2x11 - Sables mouvants (10/18) - Les bons comptes font les bons amis
Ellen et Nelson sont à nouveau en visite au domicile Quanto. Malgré les protestations de leur camarade selon lesquelles il ne leur est pas nécessaire de venir la voir tous les jours, son regard et son sourire les invite à chaque fois à revenir le lendemain, et ils ne se font pas prier. Elle leur a beaucoup trop manqué, et ils n'hésitent pas à prétexter avoir besoin de rattraper le temps perdu, d'autant que ce n'est pas entièrement faux. Mais la vérité, c'est surtout que leur inquiétude pour elle n'est pas encore tout à fait retombée. Nels est particulièrement aux petits soins, comme s'il s'en voulait de ne pas avoir fait plus pour aider à la retrouver. Il n'a pourtant pas changé d'avis au sujet de ce qu'Ellen et Jack ont tramé, mais il se dit qu'eux, au moins, ont tenté un truc, aussi malencontreuse leur approche ait-elle été. Maintenant qu'il a sa meilleure amie en face de lui, il n'arrive pas à s'empêcher de se demander si ne jamais perdre espoir de la revoir était suffisant de sa part.
Les quatre jours précédents, les deux adolescents sont venus voir leur amie le soir après les cours, mais aujourd'hui, ils ont opté pour l'heure du déjeuner. Ils n'ont pas du tout cherché à dissimuler que leur décision de changer l'horaire de leur visite a été aiguillée par la transformation de leur lycée en parcours du combattant. Tous les ans, pour le dernier jour de cours, les Terminales de Walter Payton comme de la plupart des lycées du continent et au-delà s'efforcent de surpasser la créativité de leurs prédécesseurs en termes de pièges inoffensifs et de plaisanteries. Puisque c'est la troisième année que Mae et Nelson sont dans cet établissement, la deuxième pour Ellen, et qu'ils ont tous bénéficié des récits de Markus et Caesar sur les quelques qui ont directement précédé leur arrivée, chacun avait déjà une petite idée du niveau atteint par cette surenchère annuelle. Et pour cette édition-ci, il y a un génie aux commandes. Pire que ça, un génie du mal…
— Des paillettes ! Des paillettes PAR-TOUT ! Est-ce qu'il a seulement idée d'à quel point c'est difficile de retirer des paillettes de ses cheveux ? Ellen témoigne justement de l'un de plus des forfaits dont elle a été témoin dans la matinée, les yeux encore agrandis par le traumatisme.
Contrairement aux autres fois, trouver quelque chose à rapporter du monde extérieur ne demande pas beaucoup d'effort. Malgré la déception de Mae de ne pas pouvoir assister en personne à l'exécution des plans machiavéliques de Jack, et son manque d'enthousiasme lorsque le plus jeune de ses deux frères lui a promis de tout lui raconter le soir-même, elle apprécie grandement les récits de ses deux visiteurs. Elle se demande vaguement s'ils ont été épargnés à dessein, avant de se trouver bien égocentrique d'envisager cette éventualité. Pourquoi est-ce que Jack leur ferait cette fleur ? Caes se considère déjà chanceux qu'il ne lui en veuille pas plus de le tenir à l'écart. Quoi qu'il en soit, l'assignée à résidence est contente que ses amis puissent lui décrire ce qu'ils ont vu en détails, même si elle ne doute pas qu'on ne soit nulle part en sécurité et qu'ils ont donc dû manquer de nombreux spectacles encore. Au moins, Caesar aura tout de même quelques exclusivités à lui transmettre en rentrant.
— Le connaissant un peu, j'ai envie de dire oui. Mais je ne veux pas savoir pourquoi… commente la blondinette en souriant.
Son nez se fronce et un frisson la parcourt tout de même à l'idée des bizarreries qu'elle ne se pense pas capable d'imaginer mais qu'elle estime pourtant à la portée du meilleur ami de son frère. Bien malgré eux, ses deux camarades la rejoignent rapidement dans cet exercice mental, et donc dans sa grimace.
Ils sont dans la cuisine, alors qu'ils achèvent chacun de se préparer à manger. Assise à la table carrée, sur un tabouret à l'opposé de la fenêtre et de l'évier, Mae a réussi à faire illusion en se mixant un velouté de légumes dans une grande tasse opaque, qu'elle a recouverte d'un couvercle avec une paille en métal. Elle devrait pouvoir prétendre de le boire sans soulever de questions. L'inox pétille entre ses doigts, mais c'est presque la plus agréable des sensations inattendues qu'elle a été amenée à découvrir depuis son réveil, alors elle arrive à ne rien laisser paraitre.
— C'est un monstre ! insiste la marginale avec véhémence, remuant son bol de salade avec plus de force que strictement nécessaire.
— C'est toi qui dis ça ? se permet Nels à côté d'elle, un sourcil haussé.
Il arrive à rester beaucoup plus minutieux dans la confection de son sandwich qu'elle ne l'est dans celle de sa composition de saison, car il est beaucoup plus indulgent par rapport aux embuscades tendues par Jack. Certes, son ingéniosité sera un record à battre pour de longues années, mais on peut tout de même reconnaître qu'il a fait preuve de modération dans les impacts de ses farces. Ils ne doivent sans doute cet élan de retenue qu'à la bonne influence de Caesar, d'autant plus marquée maintenant qu'il est de retour à ses côtés. Toujours est-il que la jeune fille à bonnet ne devrait pas juger le surdoué aussi durement quand elle est elle-même capable de plans presque aussi malins.
— C'est quoi, cette accusation ? s'étonne cette dernière.
Elle est prise de court qu'il semble se retourner contre elle alors qu'il était jusqu'ici plutôt d'accord avec son opinion sur ce qui se déroule sans doute encore en ce moment-même dans l'enceinte de leur lycée.
— Tu vas vraiment pousser Mae sous le bus pour l'article d'FYI qui m'a fait me faire larguer ?
Les deux jeunes filles ouvrent de grands yeux à ce rappel. Il est rare que le garçon du groupe soulève le sujet de son ex petite amie. Habituellement, c'est sensible, pour lui. Et le rôle qu'ont joué ses deux copines dans la triste conclusion de leur relation l'est encore plus. Voilà donc une remarque qui est sincèrement inattendue de sa part.
— Er… De un, tu ne t'es pas fait larguer, c'est toi qui t'es débarrassé d'elle. Et de deux, ce n'était pas gratuit, c'était pour ton bien, proteste Ellen.
Elle doit prendre un peu sur elle, mais parvient à ne pas se laisser complètement déstabiliser par ce commentaire. D'un part, elle assume sa décision de lui avoir fait de la peine pour son bien, et d'autre part, elle ne la trouve en plus pas comparable aux élans presque sadiques de Jack. Nelson ne les aurait jamais écoutées si elles l'avaient confronté directement. Elle n'a aucun doute là-dessus. Et elles étaient sûres, preuves à l'appui, que la rouquine l'utilisait comme une vulgaire marionnette bon marché. Elles voulaient le protéger, ni plus ni moins. Elles ne se sont pas réjouies du choc et la trahison sur son visage ; Jack, lui, n'est pas à l'abri de ce genre de soupçons.
— Je dois vraiment faire la liste de tous tes autres plans pourris ? poursuit le garçon dans ce qui se rapproche de plus en plus à des remontrances.
L'objection précédente est pourtant valable, mais elle ne couvre selon lui pas tous les cas dans lesquels la marginale s'est comportée de manière tout aussi pernicieuse que Jack aujourd'hui, si ce n'est plus.
— Hey ! Au moins, j'ai des idées, moi ! elle se défend.
Elle n'a pas d'argument concret cette fois, car elle commence à se sentir ni plus ni moins qu'attaquée, désormais. Lâchant les couverts à salades qu'elle a entre les mains, elle croise les bras.
— Wow. Les gens. Du calme… J'ai raté un truc ? intervient alors Mae.
Que le ton monte doucement mais sûrement entre ses deux amis de l'autre côté de la table ne la laisse pas indifférente. Elle ne les a jamais vus comme ça. Elle a été si préoccupée à les tranquilliser sur son propre état d'esprit qu'elle a n'a pas encore au beaucoup de temps pour s'attarder sur le leur en dehors de leur inquiétude pour elle. Est-ce que quelque chose se serait produit en son absence ?
— Nan. Enfin, si, mais c'est rien.
Nelson chasse le problème avec une mimique et un geste vagues, alors qu'il est pourtant celui à l'avoir soulevé. En dépit de sa posture toujours fermée, Ellen se montre plus ouverte :
— J'ai essayé d'aider à te retrouver, et Nels n'a pas apprécié mes méthodes, c'est tout, elle explique.
Il n'est pas difficile pour elle de comprendre ce à quoi son camarade fait allusion, même si ça sort un peu de nulle part. Elle récolte une œillade insatisfaite de sa part pour l'avoir exposé, puisqu'ils avaient décidé ensemble de ne pas parler de tout ça à Mae, mais il l'aura cherché. Il n'est visiblement pas aussi capable qu'il ne l'a clamé de mettre derrière lui les forées de Jack dans le domaine policier.
Les premiers jours après son retour, ça n'avait pas traversé l'esprit de la marginale de parler à leur amie retrouvée de tout ce qu'avait envisagé le tatoué pour expliquer sa disparition. Dès qu'il avait été question d'enfin pouvoir se revoir en personne, cependant, l'adolescente gantée en toute saison s'était brusquement souvenue de son enquête parallèle et malheureusement infructueuse, et surtout des hypothèses étranges qu'elle l'avait amenée à considérer, au sujet de son père notamment. Ne sachant pas trop ce que le petit blond avait dit à son meilleur ami, les deux plus jeunes adolescents avaient décidé de garder le silence dans un premier temps. Et puisque la principale intéressée n'avait ni abordé le sujet ni seulement semblé en avoir connaissance, ils n'avaient pas été incités à vouloir lui en parler. Mais il semblerait que son aigreur sur le sujet rattrape Nelson, alors autant crever l'abcès.
— Comment ça ? Qu'est-ce que tu as fait ? demande Mae.
C'est bien la première fois que la décorrélation de ses sensations à ses comportements est potentiellement une bonne chose, car elle a peut-être une chance de ne pas être devenue aussi pâle qu'elle se sent. Elle est au courant que Jack s'est approché dangereusement près de la vérité ; les Kampbell en avaient la preuve avant même qu'il ne fasse aucun effort auprès de Caesar pour le nier. Néanmoins, elle pensait que ses deux meilleurs amis avaient été épargnés. Elle pensait qu'ils étaient en parfaite sécurité loin de toutes ses histoires. Elle se raccrochait à cette idée, même. Leur cacher des choses est le seul moyen de les maintenir en sécurité, et c'est tout de suite beaucoup moins difficile de s'y astreindre quand elle sait que la seule façon dont ils pourraient tout découvrir serait justement si elle leur en parlait. Mais ce ne serait même pas le cas ? Ils pourraient déjà être potentiellement considérés comme complices si tout devait éclater au grand jour, alors qu'elle n'aura même pas eu l'occasion de les avoir réellement à ses côtés dans ce qu'elle traverse ? Qu'est-ce qu'Ellen aurait pu découvrir ?
— Rien, en plus. Elle a suivi Jack dans ses théories à dormir debout, et ils n'ont rien fait à part donner des grands coups d'épée dans l'eau, répond Nelson à la place de l'interrogée.
Il est autant agacé d'avoir abordé le sujet que de l'état dans lequel il le met. Et bien plus qu'il n'en a après sa camarade, en fin de compte. Il ne sait même pas pourquoi s'est venu sur le tapis. Sans doute parce que c'est après Jack, qu'il en a le plus, mais comme il n'est pas là, c'est sa complice, pourtant moins responsable que lui, qui prend.
— Au moins, j'ai essayé de faire un truc ! cette dernière continue de se défendre.
Si elle n'avait pas déjà croisé les bras, elle le ferait à nouveau. Elle n'a pas été élevée pour penser qu'essayer est un tort.
— Ne vous disputez pas pour ça ! Mae revient sur son plaidoyer pour la paix, cachant son soupir de soulagement dans sa prise de parole.
Jack n'a pas dit à Caesar qu'il avait partagé ses avancées avec la marginale, mais d'après la façon dont en parle Nelson, le petit blond ne l'a pas tenue au courant du fait qu'il avait eu confirmation que l'histoire officielle n'était pas la stricte vérité. Mae le remercie silencieusement pour sa retenue, tout comme elle l'a fait lorsque Caes a rapporté qu'il avait accepté de ne plus creuser. Elle se doute que ça ne doit pas être facile pour lui, tête de mule à l'ego de bonne taille. Elle voudrait dire surdimensionné, mais dans son cas sa suffisance est la plupart du temps justifiée, aussi exaspérante elle puisse être.
— On se dispute pas… se reprend instantanément son plus vieux copain.
Il sait que c'est lui le premier à avoir un peu haussé le ton, et il le regrette. La dernière chose qu'il voulait, c'était ajouter aux tracas de Mae. Mais ça a été plus fort que lui, c'est sorti tout seul. Et comme à chaque fois que ça lui est arrivé, avec Ellen déjà comme avec Jack une autre, il n'est pas fier de lui, ou en tous cas pas fier du résultat.
— Et puis au pire, vous en avez plus pour longtemps à me supporter, puisque je pars bientôt, tranche Ellen, toujours froissée, malheureusement.
— Comment ça, tu pars ? relève Mae.
Elle n'est pas certaine d'apprécier l'ascenseur émotionnel qu'elle est en train de subir.
— Le lendemain de l'anniv' de Nels, je pars. Mes parents m'emmènent en Italie pour l'Été, précise l'autre jeune fille, avec une moue boudeuse.
— Oh. Tu veux dire en vacances ! comprend le garçon avec un soulagement audible.
Son pic d'inquiétude à son annonce précédente lui a fait oublier toute rancœur. Et ça tombe bien, parce que de toute façon, elle était déplacée.
— Et c'est parce que t'y es déjà allée, que tu tires cette tête ? pouffe Mae, elle aussi rassurée.
Elle a failli avoir peur. Et si ce n'est que ça, elle ne comprend pas la mine déconfite de son amie.
— Non. C'est parce que je ne vais pas être là pendant 2 mois, explique Ellen.
Elle fronce les sourcils, parce qu'il lui semblait que ça tombait sous le sens. Elle n'a pas l'impression que son ressenti soit respecté…
— Être là pour quoi ? poursuit pourtant sa comparse dans ses questions, toujours pas en phase avec ce qui la dérange.
— Bah… Être avec vous ! elle déclare sur le ton de l'évidence, écartant les mains.
— Ell' ! Tes parents t'emmènent en voyage pour toutes les vacances scolaires. C'est pas nouveau. Vous êtes même partis en Février, après ce qui venait de se passer, lui rappelle Mae, amusée à présent.
— Je sais. Mais c'est pas pareil, continue de se plaindre l'interpellée.
Ses arguments sont clairement plus affectifs que pragmatiques, mais au moins ses interlocuteurs les comprennent, maintenant. Celle qu'elle pense abandonner décide alors de la contredire gentiment mais fermement :
— Pour moi, si ! Tu vas nous manquer, bien sûr, comme à chaque fois, mais à choisir, je t'avoue que je préfère que tout se passe normalement autour de moi. Je ne veux pas que vous bouleversiez vos plans pour moi. Si tu restes au lieu de partir, ça ne fera que me rappeler que quelque chose ne va pas, et c'est l'inverse de ce que je veux. On ne peut pas changer ce qui s'est passé, mais si on ne va pas de l'avant, alors on laisse cette histoire continuer à nous affecter et… Je ne veux pas ça !
Pour tous leurs efforts, ils ne pourront jamais réellement rattraper les mois qu'elle a perdus lorsqu'elle était littéralement retenue ailleurs. Le mieux qu'elle puisse espérer, c'est que la vie reprenne son cours. Au contraire, à trop vouloir réparer le passé, ils dégradent le présent qu'ils pourraient avoir ensemble.
Certes, les Quanto ne partiront nulle part cette année comme ils ont pu le faire d'autres Été. Ils jouent moins les globe-trotteurs que les Illipardi, à la fois en termes de fréquence et de durée, mais il leur arrive de se dépayser tout de même. Ces grandes vacances scolaires ne s'y prêtent cependant pas pour de multiples raisons. Même s'il n'y avait pas le souci de discrétion, Mae n'est pas encore tout à fait remise de ses émotions, et Caesar non plus. Et Markus va commencer les stages sous peu, en plus du fait qu'il ne voudrait pas laisser Rob alors qu'il est toujours officiellement comateux. Sa famille directe est affectée par la situation, mais la benjamine de la fratrie n'estime pas que ce moratorium s'étende à ses amis. Elle s'en voudrait de les brider, alors qu'au contraire, ça lui fait plaisir de les savoir s'amuser.
— Franchement, tant que tu pars après mon anniversaire, c'est bon, renchérit Nelson pour détendre l'atmosphère.
Toujours tout ramener à ce qui est arrivé à Mae, même lorsqu'il est question d'une amélioration, finit par devenir oppressant pour tout le monde. Il ne faut pas accorder ce pouvoir à ceux qui lui ont fait du mal.
Suite à son commentaire, il réussit à feindre l'indifférence à la perfection pendant quelques secondes seulement avant qu'un sourire n'étire irrésistiblement ses lèvres. Il récolte un coup de coude entre les côtes flottantes de la part d'Ellen, qui le fait éclater de rire, et achève de lui faire mettre de côté ses ruminations coupables d'un peu plus tôt. Ses deux amies ne tardent pas à le rejoindre dans son hilarité, toute animosité oubliée. Machinalement, il passe un bras autour du cou de la plus proche de lui, et tend la main vers l'autre pour qu'elle les rejoigne dans leur étreinte.
Alors qu'Ellen lui rend son affection en lui entourant la taille, Mae commence déjà à contourner la table pour répondre à son appel silencieux. C'est un réflexe : lorsque Nelson lui fait signe, elle accoure. Ce n'est qu'en passant le coin du meuble qu'elle se rend brusquement compte de ce qu'elle s'apprête à faire. Elle ne peut pas s'approcher d'eux ! Ben ne l'a pas préparée. Il ne savait pas qu'ils arriveraient avant le soir. Ils ont bien averti leur camarade de leur changement de programme, mais la petite blonde n'a pas voulu déranger son soigneur de l'Espace lorsqu'elle a reçu leur message. Elle s'était dit qu'elle saurait éviter le contact, comme elle l'a finalement fait pendant leurs précédentes visites. Elle avait osé prendre confiance en elle.
Improvisant à toute allure, elle donne un coup de coude dans sa tasse sur son passage, qui l'envoie par terre derrière elle dans un arc de cercle descendant qu'elle s'efforce de suivre avec autant de naturel que possible. L'objet de céramique explose en rencontrant le carrelage, son contenu se répandant sur les dalles, et de gros éclats valsant autour de lui. Laissant échapper une onomatopée de maladresse pendant que les autres occupants de la pièce manifestent leur surprise de manière assez similaire, Mae s'agenouille déjà pour commencer à ramasser les morceaux.
— Aouch ! elle s'écrie hélas presqu'immédiatement.
Elle relève le genou qu'elle a mis à terre, comprenant qu'elle a malencontreusement pris appui sur un morceau de tasse ayant valdingué un peu plus loin que le reste. À cette expression de douleur, Nelson se précipite à ses côtés, s'accroupissant à son tour. Par chance, il n'ose pas poser les mains sur elle avant de savoir où elle a mal exactement.
— Ça va ? Tu t'es coupée ? il demande avec urgence, cherchant du regard l'origine du problème.
— Ow ow ow ow ow ! elle continue dans ses exclamations de douleur, incapable de lui répondre.
Elle est tout à coup submergée par l'information de l'atteinte à son intégrité corporelle. Elle a commencé par ressentir la vive piqûre du morceau de céramique à travers le tissu de son pantalon, ce qui est normal, et ensuite, c'est comme si quelqu'un avait tourné le volume à fond sur cette sensation. Et ça, ça n'a rien de normal. La douleur amplifiée sature tout son esprit comme s'il ne voyant pas d'autre priorité que cette petite entaille.
— Montre-moi, on va passer ça sous l'eau, propose gentiment Nels, présumant que c'est sa main qui est touchée à la façon dont elle s'est recroquevillée sur elle-même.
— Non !! elle rejette son offre aussi bien que son approche, se dégageant brusquement pour éviter le contact.
Il la dévisage avec surprise, la main figée dans le vide. Elle n'a jamais reculé devant lui. À vrai dire, personne n'a jamais reculé devant lui. Il a 17 ans ; personne n'a jamais eu peur de lui de cette façon. Au mieux, il a pu en intimider deux trois, pas plus. Il n'était pas préparé à provoquer cette réaction. Mais il ne le prend pas personnellement, il comprend bien que ce n'est pas lui le problème. Son inquiétude pour sa meilleure amie s'amplifie.
— Er… Je veux dire, c'est mon genou, pas ma main. Ça va aller, Mae se reprend, plus doucement.
Elle fait tout son possible pour regagner une contenance malgré l'extrême douleur qui la traverse toute entière, irrépressible et disproportionnée. Comment est-ce qu'lle va se sortir de cette situation ?
— T'as pas l'air bien, se permet de commenter Ellen, toujours debout en ce qui la concerne, à observer ses deux amis accroupis en contrebas avec un pli sur le front.
Nelson lève les yeux vers elle et croise son regard. Au moins, il n'est pas le seul à sentir que quelque chose cloche. Personne ne devrait réagir de cette façon après s'être blessé par maladresse. Pas si tout va bien. Mae a fait tomber sa tasse, ce sont des choses qui arrivent. Qu'est-ce qui l'a autant secouée dans ce qui vient de se passer ? Et pourquoi est-elle aussi réfractaire à ce qu'on veuille s'occuper d'elle ?
— J'ai été surprise, c'est tout, se justifie Mae.
Le sourire qu'elle force est heureusement pour elle un peu plus convainquant qu'elle ne le pense. Elle se redresse du mieux qu'elle peut, sans avoir la bande passante pour s'étonner que ses membres lui répondent malgré les fourmillements qui la parcourent. Nelson se relève aussi, la couvant du regard comme s'il avait peur qu'elle tombe en morceaux. Il ne tente aucun geste pour la soutenir, pas remis de celui de recul qu'elle a eu un peu plus tôt.
— Je vais chercher de quoi nettoyer ça, se propose alors Ellen en désignant du menton le velouté de légumes et les bouts de tasses toujours par terre.
Nelson semble avoir la situation de la blessure à peu près sous contrôle, et elle souhaite se montrer serviable à son tour.
— Non ! C'est pas la peine, je vais le faire, s'interpose à nouveau Mae.
Elle récolte de plus belle une paire de regards interrogateurs. Nelson essaye d'être amusé par ses protestations, malgré son inquiétude quant à ce qu'elle pourrait bien dissimuler.
— Mae, tu t'es fait mal. Va plutôt mettre un pansement, c'est bon, on s'occupe du reste, il tente de négocier.
— Je ne saigne même pas. Je peux ramasser mes propres bêtises, elle lâche sèchement et sans appel.
Elle prie intérieurement pour que son exaspération soit interprétée comme un besoin d'indépendance en cette période où tout le monde est encore tout le temps aux petits soins autour d'elle, et ne fasse pas de peine à ses amis. Les laissant là, tout de même bien perplexes à sa réaction abrupte, elle s'engouffre dans le couloir en direction du débarras au fond de la maison, là où Kayle a été ramené. Il ne devrait rester aucune trace qu'il s'est passé quoi que ce soit de bizarre dans cette pièce, mais elle préfère ne pas prendre de risque en laissant Ellen s'y rendre. Aussi et surtout, elle voulait s'isoler pour ne pas que ses amis puissent voir à quel point elle a toujours mal. Elle n'a pas menti, il n'y a effectivement pas une goutte de sang sur son genou, et pourtant elle a l'impression que sa jambe a été transpercée de part en part par un tisonnier brûlant. Elle laisse enfin les larmes couleur sur ses joues alors qu'elle lutte pour ne pas perdre l'équilibre. Ça fait tellement mal ! Ce n'était qu'une simple coupure, qu'elle n'a même pas vu saigner, et elle est proche de tomber dans les pommes. Est-ce que c'est ainsi qu'elle va ressentir la moindre douleur à partir de maintenant ? Est-ce que ses sens en pagaille sont désormais incapables d'en reconnaître les différents degrés et donc lui transmettent tout à la puissance maximale ?
Par chance, la sensation commence enfin à se résorber une fois qu'elle a atteint la porte du cagibi. Elle devrait donc avoir une chance de faire oublier cet étrange emportement passager à ses camarades. Tant mieux, parce qu'elle ne sait pas quelle excuse elle aurait pu trouver pour leur demander de partir. Est-ce qu'elle aurait dû faire appel à Ben voire Andy ou Chad, pour qu'aucun soupçon ne subsiste ? Est-ce qu'elle aurait osé, si vraiment elle s'était retrouvée face à cette obligation ? Elle n'a échappé que de justesse à la catastrophe. Et pas seulement d'être découverte, mais de mettre Ellen et Nelson physiquement en danger direct. Comme c'était présomptueux de sa part de penser qu'elle avait la situation sous contrôle…
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