2x10 - Au ralenti (11/19) - Marquage
Markus a passé la matinée à l'hôpital au chevet de Rob, mais ce dernier n'est pas revenu suite au passage de son infirmière, en dépit de la manière abrupte dont la conversation s'est conclue à l'apparition de la soignante. La mi-journée venue, l'aîné Quanto décide donc de rentrer à la maison pour le déjeuner. Il ne vient cependant pas pour la compagnie. Son père n'est pas là, aujourd'hui, parti en road trip avec Ann en quête de matériaux pour leurs recherches d'une solution pour Caroline et Robert, justement. Caesar est au lycée, sûrement occupé à la fois à se réacclimater et à profiter de ses derniers jours. Quant à Mae, eh bien, Mae ne peut pas vraiment manger. Et autant son premier frère sait qu'elle apprécie de passer du temps avec eux, autant il ne veut pas lui imposer de le regarder faire quelque chose qu'elle aimerait bien pouvoir faire mais lui est actuellement inaccessible. Non, il est venu pour autre chose que le repas, en vérité.
Déposant sa veste et son sac dans l'entrée, il se dirige droit vers la salle à manger, puisqu'il y aperçoit justement ceux à qui il souhaite parler. Les deux mentors de Jena circulent autour de la table, chacun dans un sens différent, pendant que Gregor y travaille. Bras croisés, l'air grave, ils quittent rarement leur prisonnier des yeux, et ce malgré les dernières précautions mises en place pour assurer sa coopération. Le scientifique, exceptionnellement déplacé de son environnement de travail habituel, à l'étage, sans doute pour les mêmes raisons que les détenus d'une véritable prison sont autorisés à du temps en extérieur, ne se formalise pas de cette surveillance. Il est de toute façon si imperturbable de manière générale que l'étudiant se dit que même un tremblement de terre ne l'émouvrait pas plus que ça.
— Hey, er, Siegfried, Vladas, je pourrais vous parler une minute ? le jeune homme interpelle les deux agents d'infiltration.
Bien qu'il ait parlé hautement et clairement, et ait visiblement réussi à attirer leur attention, il ne parvient tout de même pas à rompre leur parfaite application à leur tâche. Il n'obtient qu'un bref coup d'œil de chacun, avant que le plus bavard des deux ne daigne répondre :
— Tu peux commencer par nous appeler Sieg et Vlad, ça suffira, lui rappelle le géant scandinave avec l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.
— D'accord. Mais c'est plutôt important, insiste Markus, indifférent à la requête.
Il n'a pas souvent besoin de les appeler. Leurs échanges sont la plupart du temps limités aux débats d'équipes, lors de la prise de décisions qui affectent tout le monde. Dans ces moments-là, il suffit généralement de se tourner vers la personne à qui on s'adresse. Et même si ce n'était pas assez clair, les questions qui concernent les deux agents d'infiltration portent rarement à ambiguïté sur leurs destinataires. Mais quoi qu'il en soit, qu'ils préfèrent un diminutif à leur prénom complet de sa part lui est bien égal, donc il peut s'y astreindre sans grande difficulté le peu de fois où il en aura besoin, si ça leur fait plaisir. Il n'a en le cas présent pas de raison particulière de négocier cette simple requête.
— C'est à quel sujet ? demande Sieg, lui accordant enfin de se tourner vers lui.
Ce matin, le gamin n'avait qu'une hâte, c'était de mettre de la distance entre eux et lui. S'il revient vers eux maintenant, c'est donc sans doute pour une bonne raison.
— Er… Est-ce qu'on ne pourrait pas… s'isoler ? suggère Markus.
Il est mal à l'aise à l'idée d'aborder ce qu'il a envie d'aborder en présence de Gregor, aussi absorbé puisse-t-il sembler. Et justement, le scientifique illustrement très bien qu'il n'est pas aussi imperméable qu'il n'y paraît à ce qui se passe autour de lui ; il en fait simplement abstraction.
— Si on me cherche, je serai dans ma cellule, il annonce, sans aucune émotion, en se levant de sa chaise.
Alors qu'il prend appui sur la table pour se redresser, son bras droit cède curieusement sous son poids. Il s'efforce d'agir comme si de rien n'était, comme s'il avait simplement dérapé, par maladresse, mais la grimace qui passe sur son visage, même brièvement, ne ment pas. Pas plus que la seconde d'immobilité qui la suit directement. Est-ce un vertige, qu'il est en train de combattre ?
— Est-ce que ça va ? l'interroge Markus.
Il reconnaît la douleur lorsqu'il la voit. Après tout, son empathie est l'une des principales raisons pour lesquelles il s'est tourné vers la médecine pour ses études.
— Il va bien, répondent Sieg et Vlad en chœur.
— Je vais bien, répond l'interrogé en même temps.
L'étudiant regarde tour à tour les gardiens et leur prisonnier. Cet élan de synchronisation entre eux est plus que suspect. Il considère une seconde que ce soit les deux géants septentrionaux qui ait fait du mal au scientifique, mais se ravise. S'il ne les en croit pas incapables, il est également convaincu qu'ils seraient plus discrets. Leur mauvais traitement de Bertram a déjà causé suffisamment de friction avec le maître de maison, personne ne gagnerait à ce qu'ils en rajoutent. Markus choisit donc de s'adresser directement au principal intéressé :
— Tu n'as pas l'air bien, il insiste.
— Je n'ai jamais l'air bien, tente de plaisanter Gregor.
Son sourire serait sans doute beaucoup plus convainquant pour quelqu'un qui l'aurait déjà vu afficher une telle expression. La rareté de la mimique sur son visage la rend inquiétante au lieu de rassurante. Markus soupire et prend le pont de son nez entre ses mains en fermant les yeux. Il n'a pas le temps pour ces simagrées. Pour plus d'une raison. Il en veut un peu à ses instincts altruistes de l'empêcher de laisser courir, sur ce coup.
— Où est-ce que tu as mal ? il précise sa question, presque malgré lui.
— J'ai dit que j'allais bien, maintient le scientifique.
Son sourire a disparu, à présent, et son regard semble soudain le supplier de lâcher l'affaire. Quelques mois plus tôt, Markus se serait peut-être laissé impressionner, mais plus aujourd'hui. Il n'a peut-être jamais été au cœur de l'action quand elle est survenue, mais être aux premières loges l'a endurci tout de même. Et ce qui l'aide aussi à tenir tête à son interlocuteur, même s'il a un peu honte de l'admettre, c'est qu'il pense bien qu'il déteste Greg. Il pense que c'est peut-être même la première personne qu'il déteste réellement de toute sa vie.
— Le sort de ma sœur dépend du tien. Où est-ce que tu as mal ?
Un autre point qui le pousse à presser la question, c'est qu'en dépit du dédain qu'il entretient pour le scientifique, il sait aussi à quel point il leur est utile et irremplaçable. Si ça n'avait vraiment concerné que lui, il aurait peut-être réussi à se convaincre de le laisser souffrir en silence, mais ce n'est pas le cas. Quelle que soit la raison qu'il puisse avoir pour vouloir cacher un problème, elle ne peut pas prendre le pas sur le bien-être et la sécurité de Mae.
— Comme je l'ai déjà expliqué à ta petite amie, toutes mes connaissances sur le cas de ta sœur ont déjà été documentées. Je ne suis pas essentiel à ses soins, négocie le savant fou, comme il l'a en effet déjà fait auprès de Jena.
— Où est-ce que tu as mal ? répète Markus pour la troisième fois, articulant exagérément.
Il serre les mâchoires pour ne pas perdre son calme. Il n'estime pas avoir besoin d'ajouter d'autre argument pour faire comprendre à son interlocuteur que refuser les soins n'est pas une option pour lui. Il est malin. Il devrait saisir. Et en effet, Greg laisse échapper un petit soupir résigné avant de céder :
— Mon avant-bras. Mais ça va passer, il avoue enfin, minimisant la souffrance extrême que toutes les personnes en présence ont pourtant vue passer sur son visage un instant plus tôt, même si un seul s'en est formalisé.
— Je pense que je vais en juger par moi-même, déclare l'étudiant, lui indiquant du geste de remonter sa manche.
— Tu n'as pas encore un médecin, se permet de protester le réticent patient.
— Non, mais je suis le moins loin de ce titre dans cette pièce, alors montre-moi.
Markus tient bon. Il lui rappelle aussi subtilement que ses propres compétences ne sont bien prises au sérieux que lorsqu'il est question de Mae, et absolument dans aucun autre contexte.
Avec un nouveau soupir récalcitrant mais résigné, Gregor remonte doucement la manche droite de son pull. Il grimace à chaque fois qu'il roule le tissu par-dessus le bandage qu'il arbore. Markus s'approche et décolle délicatement l'adhésif qui maintient la compresse en place. Il ne voit pas Greg manquer de tourner de l'œil, mais la vision de la blessure lui est suffisante pour en estimer la gravité. Le traitement n'est tellement pas adapté à la plaie que c'est un miracle que ce ne soit pas infecté. Ce n'est en tous cas pas près de cicatriser si on continue à s'en occuper de cette façon.
— C'est une brûlure chimique. Ce n'est pas comme ça que ça doit être pansé. Viens avec moi, il ordonne avec agacement, tout en commençant à se détourner pour emmener le blessé jusqu'à la trousse de secours à l'étage.
— On ne devait pas parler d'un truc ? se permet d'intervenir Siegfried.
Il a eu du mal à garder le silence pendant que le jeune homme insistait pour s'assurer que son détenu n'était pas blessé. Le voir en bonne voie pour lui apporter des soins le crispe, et c'est la seule objection qu'il a trouvée dans l'immédiat. Ils ont eux-mêmes dû prodiguer les premiers secours au scientifique, après l'avoir récupéré du bunker dans lequel il avait été enfermé après avoir laissé partir Mae, mais c'était le strict minimum, et ça ne leur a pas fait plaisir.
— Ça peut attendre. C'est peut-être rien, alors que ça, c'est sûr que c'est bel et bien grave, tempère Markus.
Il préférerait qu'il en soit autrement, mais il se voit contraint de revenir sur son annonce initiale de l'importance de ce dont il devait discuter avec eux. Les priorités changent, parfois.
— On sera là… l'assure l'agent d'infiltration, avant d'indiquer d'un mouvement du menton à son détenu qu'il peut obéir et accompagner celui qui l'en enjoint à l'étage.
Ils ont bien envie de les accompagner, mais ils n'ont pas oublié les railleries du jeune homme au matin au sujet de leur excès de zèle. Ils restent persuadés de leur opinion qu'un simple implant traqueur, aussi explosif soit-il, n'est pas suffisant pour empêcher Bertram de nuire, mais d'une part ils ne veulent pas relancer le débat, et d'autre part ils se disent que s'il se passe quelque chose lorsque Markus est seul avec lui, il changera d'avis. Ils sont à proximité si ça dérape, donc ça ne coûte pas grand-chose de faire l'expérience. Jena ne sera pas contente lorsque ça lui reviendra aux oreilles, mais ils auront les arguments pour la convaincre que ça valait le coup. En commençant par lui rappeler que la mettre en danger a été une méthode très efficace pour la former elle-même.
Laissant ses cerbères derrière lui, Gregor emboîte donc le pas à Markus dans les escaliers, sa vilaine plaie au bras toujours à découvert. Il ne peut pas dire qu'il n'a jamais remarqué que c'était là. Il a ça depuis des semaines. Et depuis les soins de fortune dont lui ont fait grâce Sieg et Vlad lorsqu'ils sont venus le récupérer, c'est lui qui s'occupe de ses propres blessures. Pour être honnête, il aurait pensé que ce serait Kayle ou Ben qui attirerait l'attention sur sa plaie dissimulée, avec les drôles de regards en biais qu'ils lui ont accordés. Comme ils n'ont jamais rien dit, il pensait pouvoir être laissé tranquille encore un petit moment. Tant pis.
Une fois dans la salle de bain, Markus fait asseoir son patient dans un coin pendant qu'il récupère ce dont il va avoir besoin dans l'armoire à pharmacie. Tirant le tabouret sous l'évier, il vient ensuite prendre place en face de Gregor, qui lui tend son bras mutilé sans plus de protestations. Il regarde ailleurs, ses yeux semblant attirés par la lumière qui filtre par les fines meurtrières horizontales de la pièce, mais perdus dans le vide tout de même. Parce qu'il sait que ce qu'il s'apprête à faire va sans doute être très douloureux, Markus prend son courage à deux mains, et commence. Il place une petite bassine sous l'avant-bras brûlé, et commence à rincer la plaie. Il espère que ne pas l'avoir prévenu va aider à diminuer l'inconfort de son patient. À sa grande surprise, Greg grimace à peine.
— Pour info, Jena n'est pas ma petite copine, décide de souligner l'étudiant par rapport à l'une des phrases de son patient un peu plus tôt.
S'il engage la conversation, c'est parce qu'il est finalement moins à l'aise avec le stoïcisme du scientifique qu'il ne l'aurait peut-être été s'il s'était tordu de douleur, ou avait au moins sursauté quand il a commencé son ouvrage.
— Je sais que tu essayes juste de me distraire, mais si j'ai complètement tort, comment est-ce que tu as su de qui je parlais ? parvient à répondre Bertram, la voix tout de même serrée par l'effort de résister à la douleur.
— Je pense que je suis un petit peu plus au courant de ma propre situation amoureuse que toi, se permet Mark sèchement, tout en mettant de côté l'eau et ses deux récipients.
— D'accord. Ce n'était pas là le point central de ma phrase, de toute manière. Alors d'accord, lui concède Gregor.
En plus du fait que le sujet ne lui importe absolument pas, il est trop soulagé par l'arrêt du rinçage pour penser clairement à une meilleure répartie.
— Qu'est-ce que tu pourrais bien savoir de tout ça, de toute façon ? Tu as grandi au milieu de psychopathes, fait remarquer l'étudiant, tout en se saisissant d'une paire de pinces parmi le matériel qu'il a amené avec lui de la trousse de secours.
Il exagère à peine. Ils ont le dossier de Bertram, récupéré par Caroline et Robert lors de leur raid de DeinoGene. Il n'a pas été recruté bien vieux par le laboratoire. Il a passés ces dernières années formatrices là-bas. Et pas dans la branche publique.
— Être entouré de brutes rend observateur, je suppose.
Voilà tout ce que peut lui offrir son patient comme justification, avant de tressauter au premier morceau de peau morte que Markus lui retire. Le jeune homme s'efforce de ne pas perdre son calme, mais comme il l'a déjà fait remarquer un jour à son père alors qu'il lui a demandé de lui recoudre le visage, il n'est même pas encore interne. Encore quelques mois. Au moins, il aura déjà quelques expériences à son actif lorsqu'il sera temps de véritablement entrer en piste. Dans les faits, cependant, il a beau connaître la théorie de ce traitement, ce n'est pas simple de garder tous ses moyens. Aussi perturbant ce soit d'un certain côté, il est tout de même content que celui dont il s'occupe soit à ce point maître de ses réactions.
— Tu as d'autres brûlures de ce type ? il l'interroge.
Il n'a pas envie de remettre le couvert dans deux jours s'ils s'aperçoivent qu'il leur a caché d'autres mutilations dont il n'a pas pris correctement soin. Pourquoi est-ce qu'il n'a rien dit à qui que ce soit sur cette plaie qui ne va pas en s'améliorant reste un mystère. Peut-être qu'il pensait qu'on ne prendrait pas la peine de l'aider. Ou peut-être qu'il n'a confiance en personne pour le faire. Ou qu'il a honte de ne pas être capable de se soigner tout seul. Dans le fond, Markus s'en fiche.
— Non, confirme succinctement Gregor, sûr de lui.
— Ah bon ? C'est bizarre… s'étonne l'étudiant.
Il sait qu'il a été battu et coupé et brûlé à répétition, d'après la description faite par Sieg et Vlad de l'état dans lequel ils l'ont trouvé. Et il n'était pas dans un état de conscience parfaite lorsqu'ils l'ont récupéré. A-t-il à ce point en tête l'inventaire de ses plaies à force de se soigner lui-même, ou bien cherche-t-il encore à se soustraire à son aide ?
— Oui, bizarre. Si même les méthodes de torture ne sont plus cohérentes, où va le monde, huh ? raille le blessé.
Il retrouve soudain cette intense expression qu'il avait plus tôt, comme pour lui demander silencieusement de lâcher l'affaire. Mais une fois de plus, Markus ne se laisse pas démonter. Il est maintenant certain que Gregor cherche à cacher quelque chose mais il est encore incapable de déterminer quoi.
— Ça a l'air plus vieux que toutes tes autres blessures. Ils auraient commencé par un agent chimique, puis abandonné l'idée ? Pourquoi ? Parce que c'était trop brutal ?
Aucune de ses hypothèses précédentes ne colle à la réaction que Bertram est en train d'avoir à ses questions. S'il ne voulait pas attirer l'attention, c'est trop tard. S'il pensait qu'on refuserait de le soigner, il voit bien que ce n'est pas le cas. Et il a clairement la preuve qu'il n'est pas capable de s'occuper de ses blessures lui-même. Et il ne peut pas avoir peur d'être traité par quelqu'un qui le déteste, puisqu'il a tendu son bras en toute sérénité, et il ne surveille pas les gestes de son soigneur avec l'anxiété de quelqu'un qui redoute qu'on s'occupe de lui. Alors quoi ? Markus commence à s'inquiéter de ce qu'il pourrait vouloir dissimuler.
— La chronologie est un peu floue dans mon esprit, esquive Gregor.
Cette réponse n'est somme toute pas irrecevable, puisqu'il a été retenu presque 10 jours dans une pièce souterraine sans fenêtre à être à peine maintenu en vie, uniquement pour pouvoir être torturé.
Faisant légèrement pivoter son bras à son patient, l'étudiant continue son analyse de la plaie.
— Et la zone d'application est…
Il ne termine pas sa phrase. Il reconnaît cette forme. C'est une main. Ce sont les cinq doigts d'une main qui ont enserré l'avant-bras du scientifique. Et aux dimensions, ce n'était pas une main d'homme. Ce n'est même presque pas une main d'adulte. Ceux qui ont attrapés Gregor après qu'il s'est séparé de Mae ne lui ont pas infligé ça. C'est pour ça que c'est une brûlure unique. Et c'est pour ça que c'est plus ancien que ce qu'ils lui ont fait.
Markus remonte les yeux vers le scientifique, qui soutient son regard sans broncher. Il n'a plus l'air de vouloir lui faire lâcher l'affaire. C'est trop tard. Il a plutôt l'air d'un oracle qui en a assez qu'on ne tienne pas compte de ses mauvais présages. Il ne tire visiblement aucune satisfaction du fait que ses mises en garde d'arrêter de poser des questions aient été justifiées.
— C'est Mae qui t'a fait ça, l'aîné de la fratrie conclut tout haut.
Sous le choc de cette révélation, il s'interrompt momentanément dans son ouvrage de nettoyage.
— Non, rejette la victime, secouant la tête à la négative.
— Qu'est-ce que ça t'apporte de mentir ?! s'agace Markus, écartant les mains.
L'expression de son interlocuteur a changé au moment où il s'est intéressé aux contours de sa plaie, et donc son origine. Quelle autre conclusion aurait-il pu tirer de la forme de la blessure, à part qu'elle ne venait pas de ses tortionnaires ? Et si elle ne vient pas d'eux mais d'avant, qui d'autre aurait pu faire ça que sa benjamine, qu'ils ont tous vu tout saccager sur son passage par simple contact ?
— Ta sœur ne m'a pas fait ça. C'est arrivé par accident, et elle n'était pas elle-même à ce moment-là de toute manière, Greg défend posément son choix de réponse.
Il ne peut même pas dire qu'il lui est difficile d'oublier la vive morsure de sa main sur son bras. Ce n'est pas le cas. Sur le coup, il a été trop surpris par le fait que la jeune fille choisisse de se réfugier derrière lui, pour une raison incompréhensible apeurée par ses sauveteurs et rassurée par lui, celui des griffes de qui ils venaient la tirer. La douleur ne l'a frappé que plus tard, bien après qu'il a réussi à lui faire lâcher prise. Mais il ne s'en est pas formalisé à ce moment-là non plus, trop préoccupé à ne pas attirer l'attention sur eux pendant leur échappée.
— Donc c'est ça, que tout le monde risque à son contact, poursuit Mark, sans débattre de la validité du point précédent.
Les Homiens les ont avertis du danger. Et ils ont vus les dégâts matériels qu'elle a causés dans son sommeil, puis éveillée. Mais ça… Voir le résultat sur une personne. Markus a envie d'en vouloir à Gregor de leur avoir caché sa blessure, mais il n'arrive pas à être autre chose que soulagé que Mae n'ait pas vu ce qu'elle est capable d'infliger aux autres. Pourvu qu'elle ne voie jamais ça. Elle a déjà suffisamment peur de ce qu'elle pourrait faire.
— Elle est prudente. Elle n'exposera jamais personne à ce point, décrète Gregor.
Il cherche sans doute à rassurer son soigneur, mais est rendu maladroit par le fait qu'il n'a jamais eu à avoir ce type de comportement envers qui que ce soit de toute sa vie.
— Combien de temps elle t'a tenu le bras, pour te laisser ça ? lui demande Markus.
Il est hautement conscient que toutes les meilleures intentions du monde ne sont jamais suffisantes pour éviter les accidents. Les bonnes intentions lui ont rendu la vie bien dure, ces derniers temps, s'il est tout à fait honnête. Celles de son père, celles de Jena, celles de Rob, et même les siennes. Les bonnes intentions tuent. Ou blessent grièvement. Ce sont ses bonnes intentions qui ont guidé la croisade meurtrière de Kayle, de ce qu'il a réussi à en comprendre.
— Une vingtaine de minutes ? Peut-être plus ? Mais j'étais en train de m'enfuir après avoir été menacé de mort par quelqu'un que je venais de voir tuer deux personnes, dont une sans même la toucher, donc il se peut que ma notion du temps ait été quelque peu perturbée.
Gregor répond à la question parce qu'il n'a aucun moyen de l'éviter, mais il ne manque pas de décrédibiliser son propre témoignage, qu'il pressent décourageant pour son interlocuteur.
À ce récit, Markus parvient à prendre son visage entre ses mains sans poser ses pinces, ce qui lui fait prendre une drôle de position avec ses poignets, mais qu'importe. Tous ses problèmes sont-ils voués à s'avérer plus graves qu'il ne le pense ? Il sait bien qu'il n'est pas seul, qu'il a de l'aide, même si parfois d'origine aussi douteuse que l'homme actuellement assis en face de lui, mais quand même. Ça fait beaucoup.
— Je vais arranger ça, lui offre Gregor au bout d'un moment, jugeant que le jeune homme en face de lui n'est pas près de se tirer de son désespoir de lui-même.
— Vraiment ? Tu as dit toi-même que tu ne pouvais pas renverser sa condition, objecte Mark, le foudroyant du regard après avoir écarté les bras.
— Non, mais la rendre gérable, peut-être. En tous cas, c'est l'unique but de mon existence. Alors, j'espère…
La détermination du scientifique à quelque chose d'honorable, et Markus ne sait pas quoi répondre à une telle résolution de la part de quelqu'un qu'il abhorre. Il prend donc une longue et lente inspiration, puis se remet au travail. Il est tellement fatigué de s'inquiéter en permanence. À chaque fois que les choses ont semblé s'améliorer, depuis quelques temps, ce n'était finalement qu'une fausse joie, un succès temporaire. Caesar n'a pas de séquelles de son entaille, mais il ne veut pas parler. Il retrouve sa voix, mais en fin de compte ça n'est que pour plus ou moins les blâmer pour tout. Et Mae est localisée, mais ils ne savent pas comment aller la chercher. Puis ils trouvent une solution, mais Jena est blessée et Mae ne veut pas venir avec eux. Puis elle rentre enfin à la maison, mais ils n'arrivent pas à la tirer de l'inconscience. Et lorsqu'ils arrivent enfin à officialiser son retour, elle est tout de même toujours dans une situation précaire. Et Robert arrive à projeter un hologramme, et pourtant tout à l'heure… C'est pour ça que l'étudiant choisit de se concentrer sur ce sur quoi il a le contrôle. Et pour l'heure, c'est la blessure au bras de la personne qu'il déteste le plus au monde, peu importe qui la lui a donnée. C'est loin d'être idéal, mais il s'en contentera.
— De quoi est fait ce tatouage ? C'est au moins une brûlure du deuxième degré, peut-être troisième par endroits, et je le vois encore, il observe au bout d'un moment.
Parler l'aide à ne pas complètement se décomposer, aussi bien par rapport à ce qu'il essaye de mettre de côté qu'à cause de la vilaine tête de la plaie. Et les fines lignes noires qui zigzaguent sur le bras du scientifique restent en effet visibles même lorsqu'elles traversent les zones brûlées. Autant qu'il sache, le plus profond qu'un tatouage puisse être, c'est entre le derme et l'épiderme. Autrement dit, pas aussi profond que cette brûlure a attaqué Gregor. Et pourtant.
— Oh, il ne partira pas. Il a été flashé dans les trois niveaux de ma peau après un incident de radiation, répond l'intéressé avec désinvolture.
Aussi inconfortable son traitement soit-il, il respire tout de même de mieux en mieux au fur et à mesure qu'il avance.
— Mais pourquoi ? s'enquiert Markus, tout en faisant pivoter le bras de son patient afin de confirmer qu'il a terminé son nettoyage.
— Quelle part du concept d'accident t'échappe ? Greg s'étonne de cette question, haussant un sourcil.
— Non, je veux dire, pourquoi un tatouage aussi grand ? Jusqu'où il va ? Ton épaule ? l'étudiant reformule, comprenant qu'il n'a pas été très clair.
Il ne s'était pas imaginé Bertram du genre à avoir un tatouage. Et puisqu'il porte toujours ce stupide pull à col roulé trop grand pour lui que lui ont prêté Sieg et Vlad, il n'avait jamais vu qu'il faisait erreur. Et maintenant qu'il se voit détrompé, il est choqué par à quel point. Les tatouages aussi étendus sont rares, et d'autant plus à l'encre comme celui-ci.
— Il commence à la tête de mon radius et celle de mon ulna, et termine au processus épineux de ma septième cervicale, et à l'angle caudal de mon omoplate, explique Gregor d'un ton clinique, utilisant sa main libre pour pointer de part et d'autre de son poignet droit, avant de la porter à la base de sa nuque.
Il n'est pas assez souple pour atteindre son épaule opposée sans complètement se contorsionner alors il s'abstient. Puisqu'il étudie la médecine, Markus saura de quoi il parle de toute manière. Le garçon écarquille les yeux, sa surprise allant croissant.
— C'est vaste. Et en plus, tu n'as pas choisi la méthode la moins douloureuse, il partage les raisons de son étonnement, la curiosité l'emportant sur son habituel inconfort avec le scientifique qui a expérimenté sur sa petite sœur.
— Je n'ai rien choisi du tout, répond simplement Bertram.
Ses traits sont indéchiffrables. C'est comme si tellement de souvenirs conflictuels traversaient son esprit qu'il ne pouvait pas se décider sur une émotion à afficher.
— Je ne suis pas hyper au point sur les us et coutumes de votre système, mais je croyais que le tatouage était votre rite de passage ? Est-ce que c'est DG qui a corrompu la tradition ? questionne Markus, perdu, tout en posant enfin ses pinces et récupérant la pommade qu'il a préparée.
D'après sa conversation de ce matin avec Sieg et Vlad, il a cru comprendre que les tatouages étaient donnés par les mentors à leurs apprentis en fin de formation. Il a vite fait le lien entre leur description de celui de Jena et le surnom qu'il les a entendus lui donner le jour où ils sont partis chercher Mae. D'edged. Pour une hache à double tranchants. Quoi qu'il en soit, il doute que la jeune femme ait accepté d'être marquée contre son gré par quelque chose qu'elle n'aurait pas choisi, ou en tous cas accepté.
— Non, DG n'a rien à voir là-dedans. J'ai été marqué avant d'y entrer, Gregor détrompe l'hypothèse pourtant pertinente proposée par Markus, secouant la tête à la négative.
L'étudiant est interpellé par la chronologie contradictoire entre ce qu'il a lu du scientifique et ce qu'il est en train de lui raconter.
— Ils t'ont recruté vers tes 15 ans. Est-ce que vous n'êtes pas supposés être certifiés vers 18-20 ans ?
— Tu as potassé mon dossier, on dirait, s'étonne Bertram.
Il voudrait sourire à cette découverte inattendue, mais la drôle de sensation provoquée par l'application de l'onguent lui fait froncer le nez à la place, au point de devoir rajuster ses lunettes. Il ne pensait néanmoins pas qu'on lui porterait tant d'intérêt. Il n'y a rien de particulier à cacher dans son dossier, au contraire, il préfère que ceux qui le protègent même à regret aient toutes les informations en main, mais il n'aurait pas pensé que le grand frère de sa patiente serait parmi les premiers à vouloir être au courant des moindres détails de son palmarès. L'étudiant pense sans doute avoir un bon contrôle de son expression, mais il est plus qu'évident qu'il partage l'opinion défavorable de tout le monde à son sujet. À raison, d'ailleurs.
— J'essaye de me tenir informé sur les gens avec qui je dois coopérer, et du monde dans lequel je dois évoluer, se justifie Markus.
Il ne relève pas le fait que, de tout ce qu'il vient de lui faire subir depuis qu'il l'a amené dans cette salle de bain, cette phase devrait pourtant être celle qu'il le fait le moins réagir. Cet homme est décidément étrange.
— Sage initiative, le félicite Gregor, tout en s'efforçant de contenir ses grimaces.
— Pourquoi est-ce que tu aurais été marqué avant l'âge ? le futur interne poursuit dans ses questions sans s'interrompre dans sa tâche, à la recherche de cohérence.
— Tu veux vraiment savoir ? lui demande le scientifique, comme sur le ton de la mise en garde, mais aussi comme un peu amusé.
— Si ça peut contribuer à te garder aussi immobile que tu l'as été jusqu'ici…
C'est un peu une excuse. Même s'il se demande aussi si son patient va pouvoir se retenir de sauter au plafond lorsqu'il va en arriver au pansement à proprement parler, il est intéressé malgré lui. C'est comme de la curiosité morbide.
S'essuyant les gants sur une serviette de bain, il attrape la gaze qui va lui permettre de terminer son ouvrage. Il espère qu'il n'a rien oublié et a tout fait comme il fallait. Maintenant qu'il l'a vue de plus près, il se demande si la brûlure ne demanderait pas carrément une intervention chirurgicale. Mais Bertram a l'air d'avoir survécu jusqu'ici, alors peut-être que ses soins suffiront. Au pire, il aura une vilaine cicatrice, mais ce sera loin d'être la première. Les plus fraîches lui ont clairement été laissées par sa dernière session de torture, mais d'autres sont de toute évidence plus anciennes. Beaucoup plus anciennes, pour certaines.
— Il n'y a pas de classes, dans le système qui m'a formé. Chacun progresse à son rythme. Je suis monté en grades un peu trop vite au goût de certains de mes camarades de parfois 5 ans mes aînés alors, un jour, ils m'ont coincé dans une salle de TP, et laissé ce souvenir. Ça a pris des heures et, tu as raison, c'était très douloureux. Le marquage est en effet usuellement reçu aux alentours de la majorité, mais ils ont dit que si j'étais si pressé de grimper les échelons, autant en finir avec cette étape-là, raconte Gregor.
Le détachement dont il fait preuve est inquiétant pour une histoire aussi traumatisante. Markus, quant à lui, s'efforce de ne pas laisser paraître que ses mains tremblent alors qu'il commence le bandage de l'avant-bras du narrateur.
— Tu avais quel âge ? il demande presque tout bas.
— 11, peut-être 12 ans, répond Bertram avec toujours autant de désinvolture.
Il regarde les mains du jeune homme tourner autour de son bras sans aucune émotion, comme sous hypnose. Il est clairement perdu dans sa mémoire. Est-ce qu'il a seulement déjà raconté cette histoire à qui que ce soit ?
— Vous deviez encore être supervisés, à cet âge. Personne n'a rien remarqué ? continue l'étudiant, de plus en plus choqué.
Les enfants sont cruels, c'est un fait. On en a tous fait l'expérience à un degré ou un autre. Mais ça… C'est exactement le genre de chose dont les adultes sont supposés protéger les plus jeunes. Ils sont même censés leur apprendre les limites avant qu'ils en arrivent là. Il l'a accusé d'avoir grandi entouré de psychopathes, mais il pensait exagérer. Ou peut-être qu'il pensait que c'était arrivé plus tard. Ou peut-être qu'il n'a tout simplement pas l'imagination assez sombre pour s'être figuré la vérité.
— J'avais déjà perdu le réflexe d'appeler à l'aide depuis longtemps, à cette époque-là. Mais j'ai été amené à une infirmière par la suite. Je suppose qu'elle a eu raison, d'ailleurs, déclare simplement Gregor, de plus en plus songeur à ce souvenir.
— Raison à propos de quoi ? demande Markus dans un murmure, les mains figées en action sur la touche finale du pansement qu'il est en train de faire.
— En demandant au Ciel d'aider ceux qui m'avaient fait ça. À mes blessures, elle s'est doutée qu'ils étaient plusieurs, répond le scientifique, toujours sans aucun complexe à cet épisode pourtant horrifique de sa vie.
Les infirmières du système sont gentilles avec les enfants. Compassionnées. Plus qu'avec les adultes, qu'elles savent déjà traumatisés ou endurcis au-delà de toute aide. Elles leurs parlent lorsqu'elles prennent soin d'eux. Mais cette fois-là, l'infirmière n'a pas parlé à son jeune patient. Elle n'a fait que murmurer en le regardant partir. Peut-être qu'elle a vu quelque chose dans son regard perdu dans le vide qui lui a fait comprendre qu'il était hors de sa portée, qu'il était déjà trop tard pour lui malgré son jeune âge.
— Pourquoi le Ciel ? Si c'est arrivé avant DG, j'ai envie de penser que le système de punition devait être raisonnable, même pour des comportements pareils. Vous étiez en train d'être formés, d'apprendre, remet en question Markus.
Sa vision des choses est toujours aussi biaisée par son éducation de Citoyen du régime Solidaritaire, comme le lui a déjà reproché Jena. Mais en l'occurrence, il est question du système par lequel elle est elle-même passée. Est-ce qu'elle ne défendrait pas elle-même qu'aussi dur il soit, il ne demande pas pour autant d'invoquer quelque déité que ce soit pour en protéger les membres des sanctions qu'ils peuvent encourir ?
— Il aurait fallu qu'ils se fassent prendre, pour être réprimandés, objecte simplement Gregor.
— Tu veux dire que tu ne les as pas dénoncés ? déduit l'étudiant, de plus en plus perdu.
— Après ce qu'ils venaient de me faire ? lui retourne simplement le scientifique, le laissant déduire la réponse à sa question de lui-même.
Il ne pense pas avoir besoin de rappeler qu'il avait déjà perdu le réflexe d'appeler à l'aide, puisqu'il vient de le dire il y a quelques minutes à peine. Et s'il n'avait pas appelé à l'aide au moment où il se faisait maltraiter, pourquoi est-ce qu'il l'aurait fait après les faits ? Il n'était pas encore à DG, en effet, mais même si un peu moins sordide, le système central n'est pas un environnement rêvé pour autant. Aucune clémence n'est accordée aux cafteurs.
— Mais alors… Pourquoi est-ce que l'infirmière a eu raison ? Est-ce qu'ils ont compris leur erreur par eux-mêmes ? propose Markus sans grande conviction, toujours incapable d'y voir clair dans cette anecdote.
S'ils n'encouraient pas le risque d'une sévère punition, pourquoi est-ce que ceux qui ont infligés ce marquage à Gregor auraient eu besoin d'une intervention divine ? Est-ce qu'elle a eu peur qu'ils soient sur le mauvais chemin, et qu'ils aient vus la lumière par la suite lui a donné raison de leur souhaiter de l'aide venue d'En-Haut ? Ça ne semble pas très convaincant, mais Mark n'arrive pas à s'imaginer un autre scénario avec les informations dont il dispose.
— Oh non. Définitivement non, répond pourtant Greg en secouant la tête.
L'ombre d'un sourire amusé qui passe au coin des lèvres confirme à son interlocuteur qu'il rate toujours quelque chose dans cette histoire.
— Alors… Quoi ? Qu'est-ce qui leur est arrivé qui te fait penser qu'elle a eu raison de prier pour eux ? il demande enfin directement, jetant l'éponge de tirer la bonne conclusion tout seul.
Il n'aime pas l'idée de s'être laissé emporter de cette façon dans le récit du scientifique, mais maintenant, il faut qu'il sache. Il comprend mieux comment Jena s'est retrouvée à converser avec lui malgré elle, lorsqu'elle l'a surveillé pendant la mise en scène de la libération de Mae. Il ne pense pas qu'il le fasse exprès, mais il y a cet air mystérieux à la plupart des prises de paroles de Gregor, qui insuffle pernicieusement une irrésistible envie d'en savoir plus, peu importe combien on pressent que ça ne pourra pas être autre chose que malsain. Markus n'ose pas imaginer ce que ça doit être lorsqu'il cherche à ce qu'on l'écoute.
Son patient le dévisage soudain comme s'il venait seulement de remarquer qu'il était là, ou peut-être comme s'il venait de se rappeler d'à qui il s'adresse. Son tatouage fait toujours remonter beaucoup de souvenirs à la surface, et aucun glorieux, si pas tous exactement mauvais pour lui. Mais une chose est sûre, rien de tout ça n'est propre à être raconté, et encore moins à quelqu'un comme Markus. Greg n'en sait peut-être pas autant qu'il faudrait sur la vie en société disons normale – à défaut d'un meilleur terme –, mais il en sait suffisamment pour se douter qu'il n'y a aucun détail de ce qui est arrivé à ceux qui l'ont marqué que le jeune étudiant en médecine est prêt à entendre. Sachant que s'il se ferme soudain en bloc le jeune homme ne fera cependant qu'insister, il essaye donc de répondre avec autant d'approximation que possible :
— Disons juste que… si le Ciel les a effectivement aidés, je préfère ne pas savoir comment ça se serait passé pour eux sinon. Alors son souhait n'était pas vain.
Markus reste muet, mettant plusieurs secondes à percuter. Sa première idée n'était pas la mauvaise. L'infirmière n'a pas prié pour que les coupables retrouvent le droit chemin, elle a prié pour qu'ils ne soient pas trop sévèrement punis. Et puisqu'ils n'ont pas été punis par leur système éducatif, il n'y a qu'une seule personne qui a pu leur donner une leçon : leur victime. Elle a soigné un jeune patient traumatisé mais au grand potentiel, et elle a su que s'il ne livrerait jamais ses tortionnaires, il n'allait pas pour autant les laisser s'en tirer à si bon compte.
L'étudiant retire enfin ses mains de l'avant-bras de Gregor, convenablement pansé maintenant, ou en tous cas en accord avec la blessure qui y figure. Il regrette de l'avoir interrogé sur son tatouage. Il aurait dû répondre non, lorsqu'il lui a demandé s'il voulait vraiment savoir. Il a été prévenu, il ne peut s'en vouloir qu'à lui-même. Ce n'est pas comme s'il ne savait pas déjà le scientifique capable d'atrocités. Mais peut-être avait-il osé espérer qu'elles étaient limitées à celles renseignées dans son dossier.
— Er… Tu as saisi comment faire, ou bien tu vas avoir besoin que je m'en charge tous les jours ? il parvient à prononcer.
Il cache son trouble en retirant les gants qu'il avait enfilés avant de commencer le traitement, l'action lui permettant de détourner opportunément les yeux de son interlocuteur.
— J'ai saisi. Tu ne seras plus dérangé pour si peu, lui accorde son patient.
Il ne se formalise pas ce cette réaction terrorisée à l'idée qu'il ait pu se venger. Ces gens l'ont tous toujours regardé avec dégoût et haine depuis son arrivée chez eux. Il ne se fait pas d'illusions quant à ses chances d'un jour remonter dans leur estime. Il n'a même pas envie d'essayer. Au contraire, il fait tout pour que celle qui lui donne contre toute attente le bénéfice du doute se défasse de cette idée. Mais peut-être est-ce enfin une punition adaptée, de se voir ainsi accorder cette bienveillance déméritée par l'un de ses cobayes. Quel comble.
— N'en parle pas à Mae, pense à lui intimer Markus alors qu'il le voit ramener son bras à lui et redescendre sa manche jusqu'à son poignet.
— J'ai réussi à le lui cacher jusqu'ici, non ? répond Gregor avec ce qu'on pourrait prendre pour de l'espièglerie, s'il n'y avait pas cette infinie tristesse dans sa voix.
— Je ne parlais pas que de la brûlure, insiste le grand frère malgré tout.
Il ne juge pas qu'il y ait que les dégâts dont elle est elle-même capable qu'il faille épargner à sa benjamine. Autant il n'apprécie pas qu'elle semble attachée au scientifique, autant il ne sait pas ce que ça lui ferait, à ce stade, d'apprendre quelque chose à son sujet qui la ferait enfin changer d'avis sur lui.
— Moi non plus, l'assure Gregor avec un sourire tout aussi triste que son ton.
Lorsqu'il ramène enfin son regard à celui de son interlocuteur après avoir fini de rajuster sa manche, les deux se dévisagent un instant. Qui eût cru que deux teintes de bleu puissent être si différentes ? Et si mensongères ? La génétique a bien souvent raison de l'âme, lorsqu'il est question d'en colorer la fenêtre. Markus, pour toute sa bonté intérieure, sa générosité et son altruisme, n'a droit qu'à ce que lui permettent ses ancêtres, un bleu presque gris, pas sombre mais presque, céruléen, proche de celui de son oncle, agréable mais sans être aussi frappant. Gregor en face de lui, après tout ce qu'il a traversé et commis comme horreurs, toute la noirceur qu'il a vue et apportée dans ce monde, est toujours béni par le brillant aigue-marine de parents qu'il n'a jamais connus.
La confrontation silencieuse se termine d'un accord tacite, sans un mot, sans que ni l'un ni l'autre ne semble céder. Qu'y a-t-il à céder, de toute manière, puisqu'aussi mal à l'aise avec cette idée le plus jeune puisse être, ils sont d'accord ? Ils se lèvent chacun de leur siège, et Bertram profite que Markus fasse le ménage derrière lui pour quitter la pièce. L'étudiant l'entend rejoindre de lui-même ses deux gardiens au rez-de-chaussée. Il ne distingue que le ton de leur accueil, mais il les soupçonne de l'interroger sur ce qu'il lui a fait. Il n'a plus le temps d'aller leur parler comme il le voulait à la base avant de devoir retourner en cours, mais avant de repartir il passera tout de même leur confirmer qu'il est sorti sain et sauf de son tête-à-tête avec leur prisonnier.
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