2x10 - Au ralenti (17/19) - Informateur confidentiel

Patrick s'en veut. Il s'en veut de ne pas être rentré directement chez lui après avoir fait un tour en voiture dans la nature. Et surtout, il s'en veut de s'être rendu jusqu'à Crest Hill, de tous les endroits où il aurait pu aller. Ça l'agace au plus au point que sa conversation avec Fred au sujet du calme plat vers la fin du règne de Kayle lui soit restée en tête toute la journée. Sa nouvelle partenaire a raison : il n'y a pas moyen que ce cinglé ait eu la bonne méthode. Et pourtant, il y a bien certaines choses qu'il a faites correctement, comme traquer ses victimes criminelles. Quoi qu'on en dise, il a permis de fermer bon nombre de dossiers stagnants. Et pour certains, il a même été celui qui les a ouverts…

Une fois qu'il a compris vers quoi il se dirigeait presque malgré lui, l'inspecteur a bien failli revenir sur ses pas plusieurs fois au cours du trajet. Il a serré son volant à s'en faire blanchir les articulations et lâché beaucoup de jurons contre lui-même, mais il a tout de même fini par arriver à destination. Il s'est présenté au poste de contrôle puis à l'accueil, où il a donné le nom du psychopathe qui lui a tiré dessus comme dans une transe, et maintenant il fait les cent pas d'un côté de la vitre qui divise le parloir en deux, comme un lion en cage. Mais qu'est-ce qui lui a pris ?

— Inspecteur ! Quelle… surprise, s'exclame l'alien blond lorsque la porte qui donne sur son côté de la pièce s'ouvre devant lui et qu'il reconnaît son visiteur.

Randers ne sait pas à quoi il s'attendait. Peut-être à ce qu'il soit blessé, ayant été tabassé par ses codétenus. Les nouveaux venus se font souvent malmener par les plus anciens, et étant donné son palmarès fleuri, le blondinet n'aurait pas dû échapper à un comité d'accueil justement peu accueillant. Même les pires loubards aux écarts de conduite les plus effrayants ne font pas de cadeaux à ceux qui ont mis la main sur des enfants, de quelque manière que ce soit. C'est une sorte de tradition.

Et pourtant, Kayle est radieux. Il n'y a pas une égratignure sur son visage fin. Il aurait sans doute les mains dans les poches de sa combinaison orange si elles n'étaient pas attachées entre elles par une chaîne elle-même accrochée à celle qui relie ses chevilles. Et même cette entrave n'a pas l'air de le perturber, car il s'avance sans gêne particulière dans sa démarche, tranquille.

Randers accorde un bref hochement de tête au garde qui vient de lui amener le tueur en série, en guise de remerciement, qui ferme alors la porte derrière lui. La silhouette de l'officier reste ensuite visible à travers la petite vitre de verre martelé, puisqu'il se tient à disposition de l'autre côté, en cas de problème.

— Comment est-ce que tu as fait ? Il y a des victimes que tu as punies que tu n'as pas trouvées dans nos dossiers, Patrick interroge de but en blanc.

Il n'est pas d'humeur à rentrer dans une danse avec le psychopathe. Il ne va pas lui accorder quelque bribe de conversation polie que ce soit. Et il ne va surtout pas passer une minute de plus ici qu'il n'estime strictement utile.

— Business sans transition ; je peux travailler avec ça… Mes aveux détaillés sont quelque part dans votre base de données. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?

Serviable, le prisonnier ne se formalise pas de cette approche abrupte, et répond même à la question avec obligeance. Bien sûr, son obséquiosité ne fait qu'agacer son visiteur encore un peu plus qu'il ne l'était déjà.

— Ne fais pas le malin. Tu sais ce que je veux dire, Randers l'enjoint à ne pas jouer sur les mots comme il aime tant le faire.

— Est-ce que tu préférerais que je te raconte une vérité alternative ? Un mensonge plausible qui te conviendrait mieux ? lui demande alors Kayle.

Il penche la tête sur le côté, avec l'espoir que ce simple mouvement soit suffisant pour rappeler à son interlocuteur que leur conversation est enregistrée et qu'ils ne peuvent donc pas parler librement. Même s'il voulait tout lui dire, ce n'est pas l'endroit pour le faire. Ou alors, ça va être très compliqué.

Car oui, il serait tout à fait capable de prononcer certains mots pour le bénéfice des caméras de surveillance tout en s'assurant que l'inspecteur en comprenne d'autres. Mais puisqu'il n'aurait le contrôle que sur son propre côté de la conversation, ça pourrait conduire à un dialogue pour le moins décousu en vidéo, ce qui serait sans doute nuisible à la réputation de l'enquêteur.

Enfin et aussi, il ne pense pas que celui qui l'interroge présentement ait sincèrement envie d'entendre ses méthodes. D'après le peu de fois où il a toléré d'être en sa présence, il n'est pas très friand de facéties homiennes. Rien que le fait qu'Andy ait les cheveux naturellement bleus l'a perturbé. Comment pourrait-il accepter que certains points de la ville ont une acoustique intéressante, par exemple ?

— Tous tes contacts sont comme par hasard morts ou impossibles à localiser, alors ça n'est d'aucune aide, lui rappelle Patrick.

Il sait qu'aucun des individus n'a été inventé, mais il doute que le tueur en série ait réellement rencontré la grande majorité d'entre eux. Il les a choisis introuvables justement pour qu'ils ne puissent pas aller à l'encontre de son témoignage.

— Qu'est-ce que vous cherchez, exactement ? demande alors Kayle.

L'agréable surprise de recevoir la visite d'un visage connu passée, il y a enfin une pointe de sérieux dans son ton. Il attrape le dos de la chaise devant lui et la fait pivoter pour pouvoir s'y asseoir en s'accoudant sur le dossier. Les deux jambes du même côté car les chevilles toujours enchaînées, il scrute son visiteur de ses yeux pâles, son intérêt piqué. L'inspecteur ne viendrait pas jusqu'ici sans une excellente raison. Si on l'avait soumis à la question un peu plus tôt, il aurait même présumé qu'il aurait préféré mourir que demander son aide. Il a déjà eu suffisamment de mal à l'accepter à chaque fois qu'elle était naturellement offerte et que c'était la seule solution, alors il n'ose pas imaginer l'effort qu'il a dû faire pour carrément venir la chercher de lui-même.

— Il y a un nouveau cinglé en ville. Il semblerait que ton départ ait fait appel d'air, répond Randers sans s'asseoir, plus à l'aise à marcher de long en large.

— J'aurais fait un émule ? s'enquiert le blond, haussant des sourcils surpris.

— Non. Il a son propre truc, l'inspecteur étouffe immédiatement et sans pitié ses fantasmes dans l'œuf, avec un geste dédaigneux de la main.

— Qui est ? continue d'interroger l'autre.

Il ne prend même pas la peine de marquer la déception sur son visage, puisqu'il n'en ressent aucune. Il ne ressent plus l'espoir dont il était autrefois saturé que quelqu'un soit réceptif au message qu'il essayait de faire passer par ses forfaits. Il se souvient de cette sensation exaltante, il se souvient même de pourquoi elle le traversait, mais ce n'est tout bonnement plus là. Aussi horrible sa démarche ait-elle été, il doit reconnaître que Chuck a travaillé très proprement.

— Est-ce que ça importe ? s'agace Patrick, autant de celui à qui il s'adresse que de lui-même pour être venu le voir.

— Vous voulez mon aide ou pas ? insiste Kayle, joignant les bouts de ses doigts entre eux sous son menton.

Randers serre les mâchoires et s'arrête de déambuler. Il toise d'un regard en biais le fou furieux de l'autre côté de la vitre pendant un moment avant de se résigner à lui répondre. Il a fait tout ce chemin. Si à tout hasard il peut lui offrir ne serait-ce qu'une piste, ou seulement l'inspiration, ce sera toujours ça de pris. Rentrer bredouille le fera se sentir encore pire.

— Il tue avec des armes hors contexte. Un couteau de cuisine dans le salon, une clé à molette dans la bibliothèque, … il résume brièvement l'affaire sur laquelle il travaille.

— Oh, je vois. Vous cherchez Betty, s'exclame le prisonnier sur le ton de l'évidence, écartant ses mains en l'air autant que ses liens le lui permettent.

— Betty ? relève l'inspecteur, perdu.

— C'est comme ça que les gens l'appellent, oui, confirme Kayle.

La précision est inutile, puisque ce n'était pas l'incompréhension que Patrick a marquée par sa question mais la surprise.

— Sérieusement ? Je te donne deux phrases et tu sais qui c'est ? il reformule son étonnement, bras écartés, sans retenue, lui.

— Tu es bien venu me voir parce que tu espérais bénéficier de mon carnet d'adresses, non ? Et puis, Betty est spéciale. Elle est comme toi. C'est l'une des rares personnes que j'ai pensé pouvoir atteindre, se justifie platement l'extraterrestre.

Toute la loyauté qu'il a pu éprouver envers la jeune femme, et sa volonté de préserver son potentiel, ont disparu en même temps que sa vocation pour sauver l'espèce humaine de ses propres déviances. Il n'a donc aucun scrupule à la dénoncer ce soir. Et avec un mode opératoire aussi spécifique, il ne voit pas qui ça pourrait être d'autre, parmi les graines de meurtriers qu'il avait repéré durant sa propre période d'activité.

— Tu viens vraiment de me comparer à un tueur en série ? relève Patrick avec dégoût.

Il n'est jamais un grand fan des coupables qu'il arrête, mais il a une aversion toute particulière pour celui qu'il a en face de lui. Et ce n'est pas juste qu'il lui a tiré dessus, car ce n'est pas la première fois que ça lui arrive. Il est donc d'autant plus mal à l'aise avec l'étrange affection que le blondinet semble lui porter. Son évidente satisfaction de le trouver en bonne santé lorsqu'ils l'ont ramené à lui, ou la façon dont il donne toujours l'impression de se plier en quatre pour lui démontrer à quel point il le respecte, sont autant de comportements qui le font frissonner. Il est très dérangé par l'idée qu'il le considère comme une personne qui aurait pu le comprendre. Avoir remarqué le caractère inhabituellement sanglant des meurtres perpétrés pendant une période donnée ne lui confère pas une quelconque appréciation pour les mobiles de ceux-ci.

— Si ça peut te faire te sentir mieux, elle n'a jamais tué entre le moment où je l'ai découverte et la première fois que tu m'as rencontré. Et je n'ai pas eu l'occasion de prendre de ses nouvelles depuis… Mais je dois dire que je ne suis pas surpris : elle est d'une haute intelligence et extrêmement frustrée par le monde qui l'entoure ; pas une excellente combinaison, de votre point de vue en tous cas.

Bien que le prisonnier ait eu l'intention de rassurer son interlocuteur, le résultat est mitigé. Le tableau qu'il peint de celle qu'il désigne comme responsable des meurtres décrits n'est pas très réconfortant. Il confirme les caractéristiques déjà indiquées par les scènes de crimes examinées : ils cherchent quelqu'un de méthodique, organisé, prudent.

— Si elle n'avait jamais tué pendant la période où tu l'as connue, qu'est-ce qui te rends si sûre que c'est elle que je cherche ? se permet de remettre en doute Randers.

Malgré l'assurance que Kayle met dans ses déclarations, l'inspecteur ne lui accorde aucune confiance. Il ne va pas se laisser balader.

— Je n'ai pas dit que je l'avais connue, ni même seulement rencontrée, mais que je l'avais découverte. Elle tue des dilettantes, pas vrai ? Des artistes, ce genre de profils ? corrige Kayle.

En demandant ainsi confirmation de détails de l'enquête qui ne lui ont pas été fournis, il prouve avec insolence sa maîtrise du sujet. Il n'aurait pas pu bluffer sur une information aussi imprévisible.

— Comment tu sais ça ? Patrick répète en d'autres mots sa question précédente, toujours en quête d'un peu plus que des affirmations en l'air, aussi plausibles soient-elles.

— Est-ce que ça importe ? l'alien blond réutilise la question qu'on lui a posée un peu plus tôt, à sa plus grande jubilation et au plus grand agacement de son interlocuteur.

— Oui, si je dois trouver des preuves matérielles contre elle.

Randers est satisfait d'avoir une bonne raison d'insister. D'autant qu'en le cas présent, il n'est pas seulement question de consolider son dossier mais sa propre conviction. Il se méfie de celui à qui il s'adresse comme de la peste, alors il va lui falloir bon nombre de preuves à l'appui pour qu'il prenne seulement en compte ce qu'il lui dit.

— Vous pourriez simplement dire que c'est moi qui vous ai mis sur sa piste, lui suggère Kayle, vexé du peu de crédit qu'on apporte à sa parole.

En dépit de pouvoir croiser les bras, il retire ses mains du dossier de sa chaise, comme boudeur.

— Ça ne tiendrait jamais devant un jury, proteste l'inspecteur, sans laisser entendre que ça ne tient déjà pas devant lui.

— Pourquoi pas ? Je coopère entièrement avec la Police. Et je n'ai jamais fait d'erreur dans ma sélection de cibles, uniquement dans l'exécution d'un seul de mes forfaits. C'est bien ce qui t'amène, d'ailleurs… défend le tueur en série blond.

Sa réputation est à son sens exemplaire. Il ne voit vraiment pas ce qu'il leur faut de plus qu'une affirmation de sa part.

— Tu n'as coopéré qu'une fois dos au mur. Et tu n'as encore balancé personne, que je sache. Pourquoi est-ce que "Betty" n'était pas dans tes aveux ? objecte Randers.

Pour lui, son comportement au moment de son arrestation ne suffit pas à le faire passer de criminel à modèle de vertu. C'est facile de coopérer lorsqu'on est déjà attrapé, lorsqu'on n'a plus le choix. Ce n'est pas du tout une preuve de bonne volonté. De résignation, peut-être, à la rigueur, et encore.

— Je suppose qu'éliminer un nuisible ne correspond pas à vous le servir sur un plateau, alors… Et je n'ai pas mentionné Betty parce qu'elle n'était ni l'une de mes victimes, ni l'une de mes sources. Je n'ai pas non plus donné le nom de mes camarades de classes primaires ou de mon dentiste ; est-ce que j'aurais dû ?

Kayle a commencé sa tirade en marmonnant puis est monté en intensité au fur et à mesure de sa diatribe. Il n'a jamais eu de dentiste, et il n'est pas allé à l'école, primaire ou une autre. Et il sait que son visiteur en est parfaitement conscient. Il cherche simplement à lui rappeler discrètement que, s'il n'est pas content des aveux qu'il a brodés pour convaincre tout le monde qu'il est responsable d'un crime qu'il n'a pas commis tout en écartant la suspicion de leurs propres transgressions des lois, c'est pareil. Il n'avait qu'à trouver une meilleure solution pour l'enfermer et permettre que personne ne suspecte que Maena a été utilisée comme cobaye. Ils ont de la chance qu'il soit investi dans la protection de la jeune fille, il ne faudrait peut-être pas que l'inspecteur ne l'oublie. Il ne cherche pas sa gratitude, mais un minimum de respect ne serait pas de refus.

Saisissant l'allusion, Patrick ravale ses remises en question les plus personnelles et se rabat sur un argument un peu pus objectif :

— D'accord. Admettons que tu me balances tout ce dont j'ai besoin ; "les mouchards se font moucher", ça te parle ?

Ce n'est pas parce que le tueur en série lui a rappelé qu'il devrait lui être reconnaissant qu'il est descendu d'un ton. En ce qu'il le concerne, il estime même que Kayle est très loin d'en avoir fait assez, puisqu'il lui serait impossible de racheter ses actions passées. Non, si Randers se force à se calmer, c'est uniquement parce qu'il ne voudrait pas se mettre l'alien suffisamment à dos pour qu'ils se retourne contre eux. Il ne peut pas oublier qu'il n'y a bien que sa propre volonté qui le maintienne enfermé ici. Il lui suffirait sûrement d'en avoir simplement envie pour sortir de cette prison. Il pourrait tuer tout le monde sur un rayon de 10 kilomètres rien que parce que ça lui passe par la tête. Il a beau pensé qu'il mérite pire punition, il est bien conscient qu'il n'est pas en mesure de la lui imposer, et que sur un malentendu il pourrait même se soustraire à celle-ci.

— Je peux prendre soin de moi, mais c'est gentil de te soucier de mon sort, répond l'extraterrestre en élargissant un effrayant sourire.

Il n'est pas indemne par magie. Il est bien obligé de tout faire humainement, depuis son arrestation, mais sincèrement, le plus dur est de faire en sorte d'apparaître sur les vidéos de surveillance. Ce n'est pas une aussi mince affaire qu'on pourrait le croire. Se faire respecter, en revanche, est un vrai jeu d'enfant pour lui. Il a à peine eu à mettre deux types au tapis avant que tous les autres détenus l'évitent comme la Peste Noire. Pas besoin d'être particulièrement baraqué ou même faire preuve d'une force laissée insoupçonnée par sa stature pour mettre le plus impressionnant des loubards hors d'état de nuire. En faisant uniquement usage de ses connaissances en anatomie et ses compétences d'observation et de diagnostic rapide, il a su très exactement où appuyer pour terrasser presque sans effort ceux qui ont voulu lui faire un sort à son arrivée. Et sans la concurrence déloyale de l'invocation de quelque capacité homienne que ce soit, s'il vous plaît.

Bon, il a aussi l'avantage d'être surveillé comme le lait sur le feu par tous les gardes, c'est vrai. Ceux qui n'étaient pas déjà en poste à Crest Hill voire carrément sur les lieux lors de son intrusion dans les locaux, lorsqu'il est venu faire un sort aux preneurs d'otages de Walter Payton, ont été briefés. Il sait que la sécurité avait déjà été renforcée suite à son passage en Février dernier, et elle semble avoir été encore resserrée en prévision de son arrivée. On ne peut après tout jamais être trop prudent avec un prisonnier qu'on sait avoir réussi à entrer et sortir à l'insu de tous, et commettre un pur massacre en passant. N'importe quel autre bagnard verrait cette surveillance accrue comme une plaie, mais justement, une telle vigilance sur sa personne dissuade encore un peu plus les autres incarcérés de lui chercher des noises, au cas où il n'aurait pas suffisamment assis sa dominance en arrivant. Il a presque hâte que les détails de ses crimes reviennent aux oreilles de ses codétenus pour achever de lui garantir la tranquillité. Coupés du monde extérieur et sans nouveau venu depuis lui-même, ils ne sont pas encore au courant de tous les détails de son palmarès fleuri…

— Ma question porte plutôt sur ton excuse pour balancer ta copine Betty comme ça, Randers corrige la méprise de ses intentions.

En citant le dicton, il ne voulait pas laisser sous-entendre qu'il craignait pour son informateur. Il ne sait même pas comment il peut encore s'imaginer que ça pourrait être le cas. En ce qui le concerne, plus son séjour dans ce trou à rats sera difficile, mieux ce sera. Non, ce qu'il cherchait à savoir, c'est comment justifier auprès de ses collègues son intérêt à le renseigner sur le tueur qu'il chasse en ce moment. Ce n'est pas seulement de preuves dont il a besoin, il lui faut une raison valable d'être tombé dessus. Plus valable que les dires d'un déséquilibré notoirement manipulateur, en tous cas. Il lui faut une motivation crédible derrière le partage de ces informations.

— L'ennui ? La rancœur d'être enfermé et pas elle ? L'envie de la revoir ? liste Kayle au hasard, d'un ton qui laisse sous-entendre qu'il pourrait continuer longtemps.

— Les hommes et les femmes ne sont pas emprisonnés ensemble, lui rappelle inutilement Patrick, serrant le pont de son nez entre son index et son pouce pour chasser une migraine naissante.

Il ne juge pas utile de lui souligner à quel point ses autres justifications ne sont pas plus recevables que la dernière. Jones n'acceptera jamais qu'un esprit comme le sien puisse s'ennuyer. Qu'il clame avoir trop de choses à penser, à la rigueur, serait mieux reçu. Quant à la mesquinerie, ce n'est pas exactement son style non plus. Pas à si petite échelle, en tous cas. Il a prétendu s'être acharné sur les preneurs d'otages de Walter Payton parce qu'ils s'en sont pris à des enfants, qui à cause de ce traumatisme pourraient devenir des gens à éliminer alors qu'ils n'étaient pas partis pour l'être. Simplement dénoncer quelqu'un à qui il en veut personnellement ne semble donc pas assez excessif pour lui.

— Peu importe. Disons que je ne suis pas d'accord avec la mission qu'elle s'est donnée, conclut le blondinet de l'autre côté de la vitre, voyant que son interlocuteur fatigue.

C'est sans doute la plus acceptable de ses raisons de se retourner contre quelqu'un qu'il a ouvertement admis apprécier auparavant. C'est pour ça que ses propres alliés se sont retournés contre lui, non ?

— D'accord. Cette excuse, je peux peut-être l'accepter. Peut-être. Qu'est-ce que tu as à me dire, alors ? concède Patrick.

Même s'il est celui qui l'a instiguée, il reste pressé d'en finir avec cette entrevue. Ils ont déjà assez perdu de temps en échanges stériles.

— Je n'ai pas son nom complet ni son adresse. Mais je pense tout de même avoir des éléments à son sujet qui pourraient t'être utiles. Tu vas peut-être vouloir t'asseoir, car ça va sûrement prendre un certain temps, lui répond malheureusement Kayle, avec un petit sourire faussement désolé.

Randers soupire et passe ses mains sur son visage, hélas sans grande efficacité de délassement. Il a intérêt à lui sortir du lourd, sinon il ne sait pas comment il va pouvoir passer le reste de sa vie en sachant qu'il a commis l'erreur de venir lui rendre visite pour rien. Il devra sans doute rendre son badge. Quitter la ville ensuite. Habiter dans un endroit sans miroir ni autre surface réfléchissante. Et même s'il obtient des informations utiles, il n'a pas hâte d'être confronté aux questions qui vont très certainement suivre son annonce de leur origine à ceux avec qui il va devoir les partager.

Prenant une inspiration pour achever de se donner du courage, il attrape la chaise devant lui et la fait reculer afin de ne pas avoir à s'asseoir trop près de la vitre. Le tueur blond de l'autre côté de la paroi transparente sourit et baisse les yeux à ce geste barrière primitif, mais n'émet aucun commentaire. Ils sont déjà séparés par un écran, pourquoi ce besoin de distance ? D'autant que, si son visiteur avait conscience de la facilité avec laquelle il peut franchir cet obstacle, il saurait que quelques mètres ne sont pas suffisants à le protéger d'une attaque inopinée de sa part. Mais puisqu'il ne sait pas quand il aura de nouveau quelqu'un à qui parler, il se garde bien de lui rappeler toutes les raisons qu'il a de le fuir. À la place, il va s'efforcer de lui donner toutes les raisons de revenir, ou en tous cas de ne pas regretter d'être venu.

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