2x11 - Sables mouvants (15/18) - Prendre racine
Assise à son bureau, Fred pondère un fichier dans sa boîte de réception. Elle ne l'a pas ouvert encore ; elle a simplement lu les quelques lignes qui l'accompagnent.
Elle et Randers ont passé leur journée jusqu'ici à étudier les divers individus qu'ils ont réussi à relier au manifeste Alternatif qu'elle a déterré, y compris ceux lui ayant permis de le dénicher en premier lieu, mettant de côté les profils les moins véhéments ou à l'alibi solide. Ils ont pris garde de considérer qu'un groupe de personnes pourrait aussi bien être responsable qu'un tueur isolé, ce qui ne leur a pas rendu la tâche facile, mais au moins, ils ont l'impression d'être sur la bonne voie. Plus ils découvrent d'échanges entre ceux qui partagent les idées de la déclaration, plus il leur paraît évident que c'est bel et bien la raison derrière la mort de Ginnifer Galwater l'écrivain et Caleb Maddox le musicien. Leurs idéaux ne font évidemment pas de ces gens des meurtriers, mais le meurtrier que le duo d'enquêteurs recherche effectivement partage hélas très probablement ces principes.
Sauf que voilà, la jeune inspectrice vient de recevoir quelque chose qui pourrait potentiellement court-circuiter toutes leurs fastidieuses recherches. Depuis qu'ils ont commencé, c'est pire que de combattre une hydre mythique : à chaque fois qu'ils arrivent à remonter jusqu'à quelqu'un, ça les mène à deux ou trois autres qui partagent la même façon de penser. C'est toujours comme ça, lorsqu'on tente de démanteler ou en tous cas reconstituer un réseau sans registre officiel de ses membres. Et on n'y peut rien, parce que l'anonymat et la liberté d'expression sont des droits fondamentaux, et seul le prosélytisme et le passage à l'action sont condamnables. Mais s'ils avaient un moyen de couper à travers champ pour atteindre le cœur du labyrinthe sans se perdre ? Est-ce qu'ils ne devraient pas sauter dessus ? Même si la personne qui leur indique de ce raccourci est plus que douteuse ?
— Tu as des frères et sœurs ? Fred interroge son partenaire au bout d'un long moment de réflexion solitaire.
— C'est quoi, cette question ? C'est ton psy qui t'a demandé de la poser à 10 personnes différentes, c'est ça ? il la taquine gentiment, amusé par le caractère complètement aléatoire de la demande.
Autant qu'il puisse en juger, c'est sorti de nulle part. Et c'est bien le genre d'exercice incongru auquel les professionnels de la santé mentale soumettent parfois leurs patients.
— Pourquoi ? C'est ce que le tien a fait après votre première session ? lui renvoie Fred sans hésiter, cinglante.
Patrick hausse les sourcils à cette témérité. Il est plus qu'au courant du caractère bien trempé de la jeune femme, mais il n'a pas encore tout à fait eu le temps de s'y habituer. Et dire qu'il a un jour pensé que Sam pouvait être lourd, à avoir réponse à tout. Il se demande s'ils se font vieux, tous les deux, alors qu'Insley a encore la fougue de sa jeunesse, ou bien si elle est réellement trois fois plus agaçante qu'ils ont jamais pu l'être.
— Touché. J'ai une petite sœur. Mais je me demande toujours pourquoi ça t'intéresse… il concède donc à répondre, bon joueur.
Audrey n'est après tout un secret pour personne. Le quelques fois où elle est passée au commissariat, elle a même fait forte impression. Elle peut être aussi exubérante qu'il sait être taiseux.
— Comment tu sais que c'est ta sœur ? enchaîne Fred sans tenir compte des demandes de justification qui lui sont faites.
— Er… J'ai vu ma mère enceinte d'elle ? J'étais à la maternité quand elle est née ? Et s'il restait l'ombre d'un doute, elle m'a déjà donné son sang, et on n'a pas eu de surprise, lui offre maladroitement Randers.
Il ne sait pas trop ce qu'elle cherche à savoir exactement, mais il pressent qu'il obtiendra peut-être plus vite ses motivations s'il se plie à sa volonté. Ce qui est sûr, c'est que les lui demander directement n'a pas l'air d'avoir d'impact.
— Je pensais plus à des petites choses. Les trucs qui font dire aux gens que vous êtes bien frère et sœur, la jeune femme précise son propos, grimaçant d'insatisfaction à cette première réponse.
— Je suppose qu'on se ressemble un peu. Si on veut. Mais pas vraiment en tempérament, poursuit Pat en fronçant le nez, songeur.
Il doit se creuser les méninges pour se souvenir si on a déjà dit à Audrey qu'elle était bien sa digne sœur, ou inversement. En y réfléchissant, ils ont chacun été comparé à leurs parents. Donc, par transitivité, sans doute se ressemblent-ils aussi entre eux. Peut-être. Ils sont tous les deux plutôt blonds, avec deux yeux d'une couleur noisette un peu mordorée, mais au-delà de ça, rien de bien criant. C'est un bagarreur presque taciturne, alors qu'elle est une grande étourdie bienheureuse. Comme en extension de leur personnalité, elle travaille avec les plantes et lui les criminels. Au bout du compte, ils sont plus complémentaires que similaires.
— Tu n'es d'aucune aide, se plaint Fred en secouant la tête, frustrée.
— Je le serais peut-être plus si je savais ce qui te travaille exactement, lui suggère Randers.
Par principe, il refuse d'être mis en échec sans que l'occasion de se défendre ne lui ait été donnée en bonne et due forme.
— Si tu ne savais pas que c'était ta sœur – disons, si vous étiez tous les deux soudain amnésiques, et que personne n'était là pour vous rappeler votre lien de parenté – est-ce que tu crois que tu la reconnaîtrais ? sa jeune partenaire lui soumet alors un scénario hypothétique, improvisant une analogie maladroite à sa propre situation.
Est-ce qu'elle a des raisons, non, plutôt des excuses de se sentir connectée à Jazz ? Est-ce que ce sont leurs carrières parallèles qui leur confèrent une proximité, ou bien est-ce qu'il y a réellement quelque chose de plus ? Est-ce que la simple idée qu'ils puissent être frère et sœur l'influence, ou est-ce qu'il y a bel et bien un lien ineffable entre eux, indépendamment du fait qu'ils aient connaissance de leur arbre généalogique partagé ? Elle n'arrive pas à déterminer ce qu'elle pense vraiment et ce dont elle essaye de se convaincre. Est-ce qu'elle a accepté leur connexion et refuse de se l'admettre, ou bien est-ce qu'elle ne la ressent pas du tout et trouve ça anormal, inconsciemment ?
— T'as franchement de ces questions… Peut-être. J'en sais rien. Tu aurais sans doute plus de chance en demandant à quelqu'un qui nous connaît tous les deux, Patrick patauge un peu, avant d'admettre qu'il ne détient pas la réponse.
C'est pour ça que les tests ADN existent, aussi. Si un parent peut ne pas reconnaître son propre enfant au premier coup d'œil, on ne peut pas s'attendre à ce que les enfants entre eux aient plus de chance. Mais puisqu'il faut bien aussi que quelque chose initie le besoin de confirmation, il y a forcément tout de même un petit je-ne-sais-quoi, sans doute.
— Pourquoi ça ? grogne Fred, perdue.
— Parce que personne n'est jamais vraiment conscient de ce qu'on a en commun avec sa famille. Prends Sam, par exemple. Lui et son frère se ressemblent vaguement physiquement : même carrure, tous les deux des chevelures sombres mais pas tout à fait les mêmes, et couleurs d'yeux totalement différentes. En termes de caractères, au premier abord, c'est le jour et la nuit : il y a un maître zen et un autre que tu connais suffisamment pour que je n'aie pas besoin de te le décrire. Et dans l'ensemble, je pense que chacun te soutiendra qu'ils sont très différents sur tous les tableaux. Pourtant, quand tu les fréquentes tous les deux, tu finis bien par te rendre compte qu'il y a, je sais pas, un truc, élabore Randers.
Il a pris le premier exemple de fratrie qui lui est venu à l'esprit, forcément inspiré par là où il se trouve et la personne avec qui il y a passé le plus de temps.
— Mais ça pourrait aussi bien être dû au fait qu'ils ont grandi ensemble, proteste Insley en se renfonçant dans son siège, d'un pragmatisme désespérant.
— Il y a forcément un peu de ça. Mais ce serait triste si c'était QUE ça, refuse d'accepter son coéquipier.
Il se surprend à être tout à coup investi dans le débat, alors qu'il n'en distingue toujours pas ne serait-ce que l'ombre de l'origine. Il trouve tout de même paradoxal que ce soit elle qui ait choisi de l'interroger sur le caractère indicible de la fraternité, et que pourtant elle ne semble pas être prête à accepter qu'il existe. Et il ajouterait bien que, dans le cas de l'exemple qu'il a pris, Alek et Sam n'ont pas vraiment grandi ensemble, puisqu'ils ont plus de 10 ans d'écart. L'aîné a largement eu le temps de se forger sa personnalité avant l'arrivée de son petit frère, sans être assez âgé à ce moment-là pour excessivement influencer la sienne, justement. Et ils ont certes eu les mêmes parents, mais avec une décennie d'expérience en plus pour l'un que pour l'autre. Et à partir de là, on peut vite entrer dans l'éternel débat de la nature contre l'éducation, de l'inné contre l'acquis. Il soupçonne cependant que Fred n'a pas besoin d'une question universellement irrésolue pour tourner en rond…
— Tu es en train de dire que les adoptés n'ont pas de vraie famille ? elle lui demande d'ailleurs à point nommé, clairement offensée par le bilan qu'il vient de tirer.
Il prend une longue inspiration afin de pouvoir laisser échapper un encore plus long soupir contrôlé. Il a l'impression de parler à un enfant en bas âge. Et il n'a jamais été très doué, avec les bambins. Il résiste à l'envie de prendre le pont de son nez entre ses doigts avant de continuer :
— Non. Ce que je dis, c'est que je crois qu'il y a plusieurs facettes à la famille. Et certaines personnes en ont certaines, certaines en ont d'autres, et tout le monde ne s'en porte pas plus mal. C'est ni bien ni mal, juste un fait, il recentre ce qu'il vient de dire, même si ça l'exaspère d'avoir à le faire.
Tous les adoptés qu'il a jamais rencontrés ont tous un jour été curieux de connaître leurs parents biologiques, même si avec des degrés d'ardeur plus ou moins élevés. Et aucun de ceux qui sont allé au bout de leur démarche n'a jamais pour autant renié ses parents adoptifs. Il ne voit pas quelle preuve il faut de plus qu'il y a bien plusieurs composantes à la famille. Mais il peut rester indulgent, si Fred n'a pas encore atteint cette étape de sa vie. Puisqu'elle l'a déjà mentionné au détour de conversations, il n'est pas sans ignorer qu'elle a deux mères. Et puisqu'à sa connaissance ni les lois de la nature ni celles du continent n'ont changé, il n'y a pas 36 façons de se retrouver dans cette situation.
— Donc, tu penses qu'il devrait y avoir un truc qui te fait instinctivement reconnaître ta fratrie de naissance, résume la jeune inspectrice.
Elle grimace, incapable de décider si elle est satisfaite ou non de cette conclusion. Elle lui aurait bien demandé de donner un poids à chacun des types de liens familiaux, mais d'une part elle se doute qu'il n'aurait pas de réponse tranchée, et d'autre part ce n'est pas le sujet qui l'intéresse en le cas présent. Elle n'a pas à choisir entre deux camps opposés ; elle cherche à déterminer ce qui rend le second valide. Mais sans doute n'aurait-elle pas à se poser cette question si ses liens de sang ne la connectaient pas à un malfrat tel que Jazz.
— Probablement. À un certain degré, au moins. Même juste biologiquement, non ? Les phéromones et tous ces trucs, Patrick en revient à des arguments moins idéologiques, auxquels elle sera peut-être plus ouverte.
Il se souvient d'avoir entendu parler d'une protection basique contre la consanguinité chez les mammifères, au détour d'une enquête. Ou peut-être que c'était dans un documentaire animalier, une fois où il avait choppé la crève. Toujours est-il qu'on est supposé pouvoir savoir rien qu'à l'odeur si quelqu'un est un partenaire compatible ou non. Ce n'est de toute évidence pas suffisant pour empêcher totalement les relations incestueuses, comme l'Histoire en est un malheureux témoin. Et ça n'exclut pas non plus que quelqu'un avec qui on n'a aucun lien de parenté proche ne nous paraisse pas attirant. Mais ça existe quand même.
— Est-ce que ça signifie que tu peux toujours leur faire confiance ? enchaîne Fred, puisqu'en fin de compte c'est ce point précis qu'elle cherche à éclaircir.
Peu importe qu'il ait ou non une force mystérieuse et inexplicable qui la pousse vers son jumeau, ça ne signifie pas qu'elle doit mettre toute raison de côté. Sauf que la symétrique de cette règle, c'est que peut-être que le fait qu'il soit sa bête noire ne devrait pas la faire rejeter en bloc tout ce qu'il lui apporte. Mais c'est justement parce qu'elle lutte pour accepter ça qu'elle a lancé cette conversation, alors…
— Quoi !? Non ! J'ai grandi avec ma sœur, et je ne lui confierais pas n'importe quoi. Nan, évidemment que ce n'est pas carte blanche pour tout laisser passer. Mais après, à choisir entre deux étrangers, tu prends celui avec qui tu as un lien de parenté, non ? Si tu n'as aucun autre critère… il s'offusque du raccourci qu'elle vient de faire et s'efforce de le tempérer un peu.
Il se demande quand même où elle a bien pu aller chercher une idée pareille !
La seule conclusion qu'Insley peut tirer de l'opinion de son partenaire, c'est que les liens de sang sont effectivement un paramètre à prendre en compte. Et ils sont selon lui supposés jouer en la faveur de la personne concernée. Mais visiblement, il n'estime pas non plus que leur poids doive écraser celui de tous les autres. Est-ce que ce n'est pas vrai pour n'importe quel argument, ceci dit ? Sauf qu'en raisonnant comme ça, elle va finir par devoir remettre en perspective la rancœur accumulée au fil des années contre le pirate qu'elle ne savait pas être son frère, et considérer le tuyau qu'il lui a transmis avec objectivité. Est-ce qu'elle s'en sent capable ? Est-ce qu'elle en est capable tout court ? Quoi qu'il en soit, elle n'est pas mûre pour le partager de suite, ne serait-ce que pour ne pas avoir à expliquer d'où il vient exactement.
Voyant qu'elle ne répond plus rien et a plongé son regard dans le vide, Patrick retourne à ce qu'il était en train de faire. De toute évidence, sa jeune coéquipière est en train de traverser quelque chose dans sa vie personnelle. Il serait presque attendri qu'elle lui ait demandé conseil, même sans partager de détails, si seulement elle n'avait pas un esprit de contradiction aussi élevé et ne l'envoyait pas sur les roses à chaque fois qu'il lui soumet son point de vue. Tant qu'elle n'est pas comme ça dans le domaine professionnel, il peut cependant s'en accommoder. Après tout, il doit bien admettre ne pas être le plus facile à vivre non plus.
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