2x11 - Sables mouvants (6/18) - Oies sauvages

Le milieu de matinée approche. L'heure qui se termine aura été libre pour Jack et Caesar, qui en ont profité pour déambuler dans les couloirs avant leur cours de sport, qui leur prendra la fin de leur demi-journée. En d'autres circonstances, ils se seraient sans doute posés quelque part, mais le petit génie voulait s'assurer que le déclenchement de tous les pièges qu'il a semés à travers l'établissement s'effectuait sans accroc. Avec le nombre de victimes déjà déplorées, il semble inconcevable qu'il ait encore des tours dans son sac, et pourtant, à chaque nouveau hurlement de surprise et/ou vague d'applaudissements qui retentit au détour d'un couloir, force est de constater que c'est bel et bien le cas. Étant donné tout le temps que le petit blond a insisté pour passer en sa compagnie ces deux dernières semaines, depuis sa sortie de l'Institut, Caesar ne peut que se demander quand son camarade a eu l'occasion de mettre toutes ces farces en place. Mais mieux vaut sans doute éviter de se poser ce genre de questions, car on pourrait s'engouffrer dans un sacré terrier de lapin blanc. Il potentiellement commencé à organiser ça depuis des mois, peut-être même depuis son arrivée dans ce lycée…

— Je pense que tu as raison, déclare tout à coup le grand brun, alors qu'une élève de Troisième passe devant eux avec un regard noir.

La pauvre adolescente vient certainement de faire les frais de l'une des plaisanteries organisées par Jack, et elle ne semble pas du tout en goûter l'humour. Elle devrait pourtant se compter chanceuse, car elle n'est ni trempée, ni couverte de paillettes ou de mousse.

— À propos de quoi ? Parce que j'ai raison à propos de beaucoup de choses, répond le surdoué.

Resituer un propos de ce type sans plus de contexte n'est pas une question d'intelligence, c'est tout bonnement impossible.

— Je pense que te mettre au courant de ce qui se passe pourrait être utile, précise Caesar.

Il grimace au risque qu'il est en train de prendre, mais rien ne sert de nier qu'il se trame effectivement quelque chose ; Jack l'a compris tout seul dès le départ, et sa seule condition pour ne pas insister dans son enquête a été qu'on arrête d'essayer de lui faire croire le contraire. Comme il était allé assez loin dans la bonne direction, aucune protestation ne l'aurait de toute manière tenu à distance. Néanmoins, pour sa propre protection et celle de tous les partis concernés, il n'a tout de même pas été mis dans la confidence. Et ce matin encore, alors que le grand brun demandait à sa sœur une bonne raison de refuser l'offre de cours particuliers de son meilleur ami, ça lui semblait être la bonne décision. Sauf qu'entre-temps, il a été pris de l'angoisse sourde qu'un mauvais tournant allait arriver. Au début, il avait pensé que c'était à cause de la crainte générale des classes inférieures de tomber dans les panneaux tendus par les Terminales en ce dernier jour de classe, mais après y avoir longuement réfléchi, il est à peu près sûr que c'est apparu avant qu'il ne franchisse les portes du lycée.

— Enfin ! s'exclame Jack à ces mots.

Il écarte les mains et lève le menton vers le ciel, comme pour louer un pouvoir divin de lui avoir accordé miséricorde.

— Le seul problème, c'est que je ne sais pas pourquoi, se reprend Caesar, grimaçant toujours, mettant le holà aux espérances que son ami semble déjà considérer comme exaucées.

— Pourquoi quoi ? s'enquiert le blondinet.

Malgré la tempérance qui lui fait face, il ne compte pas se laisser abattre alors qu'il n'a jamais été aussi proche d'obtenir gain de cause. Il n'a pas cru une seule seconde à l'excuse de Mae pour ne pas vouloir de lui comme professeur particulier. Enfin, sans doute y a-t-il une ombre de vérité là-dedans, l'expression d'une attraction inconsciente et inavouée, mais ça n'empêche qu'elle l'a utilisée comme prétexte. Et puisqu'elle en est arrivée à oser lui laisser entendre qu'il ne la laisse peut-être pas indifférente pour lui faire lâcher l'affaire, il a donc accepté de céder et ne plus réitérer son offre. Elle est probablement déjà sous suffisamment de pression pour ne pas qu'il y ajoute. Son but est après tout de venir en aide aux Quanto, pas les enfoncer. Mais il reste à l'affût de toute autre opportunité qui pourrait lui être donnée d'enfin découvrir toute la vérité.

— Pourquoi je pense qu'on a peut-être besoin que tu sois mis dans la boucle. Et pourtant, ça doit être un truc particulièrement grave, pour que mon subconscient estime que tu sois le seul à pouvoir l'élucider, que ça vaille le coup de t'intégrer, élabore Caesar, sans trop faire attention à sa formulation, tout à sa réflexion.

— Je suis tout ouïe, répond sagement Jack.

Il doit se mordre assez violemment l'intérieur de la lèvre pour ne pas laisser paraître à quel point il est vexé qu'on puisse penser que ce soit un risque de l'inclure dans quoi que ce soit. C'est rare de l'atteindre, mais Caes a trouvé le bouton.

— Je ne peux pas… se lamente son camarade, décidément tiraillé.

— Pourquoi me dire que tu en as envie, alors ? s'agace l'autre malgré lui, jugeant sa frustration inutilement augmentée.

— J'en sais rien ! Je sais que ça ne se voit peut-être pas, mais je suis un peu en panique, là, alors tout ce que je fais n'a pas forcément de sens ! s'excuse Caesar du mieux qu'il peut.

Il voit bien qu'il fait un peu voire beaucoup tourner son ami en bourrique. Ce n'est pourtant pas son intention. Mais il ressent aussi le besoin impérieux de lui demander son aide. Le monde n'est pas juste, et les relations humaines encore moins.

— Très bien ! Tu dis que tes intuitions viennent toujours de quelque part, alors si je ne peux pas déterminer vers où celle-ci t'emmène, je peux peut-être t'aider à déterminer d'où elle est venue, transige Jack.

Il fait preuve de beaucoup plus de retenue qu'il n'en a sans doute été capable de toute sa vie. Franchement, qu'est-ce qu'il ne fait pas pour son pote ! Et si dans un premier temps ses efforts auraient pu être mis sous le compte de la culpabilité, à la fois de son indiscrétion qui l'a mené à se faire allonger au milieu du réfectoire, mais aussi peut-être de son comportement suite à cette altercation et tout particulièrement pendant que Caesar était en train de suivre une spirale descendante, cette excuse a atteint sa date de péremption. Elle n'a plus été d'actualité à partir du moment où il a accepté de ne plus creuser autour de l'enlèvement de Mae. Un coin de son esprit aux multiples fils de pensées se demande en permanence ce qui l'amène à prendre autant sur lui dès que les Quanto sont concernés, à faire grâce de tant de chose à quelqu'un qu'il ne connaît finalement pas depuis un an et qui lui rend pour seul et unique service d'être sa conscience, ce qui est selon toute analyse objective plus pénible qu'autre chose. Il n'apprécie que moyennement l'idée qu'il lui est reconnaissant de ne jamais l'avoir traité différemment à cause de ses supposés avantages cognitifs, mais il ne voit pas d'autre explication.

— Il ne s'est pas passé mille trucs ce matin, grogne Caesar.

Il ne refuse pas l'assistance qui lui est offerte, mais il a tout de même l'impression d'avoir déjà envisagé toutes les avenues possibles sur ce terrain. Si ce n'était pas le cas, il n'en serait pas arrivé à exprimer son désarroi devant son camarade.

— Ça peut aussi remonter à plus loin, mais tu auras anticipé que ça allait impacter aujourd'hui, lui suggère ce dernier, méthodique.

Au même moment, il tend nonchalamment un bras devant lui, afin de lui éviter d'être atteint par le jet de confetti qu'il savait sur le point de surgir à l'intersection qu'ils viennent d'atteindre. En d'autres circonstances, Caesar aurait été impressionné, mais il est trop préoccupé. Il ne fait même pas attention à toute l'agitation provoquée par la fontaine de petits pétales.

— Alors ça peut être n'importe quoi ! il gémit, las d'être victime de sa condition.

Il espérait tellement l'avoir sous contrôle. Il n'en est évidemment jamais arrivé à se penser infaillible dans sa capacité à retrouver les origines de ses intuitions, et il est bien conscient que ses pressentiments en eux-mêmes sont déjà loin d'être fiables à 100% ; pourvu qu'il ne soit jamais assez naïf ou imbus de lui-même pour se fourvoyer à ce point ! Mais quand même, il se pensait au moins suffisamment stable pour ne pas craquer aussi lamentablement devant Jack. Et pourtant…

— Comment va ton père ? le blondinet commence son interrogatoire en bonne et due forme, tandis qu'ils peuvent reprendre leur avancée, la foule qui a fait les frais de la pluie végétale dispersée.

— Quoi ? ne le suit pas Caesar.

— Ça a clairement à voir avec tout ce qui se trame derrière porte fermée chez vous, alors on va repasser tout le monde en revue. En tous cas, tous ceux que je sais être impliqués ; je ne peux pas t'aider pour ceux dont j'ignore l'existence, Jack s'explique, en profitant pour subtilement lui rappeler à quel point il est gracieux de lui venir en aide alors qu'on le maintient toujours dans le noir pour beaucoup de choses.

— D'accord. Mon père va bien. Il bosse sur un projet perso. Ça le fait sortir de la maison, ces jours-ci, c'est plutôt positif, le grand brun résume la situation de son géniteur, effectivement meilleure qu'elle n'a été depuis un moment.

Bien qu'au moment des faits il n'ait pas été au courant de ce qui se passait réellement, et aussi qu'il ait été dans sa propre crise existentielle, il sentait bien que tout n'était pas tout rose pour son paternel même avant qu'il s'ouvre le bras. Ce qui n'a sans doute pas aidé à sa précitée crise, d'ailleurs. Rien que ses blessures reçues dans son laboratoire, peu importe leur origine véritable, ne rendaient pas Alek enviable. Et devoir gérer Markus alors que son meilleur ami est tombé dans le coma ne devait pas être facile non plus, aussi résilient son fils aîné soit-il. Puis il y a justement eu l'apparente tentative de suicide de son autre fils. Et le partenaire d'oncle Sam qui s'est fait tirer dessus. Et ensuite Mae qui s'est fait enlever. Tout s'est abattu sur le patriarche en succession rapprochée, comme dans un grand jeu de dominos macabre. Lorsque Caesar est rentré à la maison, malgré sa fureur initiale de tout découvrir après les faits, il s'est bien rendu compte de l'état de délabrement avancé de son père. Il n'y a que depuis quelques semaines qu'il le revoit un peu respirer, depuis que le retour de Mae a été officialisé. Mais l'adolescent ne pense pas que son anxiété du jour vienne du fait qu'il pourrait croire que cette amélioration est trop belle pour être vraie. Il y a encore des points de vigilance à avoir, mais tous sont connus et couverts, alors il n'y a aucune raison qu'une nouvelle inquiétude se manifeste.

— Hm. Tu ne te fais pas du tout de souci pour lui, effectivement. Donc ce qui va se passer est peut-être justement à la maison, propose Jack.

Il estime sa réaction sincère, et essaye poursuit donc son procédé d'élimination.

— Alors ce serait Mae. Il n'y a qu'elle qui ne sort presque pas. Mais elle… Disons qu'elle est protégée, Caesar s'efforce de rebondir, même si toujours un peu à la négative.

Malgré son état de santé instable et surtout partiellement indéterminé, et malgré le fait que ce soit la seule d'entre eux à encourir la peine de mort, c'est paradoxalement bien elle la moins vulnérable de la famille. Elle a toute une équipe aux petits soins, dont une partie vient carrément d'une autre planète, avec tous les apparents miracles que ça implique. Elle est comme un bébé bison au milieu des adultes de sa troupe, disposés en cercle défensif autour de lui. Si quoi que ce soit devait changer pour elle, ce serait pris en charge et géré dans la seconde.

— Des gardes du corps ? propose le petit blond en haussant un sourcil.

L'air de rien, il essaye de glaner quelques infos, même si sans beaucoup d'espoir. Il n'a toujours aucun verdict sur l'identité des deux géants avec qui il a vu Jena faire son jogging. Et ils auraient le profil. Même s'il ne voit toujours pas bien comment les Quanto auraient pu entrer en relation avec eux, ni même pourquoi ils auraient seulement besoin de leurs services. Mae ne serait-elle toujours pas en sécurité ? Est-ce que le secret est justement que la face publique de toute cette affaire est une vaste couverture pour donner un faux sentiment de sécurité aux véritables coupables, qu'on cherche toujours ? Aussi tordu ce soit, ce serait trop simple. Un grand méchant loup qui nécessite un tel degré de discrétion, au point que si peu des membres des forces de Police soient tenus au courant, verrait facilement à travers un subterfuge aussi grossier, même en tenant compte de l'adresse avec laquelle il est exécuté.

— Pas exactement. Mais peu importe. Ce n'est pas d'elle que je m'inquiète. Je ne suis même pas convaincu que ça ait à voir avec la maison, Caes noie le poisson.

Guère surprise, son camarade passe à la prochaine option sur sa liste mentale sans se formaliser :

— Ton oncle, alors ?

— Il bivouaque depuis une semaine. Il rentre ce soir, répond le neveu de manière expéditive, une fois de plus persuadé qu'ils cherchent dans la mauvaise direction.

— Coïncidence ? s'étonne pourtant Jack, jugeant le timing potentiellement suspect.

— C'est un très bon campeur. Et Sing Sing saurait aller chercher de l'aide s'il lui arrivait quelque chose, se voit obliger d'argumenter Caesar malgré sa certitude.

— Pas s'ils sont tous les deux tombés dans un ravin, objecte le surdoué machinalement.

C'est son imagination qui prend le dessus. Son ami aurait été bien incapable d'avoir l'intuition d'un accident de ce type, sans signe avant-coureur. Ou alors il l'aurait fait plus tôt qu'à la date du retour de son oncle.

— Il n'y a pas de ravins ! Ce n'est pas mon oncle qui m'inquiète, tranche le grand brun, péremptoire.

— Reste ton frère, alors. Et sa mystérieuse ex, Jack passe à autre chose sans insister, acceptant l'argument d'autorité.

Caesar ne sait peut-être pas ce qui l'inquiète, mais il n'est pas très étonnant qu'il soit sûr de lui quant à ce qui ne l'inquiète pas. Et il est compréhensible que son ton soit un peu sec s'il n'arrive pas à faire sens de son angoisse. Son ami préfère encore qu'il s'énerve sur lui plutôt qu'il essaye de gérer tout seul comme il l'a toujours fait avant son séjour en thérapie, et termine comme le jour où ça l'a justement amené à être interné.

— Elle est pas là. Et lui est en cours. Il…

Caes commence par vouloir éliminer cette option également, mais tombe en arrêt au milieu de sa phrase.

— Oui ? Jack l'incite à vocaliser ce qui l'a interrompu.

— C'est idiot, mais ça pourrait peut-être avoir à voir avec Markus, admet l'hyper intuitif à regret.

— Pourquoi ? s'enquiert simplement son collègue.

Il est surpris qu'il semble avoir eu une illumination à la première mention de son frère aîné, alors qu'il semblait tant en mal d'hypothèses juste avant.

— Bah… Il était en retard, ce matin, Caesar avoue le détail avec une grimace.

Il a lui-même du mal accepter que ce soit un événement aussi insignifiant qui ait pu le mettre dans un état pareil, mais…

Jack n'a pas envie de saper la confiance en lui de son acolyte, surtout qu'il sait mieux que de ne pas le prendre au sérieux, mais il doit quand même se retenir de rire. C'est ça, son indice pivot ? Une panne de réveil ? La banalité de l'occurrence justifie vaguement qu'il ne s'y soit pas arrêté tout seul plus tôt, mais ça reste léger. Et qu'est-ce que ça pourrait bien indiquer ? Que l'étudiant en médecine occupe ses nuits avec des activités qu'il garde secrètes ? En situation de crise, il semblerait en effet un peu étrange de cacher des choses à sa famille, mais parallèlement, tout le monde a aussi toujours droit à sa vie privée. Peut-être qu'il a révisé un peu tard. Ou peut-être qu'il a justement des insomnies à cause de l'ambiance tendue dans la maisonnée. Et n'en parle pas justement pour ne pas ajouter aux préoccupations générales. Pas exactement l'élément concluant que Jack espérait…

À sa mine renfrognée, Caesar ne semble pas plus avancé que lui sur le caractère suspect de l'empressement de son frère ce matin. Mais les deux adolescents n'ont pas le temps d'échanger leurs théories, car ils ont atteint les vestiaires et la sonnerie retentit. Avec un peu de chance, Caesar s'inquiète pour rien, et même si Markus cache quelque chose, ce n'est rien de grave. Mais quand est-ce que le grand brun s'est senti chanceux pour la dernière fois ? Surtout lorsqu'il s'agit de ses stupides intuitions…

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