2x11 - Sables mouvants (12/18) - Chiffoniers

Aussitôt que sa conversation téléphonique avec Ann s'est conclue, en début d'après-midi, Markus est rentré à la maison aussi vite qu'il a pu. Il avait été surpris de constater qu'il avait reçu un message de la part de la pirate dans la matinée, alors qu'il échange très peu avec elle en temps normal. Il ne l'a remarqué que tard après sa réception, presque par hasard, puisqu'il n'attend jamais aucun appel pendant les cours. Qu'elle lui demande de la contacter au plus vite avait achevé de l'alarmer, et à raison. Lorsqu'il avait entendu ce qu'elle avait à lui dire, il avait compris son empressement. Il l'avait fait répéter plusieurs fois, afin d'être certain de bien comprendre ce qu'elle lui disait, et elle avait eu l'indulgence de s'exécuter sans protester. Il faudra qu'il pense à la remercier de sa patience à l'occasion, mais il n'en a pas eu la présence d'esprit sur le moment. Sa première priorité avait été son meilleur ami.

— Rob ? Rob, tu es là ? il appelle à la volée en débarquant dans le salon comme une tornade.

Par chance, Ellen et Nelson sont déjà repartis au lycée. Même si l'étudiant n'aurait pas pu prévoir leur présence, ça tombe bien, car il aurait eu du mal à leur expliquer pourquoi il hèle quelqu'un qu'ils croient actuellement dans le coma.

— Pas vraiment le choix… grogne l'interpellé, faisant apparaître son hologramme dans un coin de la pièce, bras croisés et visage fermé.

Jusqu'ici, rien de tout à fait anormal encore. De ce qu'Anubis lui a expliqué, elle a réussi à restreindre les mouvements des deux téléversés au domicile familial. Elle n'a pas repéré de trace de Rob pendant qu'elle stoppait Caroline, mais tant qu'elle n'aura pas élucidé cette affaire, elle préfère rester prudente. Elle pense leur rendre leur liberté dès qu'elle sera satisfaite que leurs chambres d'hôpital et leurs corps comateux qu'elles contiennent sont à l'abri, hors de leur portée. Elle est sans doute encore en train de plancher sur ce problème à l'heure actuelle, en compagnie du père de Markus et de son propre mari.

— Dis-moi que tu n'as rien eu à voir avec ça, Markus prie son meilleur ami, les sourcils arqués par l'appréhension de la réponse à sa question.

— Je n'ai rien fait, déclare platement Robert.

C'est la stricte vérité, mais son ton et son expression laissent tout de même clairement suggérer qu'il omet certains éléments. Markus se demande brièvement s'il doit faire un effort conscient pour afficher ces micro-expressions, ou bien si sa cartographie à sa projection est suffisamment bonne pour que ça lui échappe autant que ça lui échapperait s'il était physiquement en face de lui. La seconde alternative serait une bonne nouvelle, mais il ne peut ni s'assurer de sa véracité maintenant, ni s'en réjouir.

— Mais tu étais au courant, il déduit de la réponse passive agressive qui vient de lui être donnée.

Il n'y a pas la moindre intonation interrogative dans sa prise de parole. Il connaît suffisamment bien Rob pour être sûr de lui dans cette conclusion. Il lutte pour ne pas détourner le regard ni fermer les yeux. C'est un effort idiot, parce qu'il n'est pas réellement en train de regarder son meilleur ami dans les yeux, mais il s'y astreint tout de même. S'il baisse la tête maintenant, il a l'impression qu'il n'arrivera jamais à la relever. Sa gorge est serrée. Il pourrait pleurer. Il sait que, si Rob a beaucoup plus de facilités dans son jeu d'acteur qu'avant, il ne peut néanmoins en faire usage que pour cacher ou insister sur des sentiments qui l'étreignent réellement, pas en feindre. Cet air résolu n'est donc pas de façade ; il compte réellement lui tenir tête sur ce sujet. Il n'a honte de rien de ce qui s'est passé, aucun regret, aucun remords. Il est convaincu, presque fanatique.

— Caroline a toujours été plus douée que moi, tu le sais, souligne le désincarné, comme si ça excusait tout.

Il est plus qu'évident qu'il ne croit pas lui-même à cette défense. L'adolescente n'a rien pu lui cacher, voire peut-être même a-t-elle volontairement partagé ses plans avec lui. Et elle n'a pas pu l'empêcher de sonner l'alerte non plus, ce qui signifie qu'il a sciemment choisi de la laisser faire sans rien dire. Et sans rien tenter pour l'arrêter. Pourquoi seulement faire mine de vouloir se dédouaner, quand il est clairement tout à fait à l'aise avec son comportement ?

— Conneries ! Vous avez fermé votre écart il y a un moment déjà, crache Markus, enragé à présent.

Il ne sait pas ce qui le rend le plus fou : que Robert soit aussi calme par rapport à l'attaque perpétrée par sa comparse au matin, ou bien qu'il tente encore de lui faire croire à son innocence, avec aussi peu de conviction qui plus est. S'il assume vraiment, qu'il assume jusqu'au bout. À quoi est-ce qu'il se raccroche ? Il ne peut pas le croire si stupide pour tomber dans son panneau grossier et l'absoudre de toute responsabilité.

— On dirait que tu as déjà toutes les réponses à tes questions, le nargue Bob, son hologramme écartant les bras.

Jolie mise en scène. Il voulait lui mettre le nez dans son attitude hostile. Est-ce qu'il espère vraiment s'en sortir comme ça ? Est-ce qu'il pense que le faire culpabiliser de le présumer coupable, surtout quand il a beaucoup d'arguments pour le penser, sera suffisant pour qu'il le laisse tranquille ? Il ne dit pas que son approche a été la bonne – après tout, il est un peu bouleversé, à l'heure actuelle –, mais est-ce que son ami compte avoir la moindre chance de se faire passer pour une victime dans cette histoire ? Il a le droit d'être désespéré, en colère, déprimé, ou même résigné. Il a le droit à toutes les émotions possibles. Il pourrait leur en vouloir et leur crier dessus à longueur de journée, et ils le supporteraient tous sans broncher. Mais il n'est pas question qu'il abuse de ce qui lui arrive pour rendre ce qui s'est passé dans la matinée acceptable. Non.

— Pourquoi tu n'as rien dit ? Pourquoi est-ce que tu n'as rien fait pour l'arrêter ? tente Markus.

Dans un dernier élan plein d'espoir, il se raccroche à l'idée que, peut-être, si ce n'est pas Caroline elle-même qui l'a empêché d'agir, c'est autre chose. Il veut lui donner le bénéfice du doute, alors même qu'il a commencé à voir des soupçons bien avant aujourd'hui.

— Pourquoi est-ce que j'aurais dû vouloir la stopper ? De mon point de vue, j'aurais peut-être même mieux fait de lui filer un coup de main, répond malheureusement Rob, confirmant sa position dans ce débat.

Il ne devrait pourtant même pas y avoir de débat. Comment est-ce qu'il peut cautionner ce que sa compagne d'infortune a essayé de faire ? Comment est-ce qu'il a pu rester passif, et comment peut-il maintenant déclarer être prêt à lui prêter main forte s'il en a l'occasion ? Qu'est-ce qui est arrivé à l'altruisme et la bonne nature qui l'ont toujours caractérisé ?

— Suicide collectif. Grande idée, raille l'aîné Quanto entre ses dents serrées, écartant les bras à son tour pour souligner l'énormité de son sarcasme.

— Sauf qu'on n'a pas essayé de se suicider, Marko, rétorque l'autre, tout aussi campé sur sa position.

Markus ne se souvient pas d'avoir jamais été à ce point en désaccord avec son meilleur ami. Aucune relation n'est parfaite, quelle qu'en soit la nature, et leur amitié ne fait pas exception. Ils ont eu des prises de têtes et des divergences d'opinion au fil des années. C'est bien normal. C'est sain. C'est ainsi qu'on grandit, en confrontant ses idées. Mais ça… Comment est-ce qu'ils sont supposés passer outre une chose pareille ?

— Ann m'a fait un résumé de l'attaque qu'elle a contrée. Comment est-ce que tu appelles ça, toi ?

L'étudiant fait un ultime effort pour essayer de comprendre. Il n'arrive pas à croire qu'il avait raison de s'inquiéter. Il n'arrive pas à croire que, malgré sa levée d'alarme, Jena s'est quand même fait mettre à l'écart sans rien voir. Qu'est-ce qu'il aurait dû faire de plus ? Qu'est-ce qu'il aurait pu faire de plus ? Il remercie mentalement Anubis d'avoir été aussi attentive et d'avoir veillé au grain, de ne pas s'être laissée distraire comme ils l'ont tous été. Elle a été leur seul rempart à la catastrophe. Il s'en est fallu de tellement peu…

— Nous ne sommes plus là-bas. Je te l'ai déjà dit, lui rappelle Rob en faisant secouer la tête à sa projection, l'air frustré de ne pas être écouté.

— Je me souviens. Et je me souviens t'avoir répondu qu'on allait arranger ça, qu'il ne fallait pas que tu perdes espoir, rétorque Markus, lui aussi en position de proclamer qu'il n'a pas été écouté.

— Sauf que ça n'arrangerait rien ! s'exclame Robert en levant les bras au ciel.

— On fait de notre mieux ! Je suis désolé que ça prenne aussi longtemps, je suis désolé qu'on ait parfois d'autres urgences à gérer, …

L'étudiant commence à lister toutes les raisons pour lesquels son collègue pourrait perdre patience, et pour lesquelles il s'en veut déjà lui-même tout seul comme un grand. Il se sent entièrement responsable de sa situation. Il n'aurait jamais dû avoir cet anneau entre les mains. Sans lui, jamais Jena n'aurait eu l'occasion de le lui passer. Il est la pierre d'angle de son coma, et il n'est pas près de l'oublier.

— Tu ne comprends vraiment pas, huh ? le coupe son meilleur ami.

Il est redescendu d'un ton, comme soudain plus déçu qu'en colère.

— Alors explique-moi ! s'agace Mark, laissant une fois de plus ses bras retomber bruyamment le long de son corps.

— Tu dis que tu m'écoutes mais tu n'entends que ce que tu veux, grogne Rob.

Il ne le sent pas disposé à recevoir les arguments qu'il pourrait lui présenter. Pas prêt, non plus, sans doute. Toujours pas.

— Je t'écoute maintenant, insiste pourtant l'autre.

Il fait même un effort pour calmer son intonation. Il prend une profonde respiration afin d'apaiser ses nerfs.

— On ne travaille plus vers le même objectif. Si vous nous réveillez, ce sera comme nous amputer tous les membres, et au-delà même. Vous ne pouvez pas nous faire ça, commence alors le téléversé, plaidant sa cause à la fois avec pragmatisme et passion.

Caroline n'a pas cherché à fermer une porte ; elle voulait condamner un cul-de-sac, une avenue mieux laissée inexplorée, dans laquelle ils ont compris qu'ils ne tireraient aucun bénéfice à s'engager et même au contraire, qui leur porterait plutôt préjudice. Les émotions les parcourent différemment, depuis leur changement de support, mais il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer ce qui les étreint depuis des semaines comme autre chose que de la terreur. Dès qu'il a été question de les faire renouer avec leurs sensations physiques, dont ils n'avaient pas perdu l'usage de toute manière, ils ont commencé à se rendre compte non pas de tout ce qu'ils avaient perdus en étant transcrits, mais de tout ce qu'ils allaient perdre à subir le processus inverse. Et devant leur propre incapacité à le faire comprendre à quiconque de l'équipe qui s'affaire autour d'eux, ils ont préféré prendre les devants, ou en tous cas, Caroline l'a fait.

— Vous ne pouvez pas être sûrs de ce qui va se passer. Et si vous ne vous réveillez pas, vos parents, tous vos amis, vont penser que vous êtes morts. C'est ça, que tu veux ? lui oppose immédiatement le seul représentant de ses proches à justement pouvoir le faire.

Sa situation privilégiée n'a jamais échappé à Markus. Les premières semaines après l'électrisation de Robert, avant qu'il reprenne contact, ont été difficiles. L'étudiant a un souvenir très vivace de l'infini soulagement dont il a été submergé lorsque ça s'est enfin produit. Puis, immédiatement après, de l'énorme culpabilité qui l'a écrasée de ne pas pouvoir partager ce sentiment avec Mr. et Mrs. Gleamer. Il a essayé d'injecter toute sa certitude de la survie de Rob dans ses assurances à ses parents qu'il allait se réveiller un jour, mais ce n'était qu'une maigre consolation. Et aujourd'hui, il a presque été fait menteur malgré lui. Et pour quoi ?

— Quels amis, Markus ? rebondit Rob contre toute attente.

— Ne te moque pas de moi… pouffe Mark sans humour, après un mouvement de recul, pris au dépourvu.

— J'ai reçu des fleurs dans ma chambre d'hôpital pendant 4 jours après mon accident. J'ai compté, déclare simplement l'autre, comme si ça suffisait à illustrer son propos.

— Tu plaisantes ? Tout le monde me demande tout le temps de tes nouvelles, objecte Markus.

Une partie de son énervement est douchée par l'absurdité du tournant que vient de prendre la discussion. Il a toujours vu Rob être apprécié de tous les gens qu'il rencontre. Même les victimes de ses blagues potaches finissent par se laisser attendrir. Sa bonne humeur est contagieuse, il de la légèreté partout où il va ; il est précisément le genre de personne regrettée lorsqu'elle manque à l'appel.

— Au détour d'une conversation, oui, Robert ne concède qu'à moitié cet argument.

Il a un haussement d'épaules un peu dédaigneux pour cet intérêt de seconde main qui lui est porté. Markus le trouve un peu dur. Qui ne fait que parler de la personne qui lui manque en permanence ? Voire pire, rappelle son absence à d'autre à qui elle manque aussi ? Qu'il ne soit plus l'objet de toutes les conversations ne signifie aucunement qu'il a été oublié. Il est impossible à oublier !

— Si c'est d'attention dont tu as besoin, je peux t'organiser des veillées à la bougie, propose alors l'aîné Quanto.

Il ne plaisante qu'à moitié. Tout en acceptant que les gens gardent leur inquiétude pour le comateux pour eux, il peut aussi comprendre que le comateux en question se sente abandonné.

— Je ne me plains pas ! C'est normal, que la vie continue. Quelque part, je préfère, même. Mais là, c'est MA vie, que vous ne me laissez pas continuer, l'autre corrige sa méprise sur ce qu'il a voulu sous-entendre en soulignant ce détail.

— Quelle vie ? Rob, tu es dans le coma. Tu ne peux pas manger, dormir, aller en rencard, avoir une famille…

Mark tombe à nouveau dans une énumération qu'il ne finira jamais. Sauf que cette fois, ce n'est pas parce qu'il est interrompu qu'il s'arrête, mais parce qu'il est percuté par à quel point cette description pourrait aussi bien s'appliquer à sa petite sœur. Et elle, elle se bat comme une tigresse pour regagner la moindre once de normalité. Comment est-ce que quelqu'un d'aussi bon vivant que Rob peut aussi facilement renoncer à tout ça ?

— Il y a plus à la vie que la dimension physique. Et les gens changent d'objectifs tous les jours ; ce sont des choses qui arrivent, continue de vouloir le détromper son meilleur ami.

— Non ! Ce n'est pas ce qui est en train de se passer ! Tu ne changes pas d'ambition ; tu te résignes à ton sort, refuse d'accepter Markus.

Il secoue la tête à la négative, encore plus braqué maintenant qu'il ne l'était au début de la conversation. Rob agit comme s'il défendait son choix de devenir végétarien et non pas de refuser de se réveiller, et ça le met hors de lui d'incompréhension.

— C'est exactement l'inverse ! Pourquoi est-ce que vous vous obstinez à penser que ce qui nous est arrivé est une intrinsèquement mauvaise chose ? Qu'on a uniquement perdus des choses sans en recevoir ? On a plus maintenant qu'avant, et on ne veut pas revenir en arrière ; qu'est-ce qu'il y a d'anormal à ça ? s'exaspère Rob à son tour, voyant bien qu'il perd l'oreille de son ami malgré les efforts de ce dernier.

Markus ouvre la bouche pour répondre, mais rien ne sort. Ce débat est stérile. Il a l'impression qu'ils ne parlent même plus la même langue. Ils se toisent un instant en silence, puis l'hologramme manifeste une certaine déception avant de disparaître.

— Markus ? Qu'est-ce qui se passe ? demande doucement Mae, depuis l'encadrement de la porte.

Sa voix fait sursauter son frère. Elle l'a entendu appeler en arrivant, puis le ton monter. Elle a attendu que la conversation semble terminée, ou en tous cas interrompue, avant d'intervenir. L'étudiant se retourne vers sa petite sœur avec un air désemparé. Il ouvre la bouche pour répondre, mais, une nouvelle fois, ne sait pas quoi dire. Il souffle pour se donner du courage. Est-ce qu'il va réellement être capable d'expliquer ce qui s'est passé dans les temps pour pouvoir être à l'heure à son prochain cours magistral ? Il prend le pont du nez entre les doigts. Ça ne coûte rien d'essayer, puisqu'il ne peut pas décemment repartir en laissant sa cadette sans réponse. Mais est-ce qu'il va réussir à se concentrer sur le cours en question même s'il y arrive à l'heure, ça, c'est encore une autre histoire…

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