2x10 - Au ralenti (10/19) - Reviens-moi
Strauss passe le plus clair de son temps aux alentours de chez les Quanto. Ce constat a commencé à être indéniable à compter du retour chez elle de la jeune fille. Il a essayé de garder ses distances, après la mise en scène de son sauvetage et l'annonce officielle de sa récupération, mais ça ne lui a pas convenu bien longtemps. Il prétexte que c'est son rôle d'assurer la liaison, qu'il ne peut pas laisser Ben, Andy, et Chad être autant au contact direct de leurs associés terriens sans supervision. La vérité, c'est qu'il souffre de ne pas avoir de contribution tangible à apporter à la situation ; qu'il s'agisse de surveiller l'état de Maena ou garder un œil sur Gregor, il n'est pas à la hauteur. Or, comme il s'estime à l'origine d'une grande partie des complications que traverse en ce moment la famille, ainsi que ses adjacents d'ailleurs, il ne tolère pas extrêmement bien de ne pas faire partie de la solution.
C'est lui qui a par inadvertance contaminé Maena en premier lieu, puis a décidé de partager leur secret avec elle. Il a ensuite insisté pour aller la chercher lorsqu'elle a été enlevée, allant jusqu'à pousser ses semblables à se dévoiler à encore plus de monde pour y parvenir, et surtout faire ramener un détenu sans l'aval de leur planète. Il a impacté aussi bien le chemin de la jeune fille et de ses proches que celui de ses propres congénères. Il se sent coupable, et être réduit à l'impuissance ne l'aide pas à se défaire de ce sentiment. Et puis, quitte à n'être en position de rien, il aimerait au moins être tenu responsable par quelqu'un, mais personne ne s'est encore retourné contre lui pour le blâmer. Même Chad, pourtant le plus critique de leur bande, s'est contenté de remettre en question ses choix, et plus parce qu'il ne les comprenait pas que pour lui en faire le reproche. Ce n'est pas dans les mœurs homiennes de s'attarder sur le passé. Et jusqu'à ce matin, Strauss ne pensait pas avoir une chance que des humains lui en veuillent. Jusqu'à ce matin…
— Oh ! Strauss. Salut.
Mae le surprend dans le couloir du rez-de-chaussée alors qu'il entre par le jardin. Elle tombe, comme lui, en arrêt, pour sa part à la sortie du salon sur son chemin pour regagner sa chambre à l'étage.
— Bonjour, il lui retourne poliment, avec un petit sourire et un hochement de tête.
Ce n'est pas elle qu'il vient voir, mais il espérait la croiser tout de même. Bien qu'elle soit la raison principale pour laquelle ils font tous tout ce qu'ils font, il n'a personnellement pas beaucoup d'excuses valables pour entrer dans la maison. Alors, il profite de vouloir parler à quelqu'un d'autre, même si ce prétexte n'est pas beaucoup plus valide auprès des principaux habitants des lieux. Ce sont plutôt ses propres colocataires qui y seront réceptifs. Et c'est finalement bien d'eux qu'il a le plus à craindre. Qu'ils ne l'aient pas encore officiellement puni pour le rôle qu'il a joué dans cette histoire ne signifie pas que ça ne viendra jamais et que tout lui est permis.
— Ça fait un bail… Mae laisse échapper presque tout bas.
Elle ne perd pas son sourire, mais elle est trop surprise de le voir ici pour s'abstenir du commentaire.
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? il s'étonne à son tour, avec un mouvement de recul approprié.
— Parce que… je crois pas qu'on s'est vus depuis l'officialisation de mon retour. Quand tu m'as aidée à me préparer pour… tu sais, elle se justifie sans complexe.
Trouver les termes pour désigner ce qui s'est déroulé il y a une semaine maintenant n'est pas devenu plus facile après que ça s'est effectivement passé. Et une huitaine de jours ne paraît pas très long, mais en y réfléchissant bien, la dernière fois qu'elle a été seule à seul avec son ancien professeur, c'était lors de leur premier et dernier cours particulier suite à son retour d'Home, une semaine avant qu'elle se fasse prendre. Depuis, elle l'a vu à son premier réveil, lorsqu'il a dû lui expliquer que sa famille était au courant de son secret. Elle l'a ensuite entrevu quelques fois, de loin, lorsqu'il a accompagné Ben qui venait relever la garde de Kayle à son chevet. Il était aussi présent lors des sessions de clarification du plan pour lui permettre de revenir en circulation. Et il l'a effectivement aidée à se préparer ce jour-là. Mais depuis lors, en revanche, elle ne pense pas l'avoir recroisé. Et encore moins seul à seule.
— Je suis ici tous les jours, il se défend doucement.
— Ah. Bah… Pas de mon point de vue, elle objecte facilement, et sans cacher sa confusion à cette information qu'elle ignorait, papillonnant des paupières.
S'il est là tous les jours, pourquoi est-ce qu'elle ne le croise jamais ? Pourquoi est-ce qu'il viendrait sans passer la voir ? D'accord, elle n'est pas le centre de l'univers, loin s'en faut, mais s'il ne vient pas pour lui rendre visite, qu'est-ce qui l'amène, alors ? Il se passe beaucoup de choses à la maison en plus de son propre rétablissement et la garde de son principal contributeur, mais elle ne pensait pas que la situation de Rob et la sœur de Jena concernait les Homiens.
— Il y a déjà beaucoup de monde qui s'affaire autour de toi. Je ne voudrais pas envahir ton espace personnel, Strauss s'explique maladroitement même si en toute franchise.
— Est-ce que… tu es fâché ? elle ose alors lui demander.
Elle est décidément perturbée de l'avoir si peu vu s'il est effectivement dans les parages chaque jour. Elle n'a pas vraiment eu le temps de se sentir seule, ce n'est pas la question, mais… Ellen et Nelson trépignent d'impatience de pouvoir la revoir, et ont trompé leur hâte avec des appels vidéo. Jena a trouvé un peu de temps à passer avec elle, tout comme ses deux frères, son père, et son oncle. Tous ses proches sont autour d'elle, en plus de Ben, et dans une certaine mesure Andy et Chad, et Sieg et Vlad, qui fréquentent les lieux pour des raisons bien particulières même si pas directement liées à elle. Elle a même vu Caroline et Rob, et ils n'ont même pas de forme matérielle ! Pourquoi est-ce que Strauss ne s'est pas mené à la danse, surtout s'il était déjà sur les lieux de toute manière ? Est-ce qu'il n'aurait pas une raison de lui en vouloir ?
— Fâché ? il relève pourtant, à nouveau surpris par la tournure de la conversation.
— Oui. Envers moi. Je sais à quel point votre secret est important. Et tu l'as révélé à plein de monde pour m'aider. Je suis désolée que tu aies eu à faire ça, elle s'excuse, comme elle l'a déjà fait à son réveil.
Elle s'en veut encore de la position dans laquelle il s'est mis pour elle, après toutes les précautions qu'ils avaient prises ensemble pour qu'elle garde le silence et ne mette personne de plus en danger, de son côté comme du sien. Elle n'y pouvait rien dans l'état où elle était, mais elle a tout de même la sensation d'avoir manqué à sa parole, rompu la promesse qu'elle lui avait faite, trahi la confiance qu'elle avait réussi à obtenir de lui.
Alors qu'elle fait un peu la grimace, il la regarde avec un air profondément choqué :
— Ce n'est pas ta faute. Tu n'as rien fait pour ça. C'était mon idée, et notre décision collective, il l'absout de toute responsabilité avec autant d'intensité qu'il en est capable.
Qu'elle estime mériter quelque blâme qu'il soit l'attriste un peu. Elle était inconsciente, quand il a été décidé de venir à son secours, tout comme quand il a été choisi de se révéler à sa famille et leur proposer le retour de Kayle. Et même si elle avait été présente en ces deux occasions, elle n'aurait pas eu besoin de militer pour qu'il pousse exactement ce qu'ils ont fait. Au contraire, il aurait même sans doute tout fait pour agir à l'encontre de sa volonté si elle avait insisté ne pas valoir la peine qu'il sorte de l'ombre. Le sentiment qu'elle exprime en ce moment-même semble d'ailleurs confirmer cette hypothèse.
— Alors pourquoi est-ce que tu m'évites ? elle l'interroge, perdue.
Comme toujours, il est très difficile à lire. Toutes ses expressions sont acquises, apprises pour coller à certaines émotions acceptables et attendues en public. Pour le reste, elle n'a aucun repère. Il ne se trahit jamais, ne laisse jamais transparaître que ce qu'il souhaite laisser transparaître, même inconsciemment.
— Je ne t'évite pas ! il la corrige, à nouveau scandalisé qu'elle puisse penser une chose pareille.
Si quoi que ce soit, il fait justement tout pour avoir une bonne excuse pour rester à proximité ! Il aimerait être aussi utile que les autres. Il hait l'idée que même Kayle, pourtant un ancien tueur en série à qui il manque aujourd'hui littéralement une case, avait plus de raisons d'être aux côtés de la jeune fille que lui.
— Menteur, lance Maena sans même avoir besoin de réfléchir, comme elle le ferait avec l'un de ses frères, ou Nels ou Ellen.
— Tu sais très bien que je suis incapable de mentir, proteste Strauss une fois de plus, piqué, cette fois.
N'être à l'aise qu'avec la stricte vérité est un handicap dans beaucoup de circonstances.
— Très bien, alors pourquoi tu dis que tu es là tous les jours et pourtant je ne te vois jamais ? souligne Maena.
C'est bien là le paradoxe qui l'a amenée à sa précédente conclusion. En le lui mettant sous le nez, peut-être il saura ce qu'elle devrait en déduire d'autre ? Parce que là, elle sèche complètement, elle. Qu'il n'ait pas envie de la voir était une chose. C'était blessant, mais acceptable. Qu'il ne vienne pas la voir alors qu'il est là, c'est autre chose.
— Je ne veux juste pas que tu t'inquiètes, il confesse alors, avant de baisser les yeux.
— M'inquiéter ? Pourquoi je m'inquiéterais si tu es là ?
Ses questions sortent avec trop de spontanéité pour qu'il y ait la moindre once de déception derrière ses mots. Elle pourrait même ajouter qu'il lui fait ressentir tout l'opposé de l'inquiétude, mais elle s'abstient. Beaucoup de personnes inattendues lui inspirent cette irrésistible impression de sécurité, ces derniers temps, elle ne s'en est pas exactement cachée, et elle ne voudrait pas qu'il pense être dans le même cas qu'eux. Car pour lui, c'est une sensation préexistante. Pour les autres, elle n'a pas encore pu analyser chaque cas en détails, d'autant qu'elle pressent que chacun est différent, mais quoi qu'il en soit, il y a une possibilité pour que ça vienne de ce qui lui est arrivé. Alors que pour Strauss, non.
— Tu avais peur, cette nuit-là, il lui rappelle, sans avoir besoin de préciser qu'il parle du jour où elle a découvert ce qu'il était.
Elle a un mouvement de recul du menton, sous le coup de la surprise, avant de lever les yeux au ciel.
— C'était il y a mille ans ! Et il y avait un cadavre. Et ce n'est pas de toi, que j'avais peur, en plus ! elle proteste à cette objection inattendue.
Bon, elle a eu un petit peu peur de lui, à un moment donné, voire presque beaucoup. Mais ce n'était rien à côté d'Andy. La jolie blonde l'intimide encore régulièrement même aujourd'hui après tout ce qu'elle la sait avoir fait pour elle. Qu'il ramène ça sur le tapis maintenant la laisse perplexe. Jusqu'ici, il n'avait jamais semblé être travaillé par les évènements de ce soir-là. Qu'est-ce qui aurait changé ?
— Tu as eu peur lorsqu'on est venus te chercher, Strauss évoque une seconde fois où il l'a vue dans cet état, sa voix s'éteignant un peu.
Il déteste ce souvenir. La succession du soulagement apporté par sa reprise de connaissance, puis du désespoir causé par son battement en retraite. C'est encore pire que son hurlement lorsqu'ils l'ont enlevée. C'est aussi pour ça, qu'il reste aux alentours : pour l'entendre parler, respirer, rire parfois. En espérant qu'un jour, ça puisse estomper les autres images d'elle qui le hantent.
— Ça compte pas ; j'étais complètement droguée. Je ne me souviens même pas de ce qui s'est passé.
Elle n'accepte pas plus que le précédent cet argument supposé justifier qu'il estime que ne plus l'approcher est pour le mieux. Il pense sérieusement qu'elle a peur de lui ? Après tout ce qu'ils ont traversé ensemble ? Alors qu'il a toujours été si attentif à ses humeurs, qu'il a protégé et soutenu toute sa classe pendant rien de moins qu'une prise d'otages, qu'il l'a préservée de la vue de Caesar en mauvaise posture, alors qu'il l'a choisie comme la première personne à avertir de son retour et celle qu'il voulait lui en apprendre plus sur les subtilités de son espèce, et finalement qu'il a risqué son secret le plus cher pour venir tirer d'une situation avec laquelle il n'avait rien à voir à la base ? À cause de deux fois où elle aurait peut-être eu un mouvement de retrait, la première en circonstances plus qu'atténuantes, et la seconde pour laquelle elle n'était pas du tout elle-même et a même tous les arguments scientifiques de son côté pour en attester ? Elle ne pense pourtant jamais avoir démontré autre chose que de la confiance en lui, tout le temps qu'ils se sont connus. Même le soir où il lui a révélé ses origines, elle l'a cru sur parole sans pouvoir l'expliquer. Elle ne comprend vraiment pas son raisonnement. Il est d'ordinaire d'une logique beaucoup plus incontestable que ça.
— Tu te souviens de Gregor, pourtant, il rétorque.
Le fait qu'elle ne se soit pas seulement détournée d'eux mais ait trouvé refuge derrière celui de qui ils venaient justement la libérer lui reste en travers de la gorge. Et qu'elle ait continué à lui faire confiance à son réveil ne lui plaît pas plus qu'à son père ou ses frères.
— Non, en fait. Je ne l'ai pas reconnu, quand il est entré dans ma chambre. C'est difficile à expliquer… Et puis même, je ne vois pas le rapport ; il était avec moi pendant longtemps, je pourrais me rappeler de lui pour plein de raisons, alors que ce dont tu parles, c'était un moment spécifique. Dont je ne me rappelle pas ! elle insiste, à deux doigts de taper du pied.
Elle a eu à assurer beaucoup trop de monde qu'elle n'avait aucun souvenir de son emprisonnement, et ça commence à lui courir que personne ne semble la croire. Chacun y va de sa petite histoire, de son anecdote, de son point de vue sur l'intervention et ses préparatifs. Elle les a tous écoutés. Elle s'est efforcée de synthétiser tout ça, pour ne jamais oublier tout ce que ces gens ont fait pour elle. L'angoisse, la bravoure, la douleur, les risques et les sacrifices, elle a tout emmagasiné. Mais elle n'a pas seulement fait ça par reconnaissance, elle a aussi fait ça dans l'espoir de pouvoir percuter les événements, comprendre ce qui s'est passé réellement, pour le ressentir de manière appropriée. Parce qu'elle n'a pas vraiment son propre ressenti. Ce qu'elle ressent, elle, c'est justement un malaise à ne se souvenir de rien. Et maintenant une certaine injustice à ce qu'elle veuille se mettre à la place de tout le monde mais personne ne semble vouloir lui rendre la pareille. En quoi son amnésie est-elle aussi inacceptable ? Ils ont tous autant qu'ils sont et chacun à leur manière été rien de moins que des super-héros pour tout le reste, mais ça, ce serait leur ultime obstacle insurmontable ?
— La peur sur ton visage. Ta terreur lorsque je me suis approché. Je ne peux pas l'oublier, partage Strauss, la tête toujours baissée.
Les images sont trop vives dans son esprit pour qu'il accepte de les laisser se superposer à celle de l'adolescente en face de lui, dans son état normal. Ça pourrait ruiner des semaines de travail sur lui.
— Si je te rappelle tant un mauvais souvenir, alors pourquoi est-ce que tu continues à venir ici ? elle s'agace.
Pourquoi est-ce qu'il insiste à l'associer à des événements négatifs, alors qu'il a toujours représenté tout l'inverse pour elle, quoi qu'il semble en penser ?
— Tu ne me rappelles pas des mauvais souvenirs, Maena. Au contraire, il la détrompe, ramenant enfin ses yeux aux siens.
Elle cède enfin à son envie de croiser les bras. Il va à l'encontre de tout ce qu'il vient de dire juste avant ou presque. Il est exaspérant ! Elle est soulagée qu'il ne semble pas lui en vouloir pour quoi que ce soit, mais elle ne comprend décidément pas ce qui lui fait tout à coup penser que sa présence pourrait la contrarier. Il serait temps qu'il crache le morceau !
— Il va falloir que tu te décides, parce que tu ne peux pas dire que tu ne veux pas que je m'inquiète quand tu es là parce que soi-disant j'ai eu peur une ou deux fois en ta présence, et la minute d'après vouloir me faire croire que tu n'es pas focalisé sur cette idée ! elle souligne son manque de cohérence.
En ces temps troublés, elle n'a vraiment pas besoin de ça. Elle a déjà l'impression de connaître et pouvoir confier sa vie à quelqu'un qu'elle a en vérité rencontré il y a deux semaines, et dont tous ses proches se méfient ouvertement. Elle a dû laisser se faire enfermer sans broncher le principal responsable de sa liberté, et n'arrive toujours pas à se convaincre de ses méfaits passés. Elle ne peut pas se fier à se cinq sens de manière constante. Elle a dû apprendre les noms et les visages de tout un tas de gens, et ajouter à ça ce qu'ils savent déjà et ne doivent surtout pas découvrir. Elle voudrait juste un peu de stabilité là où c'est encore possible, si ce n'est pas trop demandé !
— Les Homiens ne gèrent pas les souvenirs de la même façon que les Humains. Je n'arrive pas non plus à m'ôter de l'esprit le cri que tu as poussé lorsque ces hommes se sont saisis de toi. Mais te voir ici, saine et sauve, ça me permet de lutter, il lui apprend, même s'il ne voulait initialement justement pas l'affliger avec tout ça.
Elle a suffisamment à se soucier. Il devrait être la dernière de ses préoccupations, voire ne pas en faire partie du tout. Il faut qu'elle se concentre sur son rétablissement, sa maîtrise de sa couverture qu'elle va devoir maintenir sous tous les angles, et son contrôle de sa nouvelle condition afin de pouvoir regagner la vie civile. Il sait qu'elle essaye déjà de faire bonne figure pour son père, son oncle, et ses frères, et il ne voudrait pas s'ajouter à cette liste déjà trop longue, même si compréhensible.
— D'accord ! Dans ce cas, pourquoi est-ce qu'on ne se voit pas plus souvent, alors ? elle lui demande, puisqu'elle ne considère pas du tout cet aveu comme un fardeau, contrairement à ce qu'il craignait.
— Je te l'ai dit. Je ne veux pas que tu t'inquiètes pour moi, il répète sa confession initiale, en y ajoutant une précision non négligeable.
Ah. Il aurait pu commencer par là, au lieu de la laisser penser que c'était de sa présence qu'il ne voulait pas l'inquiéter. Comment est-ce qu'il a pu expliquer tous ces concepts mathématiques franchement absconds avec une telle clarté à autant d'élèves aux profils et façons d'apprendre pourtant si variés, et se prendre à tel point les pieds dans le tapis maintenant, lorsqu'il est question de faire part d'un simple ressenti, somme toute plutôt légitime ?
Elle ne peut cependant pas vraiment le juger sur ce point. Elle ne sait pas trop comment elle va lui expliquer le sien, à présent. Strauss était son professeur. Un professeur par qui elle était étrangement fascinée. Puis il a été sa première rencontre du troisième type. Et malgré ses mises en garde, il a tout de même choisi de lui dire la vérité, et de continuer à la partager avec elle ensuite. Il a toujours pris sa défense à tous les tournants, pour des petites comme des grandes choses. Non seulement elle est honorée qu'il s'inquiète pour elle, mais qu'il tente de le lui cacher afin de ne pas la déranger est une preuve de plus de son abnégation. Une preuve par l'absurde, mais une preuve tout de même.
Ce dont elle va devoir réussir à le convaincre, c'est que le voir ne lui évoque pas tous les efforts qu'il a fait pour elle. Enfin, si, mais pas sous un jour négatif. Tous ses proches se font du mouron pour elle, et pourtant elle les voit indéfectiblement comme un soutien. Et en ce qui le concerne, Strauss a même des avantages qu'ils n'ont pas. Pour commencer, tout le monde approuve de lui, contrairement à Gregor. Et elle n'a pas à faire attention à ce qu'elle dit en sa présence, puisqu'il est déjà au courant de tout. Et surtout, elle n'a pas à se soucier de le blesser par un simple faux mouvement.
— Est-ce que tu sais que tu es la dernière personne à qui j'ai pensé, avant de me faire prendre ? elle lui soumet très calmement, après un long moment de réflexion sur la manière de l'amener à comprendre sa vision de lui.
— Comment ? Tu étais en train de discuter de Caesar avec Brennen, il objecte simplement, perdu.
Elle le dévisage, mais choisit de passer outre qu'il sache de quoi elle était en train de parler ce jour-là. Il était au coin de la rue, c'est vrai, et la finesse de ses sens ne devrait plus la surprendre, depuis le temps.
— J'ai passé ma matinée à essayer de te prévenir que je n'allais pas pouvoir tenir notre rendez-vous. J'ai même essayé de trouver Andy pour qu'elle te transmette le message. J'étais tellement embêtée de devoir te poser un lapin… elle récapitule le sentiment qui l'a étreinte toute cette journée, depuis le moment où elle n'a pas pu refuser l'invitation de Jena, à la table du petit-déjeuner, jusqu'à son enlèvement.
Elle se l'est repassé en boucle, ce jour-là. Elle aurait aimé avoir su à l'avance que ce serait son dernier jour de normalité. Elle en aurait peut-être profité différemment. Ou pas du tout, d'ailleurs. Mais personne n'a jamais droit à un avertissement avant une catastrophe. Ce ne serait pas un bouleversement, sinon.
— Si tu m'avais averti, je n'aurais pas été dans le quartier quand tu as été enlevée, et nous n'aurions peut-être pas pu te traquer, Strauss proteste à ses intentions, pragmatique.
— C'est pas là où je voulais en venir… elle s'exaspère, frustrée qu'il ne la suive pas.
— Je ne comprends pas, il avoue avec candeur.
C'est son tour de ne pas arriver à déterminer pourquoi elle lui parle de cet évènement maintenant, comme elle n'a pas compris sa mention des fois où elle a eu peur de lui. Qu'elle ait pensé à lui au moment de son enlèvement devrait peut-être même l'associer au problème, comme il le redoutait.
— Tu ne me fais pas peur, Strauss. Et je ne me fais jamais de souci pour toi, parce que tu es inarrêtable. Tu es l'une des rares personnes avec qui je n'ai pas à faire attention à ce que je dis de peur de déclencher une guerre intergalactique. Et aussi l'une des rares personnes à qui je ne peux pas faire de mal par inadvertance, ces jours-ci. Et de toutes les personnes qui remplissent ces critères, tu es aussi le seul qui n'a pas vraiment d'autre raison de venir me voir que parce qu'il en a envie.
Elle résume là l'ensemble de ses caractéristiques qui le rendent un visiteur idéal pour elle. Elle s'est résignée à une approche directe, puisqu'il n'a pas l'air de saisir ses allusions à l'importance qu'il a à ses yeux.
Tous ces gens autour d'elle, auxquels il semblait craindre d'ajouter au nombre, sont soit là pour l'étudier, la traiter, réparer ses dégâts, ou tout simplement la surveiller. Elle apprécie grandement ces services, mais elle a parfois l'impression d'être plus un cobaye qu'une personne. Bien sûr, sa famille passe du temps avec elle sans raison particulière, et elle n'a pas oublié qu'elle allait revoir ses amis ce soir, mais en dehors du fait qu'ils sont tous très occupés, ils font partie de la population à risque vis-à-vis de ses tendances corrosives.
— Tout ce que tu dis semble véridique… Strauss commente platement.
Il n'arrive pas exactement à tirer une conclusion de ce diagramme de Venn qu'elle vient de dessiner par la parole.
— Ce que j'essaye de dire, c'est qu'en ce qui me concerne, tu n'as aucune raison de m'éviter. Au contraire, elle récapitule son idée, reprenant sans s'en rendre compte la façon dont il a souligné les avantages qu'il trouve lui-même à venir la voir.
Il sourit, aussi bien à son choix de mots qu'au fond de sa phrase. Il est partagé entre l'extrême soulagement qu'elle ne lui reproche rien, et la déception pour l'exacte même raison. Il aimerait continuer à lutter, lui soumettre d'autres arguments encore pour la dissuader de le fréquenter, mais il n'en a pas le courage. Il n'a pas l'impression que quoi qu'il puisse dire pourrait la convaincre du danger qu'il estime représenter pour elle, de toute façon, lui faire comprendre à quel point il ne pense pas mériter qu'elle l'accepte dans son entourage. Elle a après tout accueilli Kayle à bras ouverts, même après avoir été informée de qui il était en réalité, ce terrible tueur en série qui la rendait si inquiète pour son oncle. Elle est d'une loyauté indéfectible, une fois qu'elle a accordé sa confiance à quelqu'un. Et quelque part, pour toute sa culpabilité, Strauss ne peut de toute façon pas se résoudre à rejeter son invitation, maintenant qu'elle la lui a donnée. Il soupçonnait qu'elle ne lui en veuille pas, mais était loin de se douter qu'il puisse lui manquer. Il est touché.
— Est-ce que tu apprécierais qu'on reprenne nos leçons ? Tu n'as eu le temps de m'en donner qu'une, après tout, il propose.
Il se dit que, aussi bienvenu il soit sous ce toit, démultiplier les visites sans aucune explication à peu près valable pourrait finir par paraître suspect. Il sait bien qu'il n'a droit au bénéfice du doute que parce que toutes les suspicions sont focalisées sur Gregor. Mais si l'esprit humain tend à s'économiser, il n'est pas complètement incapable de paralléliser pour autant. Et les Quanto et affiliés finiront bien par accepter la présence du scientifique, et lorsque ça arrivera, ils seront alors ouverts à s'interroger plus en détails sur leurs alliés venus d'ailleurs, tout particulièrement ceux qui n'apportent pas de contribution particulière à cette machine qui s'est mise en place subrepticement ici.
— Er… Oui, carrément ! s'exclame Maena avec un immense sourie, écartant les mains pour encore souligner son enthousiasme pourtant déjà bien transmis par son expression et son intonation.
— Très bien. Dis-moi juste quand, il confirme le retour de leur arrangement, d'un hochement tête et un ton solennels.
Sans répondre par les mots, la jeune fille désigne la porte derrière lui, l'invitant du geste à ouvrir la voie jusqu'au dehors. Il ne faut pas lui dire deux fois. Pourquoi ne pas commencer sur-le-champ ? Elle ne se souvient pas d'avoir passé du temps avec quelqu'un sans se soucier de quoi que ce soit depuis qu'elle s'est réveillée. Pour tous leurs efforts, personne n'a réussi à la distraire complètement du danger qu'elle encourt et représente, ou des secrets qu'ils gardent. Et le pire, c'est qu'elle sait que c'est sûrement réciproque, et personne ne s'est senti serein en sa présence depuis son retour à la maison. Sans compter les autres choses dont tout le monde a à s'inquiéter en plus de sa situation à elle.
Strauss n'a pas oublié ce pour quoi il est venu initialement. Mais ça n'a pas d'importance. Ça attendra. Il repassera. Quand Maena sera occupée. Par Ben, sans doute. Son sourire s'élargissant, il insiste pour céder le passage à la jeune fille, qui accepte en riant, et le laisse lui emboîter le pas jusqu'à là d'où il est arrivé. Ils ont toujours eu l'habitude de répondre aux questions l'un de l'autre dans l'environnement fermé d'une salle de classe, mais il suppose qu'il peut comprendre son besoin de prendre l'air, à force de tourner en rond dans cette maison. L'année scolaire se termine en fin de semaine, donc elle ne sera pas prête à temps pour retourner au lycée d'ici là, mais il espère qu'elle sera bientôt en mesure de tenter d'autres sorties sans risque.
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