2x11 - Sables mouvants (1/18) - Coup d'envoi
On prend tellement de choses pour acquises. Beaucoup trop, sans doute. On vit avec des certitudes qui ne devraient pas en être, et des évidences dont on ne se rend même pas compte qu'on n'a jamais eu la moindre preuve. Et ce n'est même pas par confiance aveugle ou refus de se poser les bonnes questions. Car oui, on remet pourtant bien assez souvent en doute notre réalité, et à des degrés suffisamment avancés pour que ça relève de plus que de l'illumination passagère, d'un éclair de lucidité impossible à capter dans une obscurité bénie. Non, on sait admettre qu'on n'est jamais à l'abri de rien, et que tout peut toujours basculer d'un instant à l'autre. On a bien conscience que la vie est courte même lorsqu'elle est longue, et fragile malgré sa force parfois incroyable. Impossible d'oublier que la tragédie peut frapper à tout moment, fulgurante et impitoyable. Tout ce qu'on a inspire la reconnaissance ; tout ce qui pourrait nous le retirer, la prudence.
Mais pour tout notre discernement et notre prévoyance, est-ce qu'on peut vraiment être préparé à avoir quelque chose d'aussi viscéral que ses cinq sens tellement chamboulés que la seule manière qu'on trouve de décrire ce qui nous arrive, c'est qu'on peut encore distinguer les couleurs mais plus les formes ?
En l'occurrence, la vue de Mae est absolument parfaite, en termes de contours et de détails autant qu'en terme de coloris, mais elle ne trouve pas d'autre analogie. Celle-ci n'est pas idéale, mais elle se raccroche à ce qu'elle peut. Il semblerait qu'il y ait tout un éventail de phénomènes neurologiques qui font associer une couleur, un son, une saveur, voire une sensation un peu plus abstraite à des concepts comme les chiffres ou les lettres. Mais sa propre expérience va beaucoup plus loin que ça. Peut-être pas dans la même direction, cela dit. C'est plutôt comme si elle n'associait plus la bonne sensation à la bonne chose.
Comme maintenant, par exemple. Elle a les mains posées sur la surface lisse et froide de la table de la cuisine. Elle sait et elle peut bien voir que c'est la même surface qu'elle a toujours connue, qu'elle est toujours aussi lisse et n'a aucune raison d'être plus tiède que d'habitude. Et quelque part, son cerveau reconnaît que ce sont les mêmes stimuli que les capteurs sensoriels sous sa peau lui remontent qu'ils lui ont toujours remontés chacune des nombreuses fois où elle a fait ce geste avant son enlèvement. Pourtant, aujourd'hui comme chaque jour depuis son réveil, ce n'est pas du tout les informations qu'elle reçoit. Ou a l'impression de recevoir, en tous cas, peu importe. Encore une fois, à défaut d'une meilleure comparaison, elle dirait que ça se rapproche de quelque chose comme le goût de la sauce piquante. Par le toucher. C'est indéniablement étrange, mais au moins pas douloureux, donc elle ne s'insurge pas autant de ce ressenti que d'autres. Elle ne peut cependant pas non plus dire qu'elle arrive à s'y faire.
Pour toutes les nouvelles sensations qu'elle a bien dû découvrir ces derniers temps, le plus souvent à ses dépens malgré quelques bonnes surprises, elle ne peut pas s'empêcher de se demander s'il n'y en a pas des anciennes qu'elle n'éprouvera plus jamais. Et pour peu qu'elle arrive à en isoler certaines, à se faire la remarque consciente qu'effectivement elle n'a pas correctement ressenti telle ou telle exacte sensation depuis avant son enlèvement, est-ce qu'elle serait seulement capable de se les imaginer de mémoire ? Est-ce qu'on garde réellement le souvenir d'une sensation à proprement parler, ou bien est-ce qu'on se contente de savoir la reconnaître lorsqu'on y est confronté ?
— Hey, frangine. La forme ? la salue Caesar depuis le seuil de la pièce.
Il est en train d'achever d'enfiler sa seconde chaussure, et a considéré sa petite sœur pendant un petit moment avant de décider de la tirer de ses ruminations. Parfois, il devine qu'il vaut mieux la laisser aller au bout de son raisonnement tranquille, et d'autres, il estime qu'il vaut mieux l'interrompre.
— Ça va... Et toi ? Dernier jour de lycée ! Ça fait quoi ?
Elle lui accorde instantanément toute son attention et parvient habilement à tourner la conversation vers lui, peu désireuse de partager son humeur. Elle n'est pourtant pas si mauvaise, simplement un peu mélancolique, mais l'adolescente préfère tout de même vivre par procuration à travers son frère dans l'immédiat plutôt que rester à se morfondre de tourner en rond aussi bien dans sa tête que dans la maison. Elle l'envie un peu d'avoir pu retourner aussi rapidement au lycée après sa sortie de l'Institut. Elle a reçu de la visite tous les jours de cette semaine, mais ce n'est pas pareil que de pouvoir circuler librement dehors. Bien qu'elle soit la première à admettre qu'elle n'y est pas encore prête, que ça représenterait un risque aussi bien d'exposition pour tout le monde que tout bonnement d'inconfort pour elle, la situation reste pesante.
— Pas grand-chose. Et puis bon, j'ai encore à y retourner cet Été pour compenser mon temps à Lakeshore, répond le grand brun.
Il a un bref froncement de nez et un haussement d'épaules, plutôt indifférent que désappointé par la perspective de cours de rattrapage. Mae va en avoir aussi, puisqu'elle a manqué une période de l'année scolaire presque aussi longue que lui, et il espère par sa désinvolture tempérer l'enthousiasme de la question – qui trahit clairement une certaine frustration de la part de sa petite sœur – sans pour autant inverser la tendance et la rendre appréhensive. C'est un équilibre délicat.
— Pourtant Papa m'a dit que le Docteur Conway lui avait dit que tu avais continué à potasser quand tu étais là-bas, s'étonne Mae.
Elle doit joindre le geste à la parole pour souligner le parcours sinueux que l'information a suivi avant de lui parvenir. C'est une sorte de demande indirecte de confirmation, au cas où le bouche à oreille aurait transformé la vérité. Caes sourit à cette gymnastique manuelle.
— Ouais, mais j'ai quand même un peu de retard, et surtout des contrôles à passer.
Cette réponse confirme à la fois ce qu'elle vient de dire et sa propre déclaration précédente, finalement pas contradictoires.
— Tu as toujours été plutôt bon élève. Et si jamais tu devais avoir besoin d'un coup de pouce, ton meilleur pote est un génie ; pourquoi est-ce que tu ne peux pas juste profiter un peu, pour une fois ?
La benjamine est atterrée par les objections beaucoup trop raisonnables de son plus jeune aîné. Pourquoi penser aux classes d'Été maintenant ? Aujourd'hui reste son dernier jour officiel de lycée.
— Profiter de quoi ? C'est juste un autre jour sur Terre. Rien de spécial. Et il n'y a rien de mal à ça, d'ailleurs, Caesar continue dans son élan de modération.
Il doit se retenir de sourire plus largement à la façon dont sa sœur exacerbe clairement toute seule son impression d'enfermement. Il ne pourrait se le permettre que s'il savait comment y remédier, et ce n'est hélas pas le cas.
En ce qui le concerne, il y a déjà bien assez d'animation autour de lui pour qu'il veuille y ajouter sans stricte nécessité. Il n'était déjà pas particulièrement impatient d'atteindre la fin de sa scolarité en Septembre, et ça n'est pas allé en s'améliorant au fil des mois. Avant comme juste après la prise d'otages, ce n'était pas vraiment présent dans son esprit. Puis, c'est justement en se questionnant sur son avenir qu'il a entamé cette phase dépressive qui a fini par l'amener à s'ouvrir le bras. Et maintenant, il doit jongler entre des extraterrestres, des agents spéciaux, des fantômes dans la machine, des pirates informatiques, et un scientifique fou, le tout en s'efforçant d'empêcher son meilleur ami, judicieusement décrit comme un génie à l'instant, de découvrir quoi que ce soit. La routine lui est très alléchante, ces jours-ci. Mais il est vrai que Mae et lui y ont toujours eu un rapport très différent. Il a toujours été le plus casanier de la fratrie.
— Dis-moi au moins que vous avez prévu des blagues pour les autres classes, l'implore gentiment Mae, tentant de se rabattre sur ce qu'elle peut.
C'est triste à dire, mais le sérieux de son fraternel l'abat encore plus sûrement que ses propres considérations. Elle ne croyait pas que ce serait possible, mais c'est toujours bien de ne pas perdre sa capacité à être surprise.
— Jack s'en est probablement chargé. Des trucs monstrueux, le connaissant, lui accorde Caesar.
Ses yeux se perdent momentanément dans le vide alors qu'il considère avec horreur ce que son meilleur ami a bien pu manigancer pour honorer cette tradition.
— Et tu n'as pas participé, déduit sa sœur de son utilisation de marqueurs d'incertitude, le foudroyant d'un regard à la fois accusateur et déçu.
— Apparemment, je suis "très mauvais pour regarder les gens se faire entarter sans me décomposer". Donc, ne pas être tenu au courant m'évite de "ruiner le fun de tout le monde". Ce sont les mots de Jack, pas les miens, s'explique son plus jeune aîné.
Il a marqué les guillemets de la voix aussi bien que du geste, et il laisse enfin s'étirer son sourire amusé, maintenant qu'il est dirigé vers lui-même.
— C'est sage, je suppose, commente Mae avec une petite moue.
Son ton est toujours aussi dépité, ce qui est en désaccord avec le compliment qu'elle accorde, mais il reflète en réalité sa déception de ne pas pouvoir obtenir plus d'informations sur les festivités de la journée. Encore quelque chose qu'elle va manquer, tout ça parce qu'une savante folle ne pouvait pas accepter que quelqu'un s'oppose à ses desseins funestes.
— Ce sera sûrement filmé, tu sais, lui propose Caesar pour la consoler.
Il n'a pas besoin de faire un effort d'observation pour deviner qu'elle aimerait pouvoir y être ; le regard songeur qu'elle accorde à ses mains toujours à plat devant elle en dit long.
— C'est pas pareil, elle se lamente tout de même.
Elle résiste de justesse à l'envie d'apposer sa joue à la surface de la table, uniquement parce qu'elle n'a pas très envie de propager l'étrange sensation qu'elle ressent déjà sur ses paumes à son visage. Elle n'a même pas la garantie que ce serait la même, d'ailleurs.
— Je sais. Mais d'un autre côté, est-ce qu'il ne vaut pas mieux rater quelques trucs maintenant pour pouvoir profiter de tout plus tard ? lui offre alors son frère, philosophe.
— Comment est-ce que tu t'es habitué à être enfermé comme ça, toi ? elle rétorque, braquant ses yeux sur lui avec plus d'intensité qu'auparavant.
Il a été coincé à l'Institut des mois, sans possibilité de sortir ou savoir ce qui se passait au dehors, à voir toujours les mêmes personnes. Et il en est revenu plus stoïque que jamais. Il défie même le calme de leur père, ces temps-ci. Comment ? Elle est réveillée et donc confinée à demeure depuis une quinzaine de jours, et elle ronge déjà son frein. Et pourtant, elle a commencé à recevoir de la visite.
— Tu n'es pas enfermée. Et je ne l'étais pas non plus, il objecte pour justifier son incapacité à répondre à cette question, secouant la tête à la négative.
— C'est tout comme.
Elle n'accepte pas ce qu'il dit, et retire enfin ses mains de la table pour croiser les bras. Il n'aime pas la voir comme ça, mais il ne sait pas quel autre argument apporter pour lui remonter le moral. Il choisit donc de changer de sujet :
— En parlant de Jack, il voudrait être l'un de tes tuteurs, cet Été.
Avec un peu de chance, peut-être qu'ils sont dans l'une de ses situations où elle n'a pas besoin qu'on la fasse changer d'avis mais simplement qu'on l'écoute, auquel cas elle ne se formalisera pas qu'il lâche l'affaire.
— Est-ce que tu cherches à le défigurer ? Ça y est, tu satures de ses jolis airs de minet ? s'étonne Mae.
Elle est soudain perplexe, la distraction curieusement efficace. Caes pouffe à l'idée que Mae puisse faire du mal à Jack. Il la sait suffisamment prudente et le blondinet suffisamment malin pour éviter la catastrophe. Aussi, il se retient de la prévenir que le petit génie a plus de cicatrices qu'elle ne pourrait le croire, au point de ne sûrement pas être à une près.
— Ce que je cherche surtout, c'est un refus direct de ta part pour que ça ne sonne pas comme un mensonge lorsque je le lui transmettrai, avoue le grand brun en toute honnêteté.
Jack s'est porté volontaire courant de semaine, invoquant son QI, mais aussi son jeune âge qui le rend plus accessible, deux choses dont aucun des professeurs de Walter Payton à avoir proposé leurs services ne peut se vanter. Caesar a immédiatement compris que son camarade cherchait juste un prétexte pour pouvoir en apprendre plus sur ce qui se passe chez eux, ce qu'il a au moins eu l'obligeance de ne pas chercher à cacher. Malgré tous les contre-arguments selon lesquels il est imprévisible, rapidement soûl, facilement séduit, et surtout un vantard invétéré, le petit blond n'a cependant pas démordu du fait qu'il est très doué pour garder les secrets. Une meilleure excuse va donc être nécessaire pour lui faire lâcher l'affaire de manière définitive.
— Il avait quelle matière en tête ? interroge Mae.
Elle est vaguement curieuse du cheval de Troie que le tatoué aura imaginé pour s'introduire dans leur routine. De toutes les personnes qu'ils craignent pouvoir découvrir quelque chose, c'est sans doute de lui dont elle a le moins peur. Mais elle comprend la décision de garder leur comité au strict minimum.
À défaut d'une réponse précise à apporter, Caes se contente de confirmer les intentions du surdoué, au cas où elle ne les aurait pas déjà saisies :
— Il n'a pas émis de préférence. Mais peu importe, il veut juste entrer ici pour enfin être en position de capter ce qu'on fabrique.
Mae réfléchit un bref instant avant d'apporter une solution à son problème :
— Tu peux lui dire merci mais non merci, parce que... je ne pense pas que je pourrais rester concentrée si c'est lui qui me fait cours. Ça sonne vrai ? elle improvise comme rejet poli de la proposition.
— Ça flatte juste assez son ego pour qu'il y croie, la félicite Caes en hochant la tête, impressionné par sa créativité.
— D'un côté, ce n'est pas exactement un mensonge, c'est juste que ce ne serait pas pour les raisons qu'il va s'imaginer.
La benjamine préfère rester modeste quant à ses talents de menteuse, parce qu'il n'y a franchement pas de quoi en être fière. Elle ne se sentait pas aussi mal quand il s'agissait de cacher le secret de Strauss. Peut-être parce qu'elle était la seule à la connaître, et n'avait pas à écarter certains proches plutôt que les autres, comme c'est le cas aujourd'hui avec son propre secret.
— Qu'est-ce que tu fais encore là, toi ? T'es pas déjà en retard ? intervient tout à coup leur aîné à tous les deux.
Markus vient de dévaler les escaliers quatre à quatre, et freine brusquement afin de ne pas bousculer son frère, à quelques mètres du pied des marches. Sa sacoche a ses pieds, il termine de boutonner la chemise qu'il a enfilée par-dessus son T-shirt, tout en dévisageant son cadet avec une certaine alarme. Il n'a pas l'air d'avoir eu le temps de se coiffer.
— Er... Non, pas encore. Pourquoi ? répond Caesar à cette arrivée soudaine et légèrement paniquée.
Il doit pivoter sur lui-même pour arriver à suivre l'avancée précipitée de son frère vers la sortie.
— Parce que moi, oui ! Hey, Mae ! Passe une bonne journée. À tout à l'heure !
Après avoir salué sa sœur sur son passage, l'étudiant récupère son sac, puis s'engouffre dans la porte d'entrée. Les horaires de la fac sont généralement un peu plus étendus que ceux du lycée, donc si Caes n'est pas encore en retard, peut-être que Markus ne l'est pas autant qu'il pensait l'être, mais tout de même. Il ne se souvient pas de la dernière fois où il a eu une panne de réveil. Il ne se souvient pas non plus avoir été plus fatigué que d'ordinaire hier soir, ou s'être couché particulièrement tard.
— Merci. Bonne journée à toi aussi, lui renvoie Mae alors qu'il a déjà disparu.
Elle ne se laisse pas perturber par un tel empressement. Déjà parce qu'il peut se passer des choses étranges lorsqu'elle se laisse perturber, et ensuite parce qu'elle apprécie, au fond d'elle, que les études de son frère restent une priorité pour lui.
— Bon. Bah je vais y aller aussi, alors. À plus, son autre frère prend également congé, empruntant le même chemin après un signe de la main.
— C'est ça, à plus. Je serai là... répond une fois de plus la benjamine alors que son interlocuteur est déjà parti.
Peut-être qu'il a raison. Peut-être qu'il vaut mieux sortir plus tard que trop tôt. Si elle perd patience et se précipite, ce n'est pas seulement qu'elle retardera son échéance de liberté, c'est qu'elle ne verra plus jamais la lumière du jour. Elle ne verra même plus rien du tout, d'ailleurs, parce qu'elle sera exécutée. Elle a fait ses recherches, avec tout ce temps libre à tourner en rond dans son bocal, et la loi dont tout le monde s'escrime à la protéger n'est pas seulement dissuasive. C'est sans doute ce qu'on espère qu'elle soit, mais il y a quand même des cas d'application répertoriés. Pour certains pas si lointains. Ce n'est jamais mis à la une des journaux, plutôt destiné à des lecteurs bien particuliers qu'au grand public, mais ce n'est pas dissimulé pour autant. Et ce n'est pas seulement elle qui serait affectée si elle était découverte, mais toute sa famille, tous complices dans son simple crime d'avoir survécu à ce qui lui a été infligé. Elle espère qu'au moins Jena et ses deux mentors, ainsi que les Kampbell, pourraient s'en sortir si la situation devait dégénérer à ce point. Elle ne se fait en revanche pas d'illusions pour Gregor dans ce scénario. Et inversement, elle sait que les Homiens s'en sortiront quoi qu'il advienne. Mais même dans le moins pire des dérapages, ça fait déjà beaucoup trop de monde qui paye pour elle. Alors elle peut bien faire un effort pour que ça n'en arrive jamais là. Quelle autre raison ils pourraient bien avoir de se faire remarquer qu'elle, de toute manière ?
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?