2x11 - Sables mouvants (14/18) - Petites sœurs

Debout dans sa chambre, la porte exceptionnellement fermée, Mae prend une grande inspiration pour se donner du courage. Elle n'a aucun doute sur son objectif, ni sur ce qu'elle est prête à faire pour l'atteindre, mais ça ne l'empêche pas d'être anxieuse malgré tout. Néanmoins, elle ne rencontrera peut-être pas une aussi belle occasion avant un moment, alors stressée ou pas, il faut saisir sa chance.

Son père et les Kampbell ne sont pas revenus depuis leur départ ce matin. Et après ce qui s'est passé avec Caroline et Robert, ils ne sont sans doute pas près de refaire leur apparition de sitôt. Markus est retourné en cours, et en a pour tout l'après-midi voire plus s'il décide de prendre l'air pour réfléchir à ce qui est en train d'arriver à son meilleur ami, ou réviser pour s'en distraire. Caesar devrait comme toujours traîner avec Jack pendant plusieurs heures après la sortie du lycée. Quant à Strauss, il a passé la matinée avec elle, et ne devrait pas repasser. La maison est aussi vide qu'elle peut l'être. Seuls restent Ben et Gregor, l'un chargé de surveiller l'autre ; l'un dont elle a justement besoin, et l'autre qu'elle vient d'avoir une illumination pour éloigner.

Malgré sa détermination, la jeune fille se sent un peu étrange à la première étape de son plan. Mais si son frère aîné a pu s'y habituer, alors qu'il a quand même des petites tendances un peu rigides, à son avis, elle peut bien y arriver. Elle a été la première de sa famille à établir le contact avec des extraterrestres, après tout. Et elle est ressortie vivante d'avoir été enlevée et prise pour cobaye par une scientifique folle. Sans compter que bien pire que ce potentiel moment de solitude passager l'attend si elle arrive à ses fins, alors elle ne va pas s'arrêter à ça.

— Caroline ? Allô ? Caroline ? elle appelle, sans trop savoir où regarder exactement.

— Je suis pas Beetlejuice ou Bloody mary, tu n'as pas besoin de te répéter, lui répond une voix dans son dos.

Mae reconnaît celle de la sœur de Jena, pour avoir entendu les deux frangines échanger quelques fois. À travers son miroir en face d'elle, elle l'aperçoit aussi, apparue au pied de son lit, et fait demi-tour pour lui faire face. Ou en tous cas à son hologramme… Elle a l'air normal, non pas que Mae ait été témoin de la façon dont elle s'est manifestée dans sa chambre d'hôpital ce matin. Sa projection est d'une précision étonnante, ses mains entourant parfaitement le bois du cadre du lit, sur lequel elle prétend être en appui.

— Oh. Salut, la blondinette accueille l'apparition, un peu mal à l'aise mais résolue malgré tout.

Elle remet une mèche derrière son oreille pour se donner une contenance. L'air fermé de la projection ne l'aide pas à se détendre.

— Ils t'ont envoyée pour me faire la morale, c'est ça ? l'interroge Caroline.

Elle n'a parlé à personne depuis le matin et a été bien trop en rogne pour écouter les conversations dans la maison. Elle a vaguement envisagé de semer la zizanie dans le périmètre dans lequel on l'a enfermée, mais puisque ceux envers qui elle en a vraiment n'étaient pas dans les parages, elle s'est abstenue. Mae ne lui a rien fait. Et elle ne va pas s'abaisser à s'en prendre à elle pour faire passer son message à Alek. Quand même…

— Non, pas du tout, répond la petite blonde en secouant vigoureusement la tête.

Elle est attachée à ce que les choses soient claires entre elles d'entrée de jeu. Caroline plisse alors les yeux, intriguée. Quelle autre raison Mae pourrait-elle avoir de l'invoquer de la sorte ?

— Alors qu'est-ce que tu veux ? On ne se parle jamais. Je ne sais même pas si on peut dire qu'on se connaît, s'étonne la manifestation audio-visuelle.

— C'est un peu pour ça que je me suis dit que tu accepterais de m'aider, en fait, avoue l'initiatrice de la rencontre, en toute honnêteté.

— Parce que je ne te connais pas ? soulève l'adolescente numérique en même temps que l'un de ses sourcils.

Pour le moment, la logique exposée lui échappe. Mais elle n'a rien de mieux à faire que l'écouter, alors elle va lui laisser l'opportunité de s'expliquer.

— Oui. Et qu'a priori tu n'es pas contre un peu de rébellion, ajoute celle qui l'a appelée.

Pour compenser la maladresse de sa démarche, elle essaye de lui offrir un sourire engageant. Elles ne se connaissent pas, c'est vrai. Mais ça fait justement de Caroline la seule personne à avoir les compétences pour le job qui puisse aussi être suffisamment objective pour l'accepter. Même en les circonstances actuelles, Rob n'est pas une option, pour Mae, car il y a toutes les chances qu'il choisisse de la protéger ; elle reste la petite sœur de son meilleur pote, à ses yeux, peu importe le désaccord de proportions épiques qui les oppose aujourd'hui. Et même si ne plus vouloir sortir de son coma paraît drastique, c'est une décision qui lui est personnelle, ça ne signifie pas qu'il a perdu son altruisme. Rob a l'un des sourires les plus contagieux qu'elle a jamais vus, détrôné par Ben seulement. Il a un bon fond, une bonne âme. Voilà pourquoi il ne cautionnerait sans doute pas ce qu'elle s'apprête à mettre en marche.

Caroline s'esclaffe au monumental euphémisme choisi pour décrire ce qu'elle a tenté de faire au matin. La façon dont sa chevelure virevolte alors qu'elle balance sa tête en arrière dans son éclat de rire a l'air si réelle…

— Un peu de rébellion ? Alors tu ne penses pas comme eux, que j'ai essayé de me "suicider" ? elle pouffe, secouant les mains en l'air sur le dernier verbe, comme pour ridiculiser sa connotation dramatique.

— On pensait aussi que Caesar avait essayé d'en finir, et on l'a aidé quand même, on ne l'a pas puni, raisonne calmement Mae, s'efforçant de rester objective.

Que la jeune fille ait essayé de tuer son corps, aussi en sécurité soit-elle sur le Réseau, ne lui paraît pas la bonne décision de sa part. Mais parallèlement, vu ce qu'elle s'apprête à faire elle-même, elle n'est pas vraiment en position de juger ce à quoi on est prêt par instinct de préservation. Et quoi qu'il en soit, un tel acte mérite une main tendue, pas un châtiment. Elle espère elle-même qu'elle ne se fera pas trop remonter les bretelles quand son père, ses frères, et même son oncle découvriront ce qu'elle a fait, quel qu'en soit le résultat.

— Hm. J'apprécie ton recul. En quoi tu penses que je peux t'aider ?

Agréablement surprise par ce point de vue rafraîchissant sur ce qu'elle a cherché à faire, Caroline se détend enfin. Peut-être que c'est plus facile pour Mae d'être impartiale parce qu'elle suit toute cette histoire à distance. Ou peut-être qu'elles ont plus en commun qu'elles ne s'en sont rendu compte, toutes les deux victimes de scientifiques sans scrupules. Quoi qu'il en soit, ça fait du bien de se sentir à peu près écoutée pour la première fois depuis longtemps, alors la plus jeune des deux adolescentes donne le bénéfice du doute à l'autre.

— Est-ce que tu aurais accès au… rayon d'action de Gregor ? demande Mae, hésitante lorsqu'il s'agit de trouver les termes justes pour décrire ce qui l'intéresse.

Elle n'avait pas été contente du tout lorsque le scientifique lui avait expliqué la contrepartie de la disparition de ses liens physiques. Un implant explosif dans sa nuque lui paraissait particulièrement excessif. Mais qu'est-ce qu'elle pouvait bien y faire ? Elle ne peut pas nier les raisons que tout le monde a de se méfier de lui, peu importe combien elle lui fait elle-même confiance. C'est plutôt elle, qui manque d'arguments.

— Bien sûr. Pourquoi ? répond Caroline en haussant à nouveau un sourcil perplexe.

Bras toujours croisés, elle est encore un brin prudente malgré les premiers succès de son interlocutrice pour la convaincre de sa bonne volonté. Quoi qu'en pense tous les adultes autour d'elle, elle n'a pas perdu la raison. Elle ne va pas aveuglément accéder à la demande de Mae. Elle n'acceptera pas de causer de véritables dégâts.

— Est-ce que tu serais en mesure de l'étendre ? poursuit la blondinette.

Même si elle est assez sereine quant au fait qu'elle ne va pas la dénoncer, elle préfère ne pas révéler ses intentions avant d'avoir une certaine garantie que la sœur de Jena peut effectivement l'aider à les concrétiser. Si elle n'en est pas capable, au moins, elle pourra dire sans mentir qu'elle ne savait pas ce qui allait se passer quand Mae trouvera une solution alternative, et ça n'ajoutera pas injustement à ses chefs d'accusation du jour. Elle a déjà suffisamment de problèmes sans la mêler inutilement à d'autres.

— De quelle distance on parle ? s'enquiert la petite brune.

Elle plisse ses yeux en amande à présent, même si plus joueuse que suspicieuse. Elle est d'accord sur le fait que la réduction du champ d'action du scientifique est grossièrement exagérée. Selon elle, il est parfaitement inoffensif. Si elle le libère, ce sera donc le parfait pied-de-nez à ceux de qui elle souhaite se faire entendre.

— Je ne sais pas trop… Jusqu'au fond du jardin, ça pourrait le faire ?

Mae réfléchit à toute vitesse, car certains détails de son plan ne sont pas encore tout à fait au point. Sa décision a été prise rapidement. Son passage à l'action a été principalement éperonné par ce qui lui est arrivé ce midi, et ensuite, que l'occasion rêvée se présente avec la désertion de la maison a fait le reste. Elle est épuisée d'aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise sans avoir l'impression de voir de fin à son calvaire à l'horizon. Et puis bon, cinq jours, c'est une semaine ouvrable, alors ça correspond techniquement au délai demandé par Ben.

— Pfff. Facile. Je pensais que t'allais me demander de l'expédier dans une autre ville ou un truc du genre. C'est quoi, ton idée ? Le mettre au coin ?

La benjamine Miller manifeste son soulagement à la petitesse de la demande, et en profite pour revenir à l'assaut sur le sujet de ses origines. Mae a parlé d'un peu de rébellion, mais contre quoi peut-elle bien avoir besoin de se rebiffer ? Tout le monde est aux petits soins pour elle. Sa propre sœur s'est laissée tomber de plusieurs étages pour la libérer. Caroline n'en est pas jalouse, elle n'échangerait sa place avec elle pour rien au monde, voire en le cas présent elle préférerait qu'on s'occupe moins d'elle, mais elle aimerait bien comprendre tout de même. Elle sait ce qu'elle gagnerait à contrevenir au plan de confinement de Gregor, mais elle a du mal à voir ce qu'en retirerait Mae.

— Il est un peu au coin en permanence, tu crois pas ? Non, je veux juste qu'il ne soit pas dans la maison, la blondinette la détrompe tout en réussissant à rester évasive quant à ses intentions précises.

— Pendant combien de temps ? reprend l'hologramme, laissant une fois de plus sa curiosité de côté.

De la même manière que Mae accepte qu'elle ne peut pas comprendre toutes les raisons pour lesquelles elle a fait ce qu'elle a fait ce matin, sans doute ne peut-elle pas elle-même présumer être apte à saisir les siennes pour faire ce qu'elle s'apprête à faire. Ça semble équitable.

— Ça a une importance ? la plus âgée s'étonne de cette question.

Caroline vient juste de laisser entendre que ce qu'elle lui demande est presque trop facile pour elle, non ? Aussi, elle serait bien en mal de lui donner une réponse. Elle espère que ce sera terminé avant que qui que ce soit rentre à la maison, mais au-delà de ça, elle n'a aucune espèce d'idée de la durée escomptée de ce qu'elle envisage. Et elle veut juste éloigner Greg, pas le mettre en danger !

— Disons que je n'ai pas autant de marge de manœuvre que je le voudrais pour cacher mon patch, donc je vais me faire repérer à un moment ou un autre. J'aurai le temps de prévenir ton scientifique fou de rentrer dans les clous avant que sa tête ne se fasse détacher de ses épaules, mais ça va quand même faire rappliquer du monde, l'informe la téléversée.

Elle a toute confiance en ses capacités, mais elle n'est pas moins sûre de celles de ceux qui lui ont tout appris dans ce domaine. Après tout, Anubis a bien réussi à l'arrêter et la coincer ici. Si quoi que ce soit, elle est probablement plus vigilante que jamais vis-à-vis de ses activités.

— Oh. Je vois… Je vais essayer faire vite, alors, promet Mae, même alors qu'elle n'a aucune espèce d'influence sur le paramètre temporel de ce qui va se dérouler.

Elle pourrait revenir sur son idée de garder Greg à distance comme tout le monde. Elle pourrait. Ce serait ce qu'il y a de plus simple et plus sûr si elle veut être certaine de ne pas attirer l'attention. Mais même si la présence du prisonnier en dehors de son périmètre habituel pousse son père à revenir, elle aura toujours le temps de son trajet de retour pour terminer ce qu'elle est en train de faire, et elle aura épargné Gregor au moins en partie. Elle estime que ça vaut le coût d'essayer.

— D'accord. Un plaisir de faire affaire avec toi, conclut alors la sœur de Jena.

Sa silhouette se redresse de son appui qui n'en était pas vraiment un, et Mae ne se retient que de justesse de lui tendre la main pour conclure leur marché. C'est troublant à quel point elle semble être physiquement là, devant elle.

— Attends… Tu ne veux rien en échange ? elle demande soudain.

À défaut d'une poignée de main, les contrats sont bien scellés par un échange, traditionnellement. Certes, il n'y a rien de traditionnel à leurs deux situations, c'est vrai. Mais si on ne peut plus se raccrocher à rien…

— Nan, ça ira. C'est pas que je ne suis pas contre une peu de rébellion, c'est que j'ai carrément des envies de révolution. Et je n'ai pas besoin de détails pour avoir compris que tu ne veux personne dans la baraque parce que tu as l'intention de transgresser un interdit majeur. Ça me suffit, explique Caroline avec un haussement de sourcils évocateur.

Elle trouve clairement son compte dans leur transaction. Elle pourra même jouer les innocentes après coup, parce que c'est Mae qui s'est tournée vers elle, et pas l'inverse. Qu'une deuxième de leurs personnes à charge agisse à l'encontre de ce qui leur paraît être pour le mieux devrait peut-être souffler aux adultes qu'ils n'ont pas toutes les réponses.

— Merci ! Mae lance dans le vide, son interlocutrice déjà disparue, aussi abruptement qu'une bulle de savon.

Cochant mentalement – et aussi inconsciemment d'un petit mouvement du menton – la première boîte de sa liste de choses à faire, la jeune fille prend le temps d'inspirer et expirer lentement et profondément avant de quitter sa chambre. Ça, c'était la partie facile. Son échange avec Caroline s'est mieux passé qu'elle ne l'avait anticipé sur certains points mais un tout petit peu moins bien sur d'autres, alors le bilan est mitigé. Mais il faut avancer.

Suite (et fin) de la scène >

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