2x12 - Danse du feu (4/18) - Trêve
Ann quitte la salle de bain en shorts et débardeur noirs, achevant de sécher la pointe de ses cheveux tout aussi sombres dans une serviette éponge. Elle trouve son mari adossé à l'encadrement de porte qui sépare leur espace à vivre de leur espace dit de travail. Il est en train de considérer la tablette qu'il a entre les mains d'un air songeur. Les doigts de sa main gauche tapotent le bord du pavé aplati selon un rythme irrégulier, ce qui n'est jamais bon signe. Enfin, ça dépend pour qui, mais ça témoigne d'une réflexion intense, ce qui amène en règle générale soit à un plan machiavélique soit à un craquage complet.
— C'est quoi, cette tête ? elle l'interroge avec amusement.
— Fred veut me voir, il répond avec sérieux, lui.
Le fond comme la forme de sa réponse ôtent le sourire à sa femme. Elle dépose le rectangle de tissu qu'elle a entre les mains sur le dossier du canapé sur sa droite. S'appliquer sur le pliage l'aide à ne pas perdre autant son calme qu'elle aurait pu sans cette distraction opportune.
— Tu as envie d'aller la voir, tu veux dire, elle reformule, non sans aigreur.
Le sujet de sa belle-sœur n'est jamais facile. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle ils ne l'abordent que rarement ensemble. Ou peut-être que justement, Ann est d'autant plus irritée par l'inspectrice parce que son cher et tendre évite sciemment de l'inclure dans ses décisions qui la concernent. C'est un cercle vicieux.
— Non, c'est elle qui est venue vers moi, cette fois, il corrige ses présomptions d'un ton égal, le regard toujours perdu dans le vide.
— C'est un piège, conclut de suite sa compagne, tranchante.
Il abaisse enfin la tablette qu'il a entre les mains et relève les yeux vers son interlocutrice.
— Pourquoi est-ce que tu es si réticente à lui accorder le bénéfice du doute ? il s'agace de son rejet immédiat.
— Elle ne va pas plus changer ses rayures que toi. Pourquoi est-ce que tu ne le vois pas ? Ann lui retourne ses accusations, à ceci près qu'elle remplace la méfiance par la naïveté.
Elle a bien envie de lui rappeler qu'il devrait être la dernière personne à mettre en question sa capacité à donner une seconde chance aux gens. Il est lui-même la preuve qu'elle sait y regarder à deux fois, même après un très mauvais départ. En ce qui concerne Fred, cependant, elle a beau revenir sur le sujet encore et encore, elle ne la trouve jamais plus supportable qu'avant.
— Elle ne m'a pas dénoncé jusqu'ici, se permet de lui faire remarquer Jasper.
Il estime que c'est un point non négligeable, et qui va plutôt dans le sens de sa propre appréciation de la situation. Depuis tout ce temps, si elle voulait vraiment l'attraper, est-ce qu'elle n'aurait pas réussi ? Est-ce que ce n'est pas un signe qu'il y a encore une chance d'établir un rapport ?
— Elle protège ses propres arrières ! Admettre que tu es son frère l'exposerait à une inspection poussée qu'elle n'est pas confiante de pouvoir supporter, c'est tout, élimine sa femme avec une grimace de dédain, soulignée par ses bras qui se croisent.
Selon elle, Fred n'a jamais attrapé Jazz parce qu'elle est loin d'être suffisamment bonne à son job, voilà tout. Et si elle n'a toujours rien fait aujourd'hui, alors que tous les éléments lui ont pratiquement été fournis sur un plateau d'argent, c'est simplement parce qu'elle est lâche. Ils ont peut-être les mêmes parents biologiques et la même date de naissance, mais les deux jumeaux ne jouent vraiment pas dans la même ligue.
— Ou peut-être qu'elle s'est rendue compte que je lui ai effectivement toujours filé de bons tuyaux, il propose comme alternative, plein d'espoir.
Malgré la façon dont s'est conclu leur dernier tête-à-tête, quelques jours après leur anniversaire, lorsqu'elle lui a promis pour la énième fois de le mettre derrière des barreaux, il n'a pas renoncé à sa jumelle. Il a continué à veiller sur elle et à l'alimenter en raccourcis dans son enquête, comme il l'a toujours fait, même si avec peut-être un peu moins de son ton joueur habituel. Si elle a envie que tout reste entièrement transactionnel entre eux, il est capable de respecter sa volonté. La balle est simplement dans son camp en ce qui le concerne ; il a ouvert la porte, c'est à elle de décider si elle souhaite franchir le seuil. Et il voyait justement cette initiation du contact de sa part pour la première fois comme un présage de sa décision. Jusqu'à ce que sa tendre épouse vienne fracturer ses espérances…
— Elle jalouse tout ce que tu as jamais accompli. Elle se sent narguée par tous tes succès. Elle te déteste, énumère justement sa compagne d'un ton péremptoire.
Chacune de ses phrases est martelée, à la manière d'un clou qu'elle chercherait à faire rentrer dans le crâne de son mari. Afin de regagner sa liberté de mouvement, il balance l'objet qu'il a entre les mains sur le fauteuil le plus proche.
— C'est la seule adversaire à ma hauteur que j'ai jamais eue. Pourquoi tu ne respectes pas ça, au moins ? il change d'approche pour soutenir son opinion.
Sans pouvoir nier que Fred n'a encore jamais été réceptive à ses approches, il tire tout de même un peu son compte de leur relation. En dehors du fait qu'elle est sa sœur de sang, son seul lien familial au monde, elle a été une constante tout au long de sa carrière. S'il comprend l'objection à lui faire aveuglément confiance, il ne voit pas pourquoi il devrait aller jusqu'à vouloir se débarrasser d'elle.
— La seule raison pour laquelle elle arrive à te talonner d'aussi près, c'est parce que tu l'as modelée à ton image. Tu n'as pas de compétition, Jazz ; tu es ton propre challengeur, reprend Ann en faisant un pas de plus vers lui et s'appliquant sur son articulation, comme si ça pouvait l'aider à faire passer son message.
— Tu pourrais me faire tomber, si tu voulais, il lui fait remarquer en fronçant les sourcils.
Qu'il n'accepte pas la flatterie sans broncher, comme il en est tout à fait capable d'ordinaire, la surprendrait, si seulement elle n'était pas frappée par l'absurdité de cette déclaration.
— Bien sûr que non ! elle s'esclaffe sans hésitation, d'un rire franc et sincère, secouant la tête à la négative.
— Avec tout ce que tu as appris depuis qu'on se connaît… il insiste dans un marmonnement, se sentant soudain moqué.
— Exactement ! Tout ce que TU m'as appris. Je ne suis pas stupide, je sais que tu as choisi quelqu'un digne d'apprendre de toi, pas quelqu'un qui t'as impressionné. Ne serait-ce que parce que tu n'en as pas trouvé… elle poursuit dans ses éloges, sans perdre en spontanéité.
— Tu m'impressionnes, il proteste à cet autodénigrement, toujours aussi bas, pris au dépourvu.
Qu'elle n'ait aucun respect pour Fred est une chose, mais il ne l'a jamais entendue douter d'elle-même. Il sait et adore combien elle admire toujours ses prouesses, au point que l'épater soit l'une de ses activités favorites. Pour autant, il n'avait jamais envisagé qu'elle ne s'estime pas son égale. Au contraire, avec ce qu'il lui a fait subir avant de la rencontrer, il croyait lui avoir donné toutes les raisons de penser avoir gagné sa place à ses côtés.
— À peine. Mais c'est pas grave, mon chou. Tu es un virtuose. C'est génial ! Tout le monde voudrait être ce que tu es à ce que tu fais dans ce qu'ils font, elle le tranquillise en douceur.
Elle ne vit pas du tout mal son infériorité. D'autant qu'il n'y a pas non plus un gouffre entre eux. Mais l'écart reste néanmoins significatif, selon elle.
— Ça sonne solitaire, ce que tu dis, il commente, tout de même méfiant de l'ordre des choses qu'elle décrit et dont il n'avait pas conscience.
Lorsqu'il est venu la chercher, ce n'était pas dans ses plans de tomber pour elle. Ou qui que ce soit, d'ailleurs. Mais depuis que c'est arrivé, c'est supposé être eux deux contre le monde. Être le meilleur n'aurait pas d'intérêt si elle n'était pas à ses côtés.
— On est seul au sommet, oui. C'est un problème ? elle lui accorde avec une moue en coin.
Elle ne peut pas infirmer son impression, mais elle n'en voit par ailleurs pas le caractère négatif, en ce qui la concerne. Il n'y a pas moins de gloire à être le second d'un grand général que d'être ce grand général lui-même. L'un ne fonctionne pas sans l'autre. Ils sont une équipe.
— Seul, on s'ennuie, Jasper déclame platement et sur le ton de l'évidence, tout en baissant les yeux vers la moquette.
— Est-ce que tu t'ennuies ou te sens seul ? elle lui soumet alors.
Elle penche la tête sur le côté, cherchant à capter son regard. Elle connaît déjà la réponse, et donc sait que sa remarque n'est pas applicable pour défendre ce pour quoi il milite en le cas présent. Il n'a pas besoin de Fred pour sa compagnie.
— J'ai quand même envie d'y aller, il annonce simplement au lieu de répondre à la question, puisqu'il ne juge pas pertinent de le faire.
Ce n'est pas parce qu'il s'ennuie ou se sent seul qu'il veut établir une relation avec sa sœur. C'est d'ailleurs injuste de la part d'Ann de l'en accuser. Elle sait très bien qu'elle est assez pour lui. Elle est plus qu'assez. Elle le comble tellement qu'il l'a épousée alors que ça n'avait jamais été dans ses plans de faire une chose pareille. Non, c'est d'autre chose qu'il s'agit, avec Fred.
— Alors je viens avec toi, déclare Anubis avec tout aussi peu de place pour l'objection que lui.
Elle se rend bien compte qu'elle n'a pas le pouvoir de l'empêcher d'y aller. Elle ne gagnerait rien à un ultimatum. S'il devait faire un choix, il ne serait pas en sa faveur, ou bien il lui en voudrait à tout jamais. Dans les deux cas, elle serait perdante. Sa situation familiale lui était connue d'entrée de jeu, elle n'est donc pas en position d'en faire une cause de rupture aujourd'hui. Ce qu'elle peut faire, en revanche, c'est continuer à assurer ses arrières et être la voix de la raison.
— Ne sois pas bête. Elle ne connaît pas ton visage, et c'est moi qu'elle veut voir ; ce n'est pas la peine de t'exposer pour rien. Et puis, si tu as raison et que c'est un piège, il faut bien que tu sois en position de me sortir de la panade, il s'oppose de suite à cette idée, relevant vivement le menton.
— Dans ce cas-là, je te fais plus confiance pour m'en sortir que je n'ai confiance en moi pour t'en sortir toi, et je devrais carrément y aller seule, raisonne sa femme par l'absurde, mais en conservant un air tout à fait sérieux.
— Ce qui n'aurait aucun sens ! il souligne avec consternation.
Malgré le masque impassible qu'elle affiche, il voit clair dans son jeu. Ce qui ne l'empêche pas de se pendre les pieds dans le tapis, évidemment. Il sait bien qu'il est paradoxal de sa part de considérer le rendez-vous plus dangereux pour elle que pour lui-même, mais c'est plus fort que lui.
— Écoute, si tu n'es pas suffisamment sûr de ton coup pour m'autoriser à t'accompagner, alors je ne vois pas pourquoi je serais suffisamment sereine pour te laisser y aller seul, Ann se montre un peu plus directe dans son argumentaire, avec un haussement de sourcils provocateur.
— Très bien. On ira ensemble, alors, il finit donc par céder à cette logique dans un soupir, même si clairement avec réticence.
Victorieuse, elle achève enfin de le rejoindre et se hisse sur la pointe des pieds pour venir déposer un baiser à l'angle de sa mâchoire. C'est le seul point de son visage qu'elle peut atteindre s'il ne fait aucun mouvement pour l'aider. Puis, elle se dirige vers la commode afin de finir de s'habiller. Malgré cette marque d'affection, Jazz reste de marbre et boudeur, contrarié par la tournure des événements. Ce n'est pas dans ces conditions qu'il espérait obtenir gain de cause. Sans compter que, même alors qu'il souhaite lui laisser une chance, le fait que Fred l'ait contacté le laisse encore perplexe quant à ses intentions. Même s'il refuse de se laisser arrêter par les craintes de son épouse, elles ne sont pas entièrement infondées pour autant.
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