2x11 - Sables mouvants (13/18) - Funambules

Malgré la façon dont elle l'a congédié au matin, Andy a bien réfléchi à la suggestion de Strauss, de transposer ses activités réelles à des activités de loisirs humaines. Il n'avait pas tort, et trouver des équivalences n'a pas été très compliqué. Le seul souci, c'est que la simple idée de la grande majorité de ces équivalences lui a donné envie de bâiller. En tous cas, ça l'aurait fait si elle avait tout à fait acquis le concept de lassitude, et en plus de ça appris la gestuelle à y associer pour faire illusion. Toujours est-il qu'elle a été atterrée de ce dans quoi les autochtones dominants de cette planète peuvent bien se complaire. Heureusement pour eux qu'ils arrivent encore à se trouver des obligations, sans quoi ils mourraient indéniablement d'ennui.

— Accrobranche, elle annonce cependant en faisant irruption dans l'infirmerie de Walter Payton, sans frapper, comme toujours.

— Andy ! Hey ! Je suis désolé, je n'ai pas vraiment de temps à t'accorder dans l'immédiat, s'excuse celui qu'elle vient voir.

Il sourit largement en la découvrant, mais ne se détache pourtant pas tout à fait de ce qu'il est en train de faire sur son bureau. Debout au-dessus du meuble intelligent, il s'efforce de passer en revue tous les dossiers de tous les élèves, afin d'être certains qu'ils seront prêts à être transmis dans le prochain établissement à les accueillir. Il faut que tout soit terminé maintenant, pour leur permettre de postuler aussi bien à des emplois que des études supérieures. Il en va aussi bien de leur acceptation que de leur prise en charge. Et il faut aussi clôturer l'inventaire avant que le lycée ne ferme ses portes pour l'Été. Il y a beaucoup à faire en peu de temps, et c'est la dernière ligne droite.

— Tu n'as aucun patient, objecte la jolie blonde.

Elle ne prend même pas la peine de se pencher pour jeter un œil à travers l'ouverture de la porte qui mène à la salle de repos, effectivement déserte.

— Ça pourrait encore venir, proteste gentiment Uriel.

Il ne prend pas ombrage de la façon dont elle diminue légèrement l'importance de son activité. Il pense suffisamment bien la connaître, en tous cas sur ce point, pour savoir que ce n'est pas une critique. Elle a toujours respecté ses obligations, et ne s'est jamais fâchée lorsqu'il n'a pas eu le temps pour elle. Ça n'est pas arrivé beaucoup de fois, mais elle est toujours restée très compréhensive malgré tout. Il est cependant plus facile de lui faire accepter une urgence présente qu'une vigilance à un malheur potentiel. Même si curieusement impossible à prendre de court, elle opère toujours plus dans le concret que l'hypothétique, dans l'immédiat que l'à-venir.

— Quoi ? À cause des pièges à travers le bâtiment ? elle déduit rapidement.

Il n'est usuellement pas si inquiet pour les élèves sous sa responsabilité. Par principe, un accident n'est pas planifié, donc il essaye toujours de se tenir prêt au cas où, mais ça ne le tracasse pas à ce point. Comme ces étranges et bon enfant embuscades à travers l'établissement sont bien la seule chose vraiment nouvelle entre les murs, depuis le dernier passage d'Andy, elle ne voit que ça comme potentiel facteur déclencheur d'une vigilance accrue, aussi peu crédible ça lui paraisse.

— Ça ne t'a pas échappé, huh ?

Il sourit à ses incroyables talents d'observations. Il a eu beau cherché, il n'a réussi à repérer aucun des guets-apens tendus par Jack. Pas avant qu'ils ne se déclenchent. Dès qu'ils ont commencé à entrer en action, à la première heure le matin, l'infirmier s'est mis en tête d'en désamorcer au moins quelques-uns. Il s'est cependant vite rendu compte que c'était peine perdue.

— Ils sont tous sans danger, se permet de souligner Andy.

Elle ne comprend décidément pas comment ces enfantillages pourraient susciter quelque inquiétude que ce soit, même pour une âme aussi sensible qu'Uriel. Le design des chausse-trappes est ingénieux et fiable ; il faudrait être l'individu le plus maladroit au monde pour se blesser à cause d'eux.

— C'est le dernier jour de l'année scolaire. Il se passe toujours un truc le dernier jour, déclare le trentagénaire avec assurance.

Ce n'est pas seulement son expérience de ces dernières années qui parle. Il y a aussi beaucoup le bagage accumulé spécifiquement au long de celle-ci en particulier. D'abord la prise d'otage, qu'il a bêtement passée enfermé tout seul dans son bureau, puis Margery, Caesar, et ensuite Mae. Il n'est pas superstitieux, mais ce qu'il comprend de la loi des séries le pousse à la prudence.

— Tu sous-estimes ces jeunes gens… se contente de déclarer sa visiteuse en haussant les épaules.

D'un bon aussi agile que désinvolte, elle se hisse sur sa table d'auscultation, dans un coin de la pièce. Voyant bien qu'elle ne compte pas le laisser tranquille, et sachant pertinemment qu'il sera incapable de travailler si elle reste à proximité, il cède :

— Très bien. Qu'est-ce qui nécessite mon attention à cet instant précis ? il s'enquiert.

— J'ai juste besoin d'un oui ou d'un non, elle répond, ingénue.

— En réponse à quelle question ? il demande avec une grimace désolée.

Il n'a absolument pas retenu son entrée en matière. À vrai dire, tout absorbé qu'il était dans ses vérifications, il n'a même pas enregistré qu'elle en avait fourni une en particulier. Il a réagi au son de sa voix, pas à ses mots.

— Accrobranche, elle répète sans prendre le moindre ombrage, consciente des limites d'attention et de mémoire des Terriens.

En d'autres circonstances, ça l'agacerait, mais elle lui en fait grâce. Aucune de leurs interactions ne relève jamais de quelque urgence que ce soit. Ce qui est d'ailleurs agréable, parfois.

— Accrobranche ? il relève, le regard plissé.

— C'est ce que je viens de dire, oui, elle confirme qu'il a bien entendu, n'estimant pas avoir besoin d'ajouter quelque précision.

Il la fixe un instant, s'efforçant de déterminer où elle veut en venir avec ce simple mot, et par la même occasion quelle réponse elle espère tirer de lui à ce qui n'est pourtant pas une question. Ses lèvres formes un O lorsqu'il arrive enfin à remettre le terme en contexte, et comprend qu'elle lui propose là la réponse à son défi de lui faire découvrir l'un de ses hobbies. Il aurait peut-être dû percuter plus vite, puisqu'il lui a demandé de le faire la prochaine fois qu'ils se verraient, et ils ne se sont effectivement pas vus depuis. Mais pour sa défense, il a largement trouvé de quoi s'occuper entre temps, avec les tâches sur lesquelles il est encore en train de plancher aujourd'hui.

— Tu grimpes aux arbres dans ton temps libre ? il s'étonne ensuite, tout en se redressant de ce sur quoi il était toujours légèrement penché.

Étant donné le ressenti qu'elle a exprimé vis-à-vis des arbres, ce qu'elle suggère ne paraît pas correspondre à un bon moment pour elle. Et il a bien sûr raison de douter, puisque l'accrobranche ne fait effectivement pas partie des occupations d'Andy. Pas exactement. Il s'avère simplement qu'elle n'est jamais réfractaire à l'escalade, et puisqu'il apprécie la végétation, elle s'est dit que peut-être ça pourrait être un bon compromis. Il fallait quelque chose d'à la fois crédible et acceptable. Reste maintenant à esquiver sa question sans lui laisser deviner la vérité mais sans lui mentir pour autant. Si jamais il devait découvrir qu'elle ne lui présente pas réellement un passe-temps qu'elle pratique, il insisterait pour qu'elle en trouve un véritable à lui soumettre, et ce serait retour à la case départ. Et elle n'est pas du genre à revenir sur ses pas.

— Oui. Je les déteste tellement que je fais tout mon possible pour aller les piétiner, par pure haine, elle déclare donc avec un air tout à fait sérieux.

Il laisse échapper une exclamation de surprise derrière un sourire. Il se détourne même momentanément d'elle afin de cacher son hilarité.

— Oh ! Sarcasme ! C'est nouveau, venant de toi, il la félicite, voyant bien qu'il ne s'agit pas, comme souvent, d'une raillerie purement accidentelle due à son abrupte franchise.

— Tu ne m'as toujours pas donné de réponse, elle insiste.

Qu'elle ignore complètement le compliment le fait paradoxalement sourire encore plus largement. Elle est si directe, si brute de décoffrage. Elle ne s'embarrasse jamais de fioritures. Elle va toujours droit au but sans hésitation ni parfois même pudeur, il peut bien le dire. Lorsqu'elle a une idée en tête, grand mal en prendrait à qui que ce soit de vouloir contrecarrer ses plans. L'infirmier doit pratiquement s'ébrouer pour se tirer de son admiration de sa compagne.

— Er… Je ne sais pas. Honnêtement, je suis incapable de te dire oui ou non, parce qu'il y a une vraie possibilité pour que j'aie le vertige, il finit par répondre, s'éclaircissant la gorge pour tout à fait achever de reprendre une contenance.

Le subterfuge de la jolie blonde visant à ne pas confirmer ni infirmer qu'elle ne pratique pas régulièrement la grimpe arboricole a fonctionné. Ou bien Uriel a vu clair dans son jeu et est suffisamment subtil pour comprendre que creuser ne mènerait à rien. Peu importe, car le résultat est le même.

— Une possibilité ? elle relève, pas certaine de saisir ce qu'il veut dire par là.

— Je ne suis pas fixé sur la question, non, il reformule ce qu'il vient de dire.

Il hoche la tête en écarquillant légèrement les yeux à ce constat. Il est lui-même surpris par sa propre ignorance de ce détail qui le concerne pourtant intimement. Mais il y a bien des gens à qui on diagnostique un daltonisme après leurs quarante ans, donc se découvrir tardivement une peur du vide ne serait pas plus bizarre que ça, si ?

— Comment est-ce que tu peux ne pas savoir si tu as le vertige ? lui soumet Andy.

Elle est de plus en plus perplexe, exceptionnellement et en l'occurrence pour les mêmes raisons que lui. L'acrophobie est si répandue justement parce que les hautes élévations sont suffisamment fréquentes pour que la plupart des gens y soient confrontés. Il paraît vraiment étrange de ne pas être fixé sur son propre cas.

— Je ne me suis jamais trouvé en hauteur, il déclare néanmoins, en toute simplicité.

— Comment ? elle poursuit dans ses inquisitions.

Elle n'arrive décidément pas à se projeter par rapport à ce qu'il est en train de lui dire. Il a une trentaine d'années. Ce n'est pas beaucoup à son échelle, mais à celle d'un humain, c'est suffisant pour avoir pu accumuler un certain nombre d'expériences. D'autant que la civilisation est, ces jours-ci, suffisamment avancée pour que tous les individus puissent faire pleinement l'expérience de la planète, elle-même suffisamment accidentée pour ne pas manquer de points culminants. A-t-il réellement eu une vie si protégée ?

— Eh bien, les maisons ne sont pas si hautes, et je ne suis jamais entré dans un gratte-ciel. La plus haute structure là où j'ai grandi était le moulin et… Ça n'a pas d'importance, il commence à se justifier maladroitement, bien en mal de prouver une négation, avant de conclure qu'il n'en a en aucun cas besoin.

Il sait bien qu'elle ne l'attaque pas, mais il se lasse d'être sans cesse en porte-à-faux vis-à-vis d'elle. L'effet enivrant et déstabilisant qu'elle a sur lui n'est agréable que jusqu'à un certain point, et il se doute que c'est sans doute à partir de ce point qu'il cesse d'être attendrissant pour devenir pathétique. Bien que l'orgueil ne figure pas parmi ses défauts, il a tout de même un minimum d'amour propre.

— Tu n'es jamais monté sur un toit, par exemple ? lui demande alors Andy, un peu plus doucement qu'auparavant, troquant son ton interrogateur pour un plus espiègle.

Elle met de côté sa surprise à cette ignorance de la part de son compagnon, et une idée germe dans son esprit sur comment éliminer cet obstacle à son obtention d'une réponse à sa question.

— Je ne peux pas dire que oui, non, il confirme une dernière fois.

Le changement d'intonation de la jolie blonde le rend cependant méfiant. Ça ne présage jamais rien d'exactement rassurant.

— Alors on y va maintenant, elle propose.

Elle saute de son perchoir avant autant de souplesse qu'elle y est montée. Pas besoin de gratte-ciel, le toit du lycée devrait amplement faire l'affaire pour réparer cette lacune dans ses expériences.

— Je viens de te dire que j'ai mille choses à faire ! il proteste, quoique souriant à tant d'enthousiasme.

— Ça va prendre 5 minutes, elle plaide.

À vue de nez, son cerveau reptilien ne devrait pas avoir besoin de plus de temps que ça pour se manifester. S'il devait le faire. Elle espère qu'il ne le fera pas, car ça voudra dire qu'elle devra retourner à sa recherche d'une activité qu'ils pourraient pratiquer ensemble, et elle aimerait éviter de devoir se réatteler à cette tâche.

— Ça peut prendre 5 minutes ce soir. En plus, il n'y aura plus d'élèves pour nous surprendre, ni m'entendre couiner s'il s'avère que j'ai effectivement peur du vide, il tient bon dans les négociations, raisonnable.

Il n'ajoute pas qu'il est techniquement interdit par le règlement de monter sur le toit du bâtiment et qu'il ne veut pas donner le mauvais exemple, même pour le dernier jour. Comment est-ce qu'elle sait seulement comment accéder à ce niveau-là, d'ailleurs ?

— Très bien. Alors j'attendrai, elle se résigne, croisant les bras et s'appuyant en arrière sur le perchoir qu'elle vient de quitter un instant plus tôt.

— Tu n'as vraiment pas besoin de faire ça ! Écoute… Je suis flatté que tu prennes tant à cœur mon humble requête de partager tes hobbies avec moi, vraiment, mais qu'est-ce qui est si urgent ? il se radoucit dans son refus et cherche à comprendre son insistance, décidément inhabituelle.

— Je me suis donnée beaucoup de mal pour trouver cette option ; je préfère être prévenue le plus tôt possible s'il faut que je reprenne du début, elle explique platement et en toute transparence, haussant les épaules.

— Attends… Tu veux dire que tu n'as pas de plan B ? il relève avec étonnement.

Il ne peut pas retenir un mouvement de recul du menton. La reine de l'aplomb n'aurait pas prévu de solution de repli ? Aurait-il enfin réussi à la coller, après toutes ces fois où il a été celui d'eux deux à être laissé sans voix ?

— Aucun qui te plairait, elle ne le contredit qu'à moitié et sans détails, peu désireuse d'être plus explicite sur ce qu'elle a effectivement envisagé de lui proposer.

Les Humains ont de nombreux passe-temps destructeurs qui auraient éventuellement peut-être pu lui paraître présenter un intérêt, mais elle les a tous écartés. Ce n'est pas seulement qu'ils ne plairaient pas à l'infirmier, c'est qu'elle pense qu'il en serait carrément choqué. Pour quelqu'un de solide en période de crise, il est tout de même assez rapidement effarouché. C'est mignon, mais il faut en tenir compte. Elle se doute bien qu'elle lui fait déjà un peu peur, par moments, alors elle ne voudrait pas en rajouter.

— Tu es au courant qu'il n'est pas nécessaire que ce que tu me proposes me plaise ? Il se pourrait très bien que je ne sois pas emballé par l'accrobranche même si je n'ai pas le vertige. Ce que je cherche, c'est simplement à mieux te connaître, il se permet de lui faire remarquer.

Sentant qu'elle pourrait mal le prendre, il lutte pour ne pas sourire trop largement. Elle a vraiment mis beaucoup d'effort pour accéder à une requête qu'il n'aurait pourtant pas été surpris qu'elle ignore royalement. Il est même presque sûr que, dans un coin de son esprit, il avait prévu qu'elle trouverait un habile moyen de se soustraire à la demande, comme elle arrive toujours à louvoyer entre les questions personnelles. Il soupçonne donc qu'être amusé qu'elle ait comme qui dirait mal compris l'objectif de l'exercice pourrait l'irriter un poil, après y avoir investi tant d'efforts.

— Qui est compliqué, maintenant ? elle lâche, effectivement un peu exaspérée, faisant référence à ce qu'il a osé dire sur elle la dernière fois qu'il se sont vus.

Il n'arrive plus à se retenir, et éclate de rire. Et dire qu'il a un jour pensé, voire a carrément été accusé, de ne pas comprendre les subtilités de ce que c'est de sortir ensemble. Il aimerait vraiment pouvoir présenter Andy à celles qui lui ont dit ça. Non, à bien y réfléchir, il aimerait avoir rencontré Andy à cette époque, tout simplement.

— Sors d'ici ! Si tu restes, je n'aurai jamais fini, il l'enjoint gentiment, pointant la porte du doigt.

— Très bien. Mais tu as intérêt à avoir fini à mon retour, elle obtempère en se détachant de son appui, non sans le mettre en garde.

— Ou quoi ? il s'enquiert, toujours en souriant, curieux de savoir jusqu'où elle pourrait pousser son bluff.

— Ou peut-être que je déciderai que je suis allée assez loin dans cette petite expérience, et te ferai oublier que j'ai jamais existé, elle déclare avec l'air le plus sérieux du monde.

Il ne la prend évidemment pas au mot, et pouffe une fois de plus. Cette réaction tire intérieurement un sourire triste à Andy, puis elle le laisse tranquille. Elle ne fait pas partie de ces Homiens qui s'amusent des sous-entendus qui ne peuvent qu'échapper à un interlocuteur humain ignorant de la nature de celui qui s'adresse à lui. Mais qu'est-ce qu'elle gagnerait à ce qu'il sache que c'est certainement la conclusion vers laquelle se dirige leur histoire, peu importe combien elle ne se lasserait jamais de sa compagnie, ni lui de la sienne ? Il n'y a aucun avenir pour eux. Même en admettant que l'infirmier soit mis au courant et accepte ses origines et spécificités, il va inévitablement finir par mourir. Quoi qu'il arrive, ils seront séparés. Et le plus probable est qu'elle prenne le parti de prendre les devants.

Scène suivante >

Commentaires