des crustacés. On y croise également des poissons, et parfois des mammifères marins. On y a aussi mis au moins un tunnel, des tas de câbles, et même des hydroliennes, il paraît, mais c'est un peu moins intéressant à voir que le reste. Des ruines de cités oubliées y côtoient des épaves de bateaux et des cimetières de cétacés. Sous la mer, c'est sombre et silencieux, à l'exception de battements de cœur de baleines, qu'on peut entendre à des kilomètres, et de quelques rares endroits accessibles aux rayons du Soleil. Les plongeurs qui s'y aventurent y trouvent seulement parfois des trésors, mais ils y fabriquent toujours des souvenirs. Des bouteilles à message mal fermées regrettent d'y être, au lieu de flotter à la surface à l'instar leur collègues correctement étanchéifiées. Les oiseaux marins y font leur apparition, de temps en temps, lorsqu'ils fondent en piqué sur

Poilant

Nous, les chiroptères, formons l'une des branches du règne animal les plus spécifiques qui soient. Un truc quasi-mythique : les mammifères volants. Et attention, ailés, et non pas planeurs comme certains écureuils. Nous sommes l'une des plus marquantes illustrations du phénomène de convergence de l'évolution, qui désigne l'apparition d'une caractéristique similaire chez deux espèces différentes - en l'occurrence, les oiseaux et nous - et ce de manière totalement indépendante. Ça vous épate, huh ? Parmi les seigneurs de la nuit, nous avons aussi un sonar, ce système d'écholocation que quiconque dit ne pas nous envier ment très probablement. Les requins et leur électrolocation peuvent se brosser. Pour vous voir, on n'a même pas besoin d'ouvrir les yeux. On peut juste vous crier dessus, et hop, vous êtes repéré. Si ça, c'est pas fabuleux ! Mais malgré tous nos talents, il va quand même falloir qu'on m'explique un truc. Le panda roux n'

Mauvaise cuvée

Efflanqué de hautes étagères remplies de bouteilles millésimées d'un côté, et d'immenses tonneaux de chêne de l'autre, Valentin n'a jamais aimé se balader dans la crypte de son grand-père. Depuis petit, il y trouve quelque chose de glauque. Il faut dire aussi que la pénombre ambiante ne l'aide pas à se sentir à l'aise. Il n'aime pas non plus l'odeur, à la fois de fermentation des vins, qui lui donne le tournis, mais sans doute aussi un peu des fines nappes de champignons qui s'épanouissent dans les recoins les plus sombres. Quant à l'humidité, elle le fait toujours frissonner. Et pour couronner le tout, la voûte du plafond le rendrait presque spélaionophobe. À vrai dire, il a appris ce mot spécifiquement pour s'esquiver dès qu'il est question de passer par ici. Claustrophobe, c'est trop commun, pas pris au sérieux. Aujourd'hui, pourtant, son cousin Raphaël a réussi à l'y entraîner. Il a toujours bien aimé cet endroit souterra

Patrimoine

C'est un paysage de collines et de vallées luxuriantes joyeusement battues par le vent et la pluie. Sur le rivage, les vagues viennent se briser contre de gros rochers, tandis qu'à l'intérieur des terres, des sources d'eau fraîche éclaboussent avec espièglerie des pierres moussues à souhait. Les forêts, aux arbres aussi crochus et tortueux qu'ils semblent sages, sont d'un vert aussi profond que celui de l'herbe est vif dans les clairières et les prairies. Ceux qui vivent là dansent presque tous les soirs à un rythme effréné au son des harpes et des violons. Ils parlent fort, des dialectes abscons aux phonèmes imprononçables, et sont friands de symboles finement ouvragés, qu'ils gravent aussi bien sur la roche que sur l'écorce, quand ils ne les portent pas autour du cou ou du poignet. Ils ont également un grand respect pour l'élusive faune des environs, dont les membres leur octroient parfois en retour un aperçu de leur majestueuse silhouette. J

La Fin des Temps

Lorsque l'Été est mort, personne n'a rien remarqué. On a juste pensé que l'Automne était en avance, sans se douter qu'il venait payer ses respects à son défunt frère. Les enfants se sont réjouis de ses quantités étonnamment généreuses de feuilles séchées, tandis que les adultes ont admiré ses brumes particulièrement épaisses, cette année. Un bel automne, a-t-on dit. Comment se rendre compte qu'il s'agissait là du témoignage de son immense tristesse ? L'Hiver s'est efforcé d'arriver à l'heure, mais dans son chagrin, il s'est montré bien plus froid qu'à son habitude. On l'a alors dit rude, difficile, sans imaginer que ça ne faisait que commencer. On s'est consolé avec un Noël enneigé, en complète inconscience du désespoir de la saison en cours. En prenant le relais, le Printemps avait la ferme intention de faire de son mieux pour réchauffer la Terre, accélérer la floraison, précipiter la fructification, mais ses giboulées ont trahi

Pittoresque

Debout, un carnet à la main, une jeune femme dessine. Tout ce grand espace pavé autour d'elle devait être la place principale. En son centre, les vestiges d'une fontaine, sans doute un jour surmontée d'une statue. Un peu plus loin, son collègue est d'ailleurs en train d'essayer d'en recoller les morceaux qu'ils pensent en avoir retrouvés. À première vue, elle devine une silhouette dansante. Avec une telle décoration, cet endroit devait être adapté aussi bien pour faire la fête que le marché. De quelques traits de crayon, l'artiste ajoute un chapiteau. Elle essaiera les étalages sur une prochaine esquisse. Tout autour de la zone ouverte, on repère les fondations de ce qui devaient être des ateliers d'abord, puis des habitations un peu plus en périphérie. Une organisation classique pour l'époque durant laquelle ils présument que toutes ces structures ont été mises en place. Enfin, les ruines des murs d'enceinte, le relief le plus marqué sur

Chacun son cake

Un quoi ? Un carrot cake ? Allons bon. Qu'on soit clairs, j'aime beaucoup les carottes, et j'aime beaucoup les gâteaux. Séparément. Ensemble, très peu pour moi. J'ai déjà envie de dire aux têtes d'œufs qui ont mis des fruits charnus dans les desserts d'aller voir plus loin si j'y suis, alors si maintenant ils veulent aussi y mettre des légumes, je ne m'en sors plus ! Bah voyons ! C'est quoi, tout ça, une conspiration des hommes-lapins ? Un coup du lobby des maraîchers ? Une racine, dans un gâteau. Non mais vraiment. Ou alors, c'est peut-être une armée secrète d'ophtalmos à tendances ésotériques, qui ont pensé à un truc pareil. Ils se sont dit que le seul moyen d'aider les gens à entretenir leur vue, c'était de leur faire manger des carottes. Sauf que leurs potes nutritionnistes ou sociologues ont dû leur dire qu'il n'y avait pas moyen d'y arriver en masse sans les emballer dans un truc sucré. Et ainsi serait née cette étra

Fort du Réconfort

Assis sur son trône de bois massif, le roi d'Écosse avisait l'énième seigneur à s'agenouiller devant lui ce jour-là. Au sol, un petit coussin avait été mis à sa disposition comme à celle de ceux qui l'avaient précédé, afin de lui permettre cette courbette protocolaire dans de bonnes conditions. - Que plaidez-vous, Lord Forsyth ? l'interrogea le monarque, le reconnaissant au maillage à base bleue et verte de ses vêtements. La tenue d'apparat traditionnelle étant de rigueur lors d'une audience avec le souverain, les nobles qui venaient le voir avaient toujours tous fière allure, quelles que soient les raisons de leur visite. Et d'autant plus en cette saison froide, durant laquelle le tartan associé à leur nom était aussi bien visible sur leur kilt que sur le plaid jeté sur leur épaule. Tandis que le chef de clan contait au roi les ravages d'une grêle automnale sur une partie de son territoire, celui-ci se renfonça un petit peu dans les coussins dont la

Mon Parfait Barbu

Mon parfait barbu n'est pas juste barbu. C'est un ensemble, un tout harmonieux. On part sur une haute taille, une carrure qui, sans être celle d'un catcheur, ne donne pas envie de s'en voir retourner une de sa part. C'est la base. Costaud, mais élancé. Puis, ses cheveux sont longs et indisciplinés, comme pour donner la réplique à cette superbe barbe qui a décidé d'élire domicile autour de sa bouche et le long de sa mâchoire, et lui confère son statut de barbu. Une forêt de poils ni taillés ni brossés, juste libres et sauvages, qui sont venus s'installer sur son menton pour nulle autre raison qu'ils s'y sont plu. Pour compléter toute cette crinière de qualité, d'ailleurs curieusement parfumée, des sourcils tout aussi broussailleux que le reste de la pilosité avoisinante surmontent un regard d'un vert profond. Aussi, une voix grave s'échappe de derrière toute cette joyeuse jungle, sans dénoter. Elle est peu utilisée, mais toujours bien, ave

Corrida

Lorsqu'elle ouvre la porte, son mari surgit juste derrière, lui barrant la route. - Hey ! Bon retour à la maison, chérie ! Tu veux entendre une histoire drôle ? - Er… Si tu veux. Il se tient ostensiblement devant elle, comme pour conserver son attention. - Tu connais ce tour avec une nappe ? - Quel tour ? - Celui avec une table, toute décorée, avec de la vaisselle et tout, et un type se la joue toréador et tire un grand coup dessus pour s'en servir comme du genre de grand drapeau qu'ils ont pour attirer le taureau ? - Tu sais que je ne cautionne pas la tauromachie. - Moi non plus, évidemment, mais là c'est pour l'image ; aucun animal n'est mis en danger. Pense plutôt à un numéro de tango effréné dans un grand restaurant, si tu préfères. - D'accord. En admettant que je voies de quoi tu parles, pourquoi est-ce que tu m'en parles, justement ? Elle le toise avec un sourcil haussé, tandis qu'il semble toujours chercher à lui faire obst

Les feuilles mortes, c'est la vie

Mon truc préféré au monde, ce sont les tas de feuilles mortes. J'aime tellement ça que j'en deviens fou. À peine la première rougeur apparaît-elle sur les branches des arbres, je commence déjà à trépigner d'impatience. Lorsque Jacquelin sort le râteau, il faut que Micheline me tienne éloigné des fenêtres, sinon je peux me mettre à tourner sur moi-même pendant dans heures, m'épuisant tout seul, et surtout les autres autour de moi. Je saute dans tous les sens, fais des traces sur les vitres, et j'ai beau savoir que c'est répréhensible, je ne peux pas m'en empêcher. Jacquelin est un peu moins agacé que Micheline par mes élans d'enthousiasme à l'intérieur, mais c'est sans doute parce que ce n'est pas lui qui fait les carreaux. Lui, il ratisse. À l'extérieur, donc. Il tond aussi, en Été, mais ça m'intéresse moins. Moi, j'attends le monticule végétal qu'il s’attelle à former en Automne. Et je ne l'attends pas sagement. Je gratte

Frog Burglar

- Mais c'est pas possible, elles tombent comme des mouches ! s'exclame le commissaire, furieux. De la boutique devant laquelle il se tient, les pompiers sont en train d'évacuer un vigile. Le regard vitreux, la langue tirée et les yeux exorbités, le pauvre homme a été paralysé. - Chef, j'ai l'inventaire ! s'écrie ensuite un jeune officier. La feuille qu'il brandit serait trempée par la pluie s'il ne l'avait pas glissée dans une pochette imperméable. - C'est quoi, cette fois ? Des rivières de diamants ? Des sautoirs de perles ? - Une collection de joncs d'or, Monsieur. Le commissaire soupire. C'est la quatrième bijouterie à se faire cambrioler ce moi-ci. Et à part les caméras et autres détecteurs englués, et la ventouse sur les parois des vitrines, ils n'ont pas beaucoup d'éléments. Ils pataugent en eaux troubles, c'est terrible. Mais pas question de se laisser submerger ! Il a bien cet étrange poison. Une goutte sur la p

Un Ninja sur le Toit

Du ciel, de l'eau tombe, en trombes. Elle serpente sur les charpentes, puis s'évacue jusqu'à la rue, par l'intermédiaire de longues gouttières. Sous cette pluie battante, et malgré la nuit tombante, une silhouette se profile tout de même au-dessus de la ville. Le pied adroit, un jeune homme file, de toit en toit, de tuile en tuile. Ici un bon agile, là une pirouette subtile, il fait fi des intempéries et se faufile, sans bruit, sur les sommets des maisons aux habitants les moins vigiles. Juste avant que ne sonne l'heure pile, il atteint un jardin entouré d'un péristyle. - Mais qu'est-ce que vous faites, là, sur le faîte de ce toit ? l'interpelle soudain une voix venue d'en bas. À l'abri d'une ombrelle en papier, celle qu'il espérait l'a repéré. - Comme chaque fois, j'attends que tu arrives, toi, en contrebas, il réplique avec joie. Tout en souplesse, il rejoint sa princesse. Bien qu'il soit aussi trempé que les pavés, ell

Reine des Courges

Quand elle a commencé son ouvrage, c'était un don du Ciel. L'émerveillement prenait le dessus sur la méfiance, alors tout allait encore bien pour elle. Puis, c'est devenu de la sorcellerie. À cette époque-là, il a fallu user de finesse pour échapper au bûcher. Et bouger. Commencer à sans cesse se déplacer, ne jamais rester au même endroit trop longtemps. Plus récemment, ce sont des accusations d'OGM qui lui sont tombées dessus. À chaque ère ses grands méchants loups. Bientôt, on la désignera comme une extraterrestre ou une voyageuse temporelle. Pourtant, elle ne fait que planter des courges. Certes, qu'elle récolte ensuite tout au long de l'année, sans serre ni additif. Mais franchement, aussi bizarre son pouce étonnamment vert puisse paraître, est-ce que ça a déjà fait du mal à qui que ce soit, une courge ? Pas SES courges, en tous cas. Ses courges sont innocentes. Elle ne les vend pas, elle ne les donne pas à n'importe qui, et de toute façon elles ne sont

Écharpée belle

Opportunité. C'est tout ce que j'ai pensé lorsque j'ai commencé à utiliser mon écharpe pour me défendre de mon agresseur. J'ai fait avec ce que j'avais. Je ne sais même pas ce qu'il me voulait. La bourse ou la vie, voire pire. Je n'ai pas cherché à savoir. Non pas que j'en aurais eu le temps. Pas sans justement lui céder ce qu'il mettait si peu de manières à essayer de me prendre, alors, j'ai fait avec les moyens du bord. Et en cette saison, c'est tombé sur mon écharpe. C'est drôle qu'un objet qui m'apporte tant de douceur et de chaleur, que je ne prêterais instinctivement qu'à une connaissance intime, ne serait-ce que parce qu'il porte mon odeur, peut soudain devenir une arme redoutable. Plus que le choc de l'agression, la désacralisation de ce que je ne pensais jamais considérer comme autre chose qu'une source de réconfort me restera, amère. Quelqu'un s'est donné du mal pour la confectionner, cette écha