2x10 - Au ralenti (6/19) - Dissociation
Markus a menti à Siegfried et Vladas : il n'avait pas cours ce matin, et il n'était donc pas en retard. La vérité, c'est qu'il voulait échapper à d'autres questions indiscrètes de leur part et n'a pas trouvé de meilleure excuse. Il a misé sur le fait que les deux agents ont malgré leur désœuvrement notoire sans doute mieux à faire que de surveiller son emploi du temps. Mais très honnêtement, même s'ils découvraient son subterfuge a posteriori, il ne sait pas si ça le dérangerait vraiment. Pour tout ce qu'il leur doit, il n'a pas de compte à leur rendre. Voire, s'apercevoir qu'il a tout fait pour les esquiver pourrait leur apprendre une leçon importante sur le respect de l'intimité des autres, tiens. Parce que pour des agents d'infiltration, rôdés à l'observation et la récolte d'informations à l'insu de leur détenteur, ils sont parfois bien patauds. Bon, il y a aussi le risque qu'ils prennent mal son tour de passe-passe et se vengent, mais il préfère penser que même si ça en arrivait là ils sauraient rester matures et raisonnables. Ce ne sont pas leurs caractéristiques premières, mais il faut croire que l'étudiant se sent d'humeur chanceuse, aujourd'hui.
Après avoir quitté la maison, il a brièvement hésité entre la bibliothèque et l'hôpital, avant d'opter pour la seconde alternative. Il s'y rend un peu moins souvent, depuis que son ami a refait son apparition dans la machine, et surtout depuis toute cette histoire avec Caesar, et ensuite Mae, mais il n'a jamais complètement délaissé l'endroit. Il apprécie tout particulièrement d'y croiser les parents de son camarade. Il se sent extrêmement mal de devoir leur cacher la situation exacte de leur fils, mais il est au moins heureux de pouvoir leur affirmer avec certitude qu'il n'est pas perdu. Si c'est encore loin d'être suffisant par rapport à tout ce qu'il souhaiterait faire pour eux, c'est mieux que rien.
Il ne les voit jamais qu'en soirée, cependant. En journée, il est presque assuré d'être tranquille au chevet de son meilleur ami. Un membre du personnel infirmier passe à des horaires réguliers mais ça ne l'embête jamais d'attendre une vingtaine de minutes dans le couloir pour qu'ils puissent s'occuper de leur patient. Ça lui rappelle de faire une pause, ce qu'il est bien capable d'oublier parfois lorsqu'il est absorbé par un sujet. Tout particulièrement récemment.
Depuis qu'il a effectivement passé haut la main son examen de neurologie, comme le lui avait prédit Ben, Markus voit ses révisions d'un autre œil. Il a toujours étudié en se projetant dans l'avenir, en pensant à tous les gens qu'il pourrait aider lorsqu'il aurait acquis toutes les connaissances et compétences nécessaires. Aujourd'hui, il arrive à s'imaginer qu'il y a peut-être des gens qui ont déjà besoin d'aide, et que même alors qu'il n'a pas terminé son apprentissage, il peut peut-être déjà apporter sa contribution à leur rétablissement tout de même. C'est une tout autre motivation de vouloir être opérationnel le plus vite possible que de vouloir attendre que toutes ses bases soient couvertes avant de se lancer. Il n'a pas encore réellement pu faire quoi que ce soit de significatif ni pour Mae, ni pour Caroline et Robert, mais son approche des sujets qui pourraient toucher à leurs situations lui semble néanmoins plus approfondie qu'elle n'a pu l'être auparavant. Et il espère ardemment que ça portera ses fruits.
— J'arrive pas à crOire que tu viens toujours ici, la voix de Rob surgit, juste après le passage d'un voile blanc sur l'écran de la tablette que Markus a sous les yeux.
Depuis qu'il projette aussi bien son apparence que sa voix, Robert a pris l'habitude d'annoncer sa venue par ce signal lumineux. Ça évite bien des sursauts à ses interlocuteurs. En effet, Anubis est la seule personne avec qui Caroline et lui interagissent à apprécier une petite frayeur de temps en temps, et si Jazz comme les Homiens parviennent à rester particulièrement stoïques à leurs apparitions inopinées, ce n'est le cas d'aucun Quanto, et pas même de Jena et ses collègues. Évidemment, la surprise de ces trois derniers représente plus un danger pour les autres que pour eux-mêmes, mais quoi qu'il en soit, il vaut mieux l'éviter.
— Bien sûr que je viens encore. C'est tranquille. Et personne ne me regarde de travers quand je parle tout seul, répond Mark, en ne plaisantant qu'à moitié.
Il ne s'inquiète pas que quelqu'un passe dans le couloir maintenant, car il a toute confiance en son compagnon pour s'être déjà assuré qu'ils sont seuls. Au plus grand soulagement général, Rob comme sa comparse d'infortune se sont montrés aussi prudents que souhaitable avec leur nouvelle capacité qui aurait pourtant pu les faire remarquer. Ils n'en usent que lorsqu'ils sont absolument certains de ne pas être exposés, et se rabattent sur leurs anciens modes de communication sans heurt. Ils ont même jusqu'ici toujours eu suffisamment d'anticipation pour ne jamais avoir dû disparaître brusquement et ainsi laisser leur interlocuteur dans l'embarras face à la cause de leur départ. Non, vraiment, l'effet maison hantée qu'ils ont donné au domicile Quanto cette dernière semaine a été curieusement appréciable.
— Tu lUi parles ? interroge Robert, avec un pas aérien vers le pied de son lit, mains dans ses poches.
Markus ne peut pas s'empêcher de frissonner à ce que ça doit être de se voir soi-même ainsi allongé dans un lit d'hôpital, inconscient. Il n'est qu'un observateur, mais voir quelqu'un debout à son propre chevet le met déjà un peu mal à l'aise. Pourtant, en y réfléchissant, la ressemblance entre l'apparition et son modèle n'est pas plus frappante qu'entre deux vrais jumeaux. Quelqu'un qui ne connaîtrait pas la situation exacte présumerait sans doute que c'est ce qui est en train de se passer ; un frère qui rend visite à son double génétique moins chanceux que lui.
Mettant de côté ses sombres considérations, Mark cherche à s'assurer d'avoir bien compris la question, dont les pronoms personnels ne lui paraissent pas cohérents :
— Tu veux dire à toi ?
Est-ce que sa langue, aussi métaphorique soit-elle, a fourché, ou bien est-ce que Rob se percevrait désormais comme étranger à son corps ? Se considérerait comme une entité à part de celui-ci ? Ça pourrait être inquiétant si c'était le cas, mais la théorie du mauvais choix de mot reste la plus probable. Après tout, ils ne savent toujours pas très bien quel est le chemin emprunté entre une idée et sa transmission orale, pour lui. Il y a peut-être encore de faux contacts à certains endroits.
— C'est pAs moi, proteste pourtant Rob, faisant reporter l'attention de son hologramme sur son camarade.
Ce dernier a beau savoir qu'il ne voit pas par l'intermédiaire de ses yeux, il est toujours troublé par l'habileté avec laquelle il dirige ce faux regard. Robert a toujours été expressif et il arrive pourtant à conférer à son image virtuelle une nouvelle couche d'intensité. Malheureusement, ça ne fait qu'empirer le caractère angoissant de sa réponse, en le cas présent.
— Bien sûr que si, insiste l'aîné Quanto.
Il est encore plus déboussolé par cette objection que par la tournure de la phrase qui l'a précédée. S'il est vrai qu'il ne s'adresse plus au comateux dans cette pièce tant que sa partie numérique n'est pas également en présence, il tient tout de même à venir, car quoi qu'il en dise, son corps reste une partie de lui, à la préservation de laquelle il tient donc tout autant que l'autre. Il est un peu dispersé, à l'heure actuelle, mais ça n'empêche que son tout existe. Et il ne voudrait pas en négliger quelque morceau que ce soit. Est-ce que Rob commence à perdre espoir d'être un jour réunifié ?
— Pas depuis un baIl.
— Mais bientôt à nouveau. Promis, l'assure alors Markus, pensant discerner de la nostalgie dans sa voix.
Il s'est habitué à ces légères modulations imposées par le biais de transmission, mais elles rendent tout de même parfois certaines intonations plus difficiles à reconnaître que lorsqu'ils échangeaient de vive voix. Ou alors c'est simplement que Robert a du mal à les reproduire à l'identique sans cordes vocales, ce qui ne serait pas étonnant, étant donné le nombre de facteurs qui peuvent affecter le timbre et la tessiture de quelqu'un, la majorité desquels sont hors de notre contrôle dans des conditions normales.
— Je ne m'iNquiète pas, le détrompe pourtant le comateux, sa projection secouant la tête à la négative.
Avec un soupir à la fois un peu triste et un peu perdu, Mark pose sa tablette sur le meuble de chevet à sa droite et se lève pour rejoindre la silhouette debout de son ami. Une nouvelle fois, il a beau savoir qu'il ne peut pas exactement ressentir sa proximité, il a du mal à tempérer ce type d'élans. Il a l'air si réel. Et peut-être que c'est aussi lui-même, qui a besoin de se rapprocher.
— Tu te souviens de la période juste après ton électrisation ? Avant que tu reprennes contact ? il lui demande, soudain inspiré pour lui remonter le moral.
— C'est floU, répond l'interrogé en toute franchise.
N'être plus qu'une conscience désincarnée, sans repère, en totale privation sensorielle… Il y a de quoi devenir fou. Il a dû se demander s'il était mort. Il ne s'en souvient pas, mais il se l'est sans doute demandé. Avoir des vertiges sans nausée ni sensation de haut ou de bas, la migraine sans percevoir les limites de son propre corps… Il ne s'en serait jamais sorti tout seul, et ne sait toujours pas comment Caroline y est parvenu. Et pour toutes leurs facilités de communication aujourd'hui, elle serait bien en mal d'arriver à le lui expliquer.
— Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que c'est ici que tu referais surface, révèle Markus.
Il est presque embarrassé, bien qu'il ne puisse pourtant pas écarter la possibilité que ça ait été le cas, puisqu'être en mesure de confirmer la présence du signal de Rob avant ses premières communications véritables a pris un certain temps. Mais ce qu'il cherche à mettre en évidence en disant ça, c'est qu'il comprend bien que son ami ait du mal à continuer à s'identifier avec cette enveloppe corporelle inerte qu'il n'habite plus depuis des mois. Il a lui aussi quelque part pensé qu'il n'était plus là. Il a tenté de s'en convaincre, en tous cas. Mais il doit bien reconnaître qu'il est toujours resté persuadé que la connexion existait, comme elle avait toujours existé, immuable. Il croit ferme que même lorsqu'il était à son plus désorienté, c'est bien ici et à lui-même que Rob aura cherché à revenir.
— Je pense qUe je suis venu, lui offre en effet son camarade, même si sans certitude.
— Je pense aussi. Il y a eu deux ou trois fois, quelques jours avant ton premier message, où les lumières ont fait des leurs, Mark abonde dans son sens, content qu'il semble voir où il veut en venir.
— C'était difficile de faire la différeNce entre les protocoles, au début, le fantôme de la machine justifie ses errances initiales pour se manifester.
Tandis qu'il grimace à ses erreurs de débutant qui lui paraissent beaucoup plus claires aujourd'hui, Markus pouffe en entendant ces mots dans la voix de son meilleur ami, sans doute l'une des personnes les moins technophiles qu'il connaisse. Malgré la quasi omniprésence de l'intelligence dans les objets, il n'est pas nécessaire d'y comprendre quoi que ce soit pour les utiliser, et c'est ce dont se contente la plupart des gens. C'était ce dont se contentait joyeusement Rob, avant tout ça.
— C'est dingue, tout ce que tu as appris, commente Markus.
Il est d'autant plus bluffé que, très honnêtement, il n'est pas plus calé que ça lui-même. Même avec l'expertise de son père, à laquelle il a été d'autant plus exposé ces derniers temps, et celle d'Ann et Jasper également, il s'estime toujours ignare en la matière. Il accroche beaucoup plus aux phénomènes naturels qu'artificiels, à la Biologie qu'à la Physique pure.
— S'il y avait que ça ! J'ai fini le chapitre que tu es en tRain de lire il y a des semaines. J'ai fini tous nos livres de médeciNe et plus encore. Mes yeux ne sont jamais fatiGués. Je ne suis jamais fAtigué. J'ai un accès méMoire instantané.
Machinalement, sa projection désigne du menton la tablette de son pote, lorsqu'il fait mention de ce qu'il est en train de lire. Cette liste des avantages de sa situation contient plus de détails qu'il n'a encore jamais osé en donner. Pour des raisons assez évidentes de difficulté, il n'avait jamais essayé de décrire son ressenti général, lorsqu'il ne communiquait encore que par petites frimousses et autres pictogrammes simplistes. Mais même depuis qu'il a révélé enfin pouvoir s'exprimer oralement à nouveau, il n'a pas vraiment abordé le sujet non plus. Il est revenu sur la façon dont son problème n'est pas toujours resté une priorité pour tout le monde, mais uniquement pour assurer les Quanto qu'il ne leur en gardait aucune rancœur. Il a admis s'être beaucoup amusé en aidant les autorités à leur insu pour faire tomber DeinoGene la première fois, et aussi lors de l'infiltration de leurs locaux pour aller récupérer Mae. Il a raconté à quel point il était frustré de ne pas toujours pouvoir se faire comprendre. Mais à aucun moment il n'a parlé de l'effet que ça fait d'être passé au format numérique. Et bien sûr, personne ne l'a pressé là-dessus, pensant que c'était peut-être traumatique ou tout simplement difficile à exprimer même avec l'aide des gestes et des mots. Est-ce qu'ils se seraient fourvoyés ?
— Ça semble pratique, en effet, répond Markus avec sobriété.
C'est tout ce qu'il trouve à répliquer à cet élan d'enthousiasme qu'il n'attendait pas. Ou pas avec une telle intensité, en tous cas. Rob a toujours été un optimiste. Il lui paraîtrait impossible qu'il se plaigne de ce qui lui arrive. Mais il le connaît aussi depuis suffisamment longtemps pour pouvoir dire lorsqu'il essaye de faire bonne figure et lorsqu'il est réellement satisfait. En l'occurrence, il a tout à coup plutôt l'air de faire un effort pour se contenir que pour ne pas s'effondrer.
— Je n'imagine pas vraiment revEnir en arrière, poursuit le comateux.
Il semble se retenir d'ajouter plus, après avoir vu le malaise de son interlocuteur à son début d'envolée, mais il le dit tout de même.
— Ça va bien se passer. On ne fera rien tant qu'on ne sera pas assurés du résultat, promet Mark.
Il détourne son attention de l'hologramme à son modèle en chair et en os, toujours l'air paisiblement endormi sur sa droite. Est-ce que, au-delà d'avoir peur que ce ne soit pas possible, Rob aurait peur que son retour à lui se passe mal ?
— EncoRe une fois, je ne m'inquiète pas, Marko, répète cependant Robert, avec un peu plus d'intensité encore que la première fois, comme s'il voulait sous-entendre quelque chose.
Avant que Mark ait pu l'interroger ou tout simplement le remercier de sa confiance, il a disparu. Quelques secondes plus tard, une infirmière fait son entrée dans la chambre. Elle sourit et salue le visiteur, avant d'aller s'intéresser à son patient. Elle n'a rien vu et rien entendu de suspect. Qu'il se tienne debout au milieu de la pièce ne l'interpelle pas. Il pourrait très bien être en train de se dégourdir les jambes après être resté si longtemps assis au chevet de son ami. Mais c'est tout de même le plus imprudent départ que Rob ait jamais eu d'une conversation depuis qu'il a décidé de projeter son image. On pourrait mettre le fait que ce ne soit pas arrivé auparavant sous le compte de la chance, puisqu'il n'y a finalement qu'une grosse semaine qu'il pratique, mais son meilleur pote n'est pas convaincu. Pourquoi est-ce que, juste comme tout semble enfin sur le point de rentrer dans un semblant d'ordre, il faut qu'il ait de nouvelles raisons de s'inquiéter ? Et bien sûr, Rob est beaucoup plus élusif dans son état actuel qu'il ne l'a jamais été. Le confronter à nouveau, s'il n'en a pas envie, ne va pas être une mince affaire.
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