2x10 - Au ralenti (1/19) - Risqué
Le calme plat du lever du jour, cette tranquillité ambiante typique du petit matin. Une maison fraîchement réveillée, en faible ébullition encore, le temps que chacun retrouve ses repères après la nuit et s'organise pour la journée, se remette du week-end pour attaquer la semaine. Un moment de solitude bienvenu pour le premier debout de la famille, avant de rentrer dans la ronde. Les couleurs vives d'un petit-déjeuner fruité. Et tout à coup, dans cette routine pourtant soignée, deux ombres, qui s'allongent comme si elles surgissaient des entrailles de la Terre, finissant par se croiser à leur point culminant, au moment de tout à fait surplomber la scène. Aucun bruit ne les a annoncées et aucun bruit ne les accompagne. Elles sont juste apparues, imposantes, comme spécifiquement pour rompre le tableau.
Markus lève les yeux de son bol pour constater que Siegfried et Vladas se tiennent de part et d'autre de lui. Les deux géants blonds le toisent de leurs regards de glace, indéchiffrables au-delà du fait qu'ils ne sont pas menaçants.
— Je peux vous aider pour un truc, peut-être ? l'étudiant tente d'engager le dialogue après avoir dégluti.
Cette observation de leur part le met naturellement mal à l'aise. Il apprécie les deux agents, car ils n'ont jamais fait que venir en aide à sa famille, et il leur fait confiance du simple fait que Jena leur fait confiance. Mais il ne peut pas nier qu'ils savent chacun se montrer plus intimidant que l'autre.
— Est-ce que tu sais quel est le tatouage de Jena ? renvoie Sieg comme s'il n'avait attendu que cette ouverture pour poser cette question.
— Pardon ?
Le jeune homme n'est pas sûr de comprendre. Alors qu'un petit pli se forme sur son front, son regard continue à passer de l'un à l'autre des deux membres du duo, dans l'espoir sans doute un peu futile que l'un d'eux laisse deviner quelque chose de leurs intentions. Mais ils sont de marbre, comme toujours.
— Il ne sait pas, en conclut Vlad platement, ses yeux clairs croisant brièvement ceux de son partenaire.
— Er… Si, en fait, mais pourquoi vous voulez savoir ? proteste Markus, décidément pris au dépourvu.
De toutes les questions à lui poser, il n'aurait vraiment pas pu penser à celle-ci de leur part. Il n'aurait pas imaginé qu'ils pourraient avoir quelque question que ce soit au sujet de Jena, à vrai dire, puisqu'ils la connaissent clairement beaucoup mieux que lui.
— On ne veut pas savoir. On sait ; c'est nous qui le lui avons donné. On veut savoir si toi tu sais, le plus loquace du duo le détrompe de leur objectif, le désignant du doigt.
Les épaules du futur médecin s'affaissent alors qu'il comprend la seule véritable interrogation qui peut être finalement sous-entendue par cette question spécifique, en les circonstances qui viennent de lui en être données. Ce n'est pas glorieux.
— Oh. Parce que juste me demander si je l'ai vue toute nue serait trop direct, il raille, s'efforçant de mettre en évidence leur manque de tact tout en se retenant de rougir trop fortement.
Jena porte son tatouage à l'entrejambe. Il est de peut-être 2 cm2, à l'intérieur de sa cuisse droite, et à peine plus foncé que son teint de peau. Autant dire tout de suite qu'il faut avoir eu l'occasion de l'observer en détails en petite tenue pour l'avoir vu.
— Peut-être qu'elle lui a dit. Mais il ne sait pas, insiste Vlad devant l'absence de réponse précise de celui qu'ils interrogent.
— C'est un genre de marteau, d'accord ! s'agace alors Markus.
Il aurait vraiment préféré être capable de les laisser penser ce qu'ils voulaient et ne pas bêtement se laisser atteindre par des commentaires pareils. Des fois, il admet trouver lui-même son sexe bien idiot. Qu'est-ce qu'il est supposé y avoir d'insultant dans le fait de ne pas avoir eu de relation intime avec sa petite amie en quelques mois ? Chacun son rythme. Et de toute façon, ça ne regarde personne à part elle et lui. Mais peut-être que c'est le simple fait que ce ne soit pas la vérité, qui l'indispose à les laisser le croire.
Siegfried prend tout à coup une expression choquée, en effectuant le mouvement de recul dramatique qui va avec, comme si la pire insanité imaginable venait d'être proférée :
— C'est une hache à double tranchant… il murmure avec indignation.
— Il ne se serait pas trompé si elle lui avait dit, concède enfin Vlad.
Il est plus pragmatique que son équipier face à cette déclaration enfin claire. Il dodeline de la tête, convaincu.
— Est-ce que c'est pour me poser des questions indiscrètes que vous restez dans les parages, ou bien il y a autre chose ? demande finalement Markus en croisant les bras, reprenant une contenance.
Il ne veut pas les chasser. Il s'est habitué à leur présence discrète, leur stature imposante, et leur éventail de compétences inhabituel. Leur façon de raisonner est souvent complémentaire à celle des autres partis d'une conversation, et ce quelle que soit la conversation, ce qui est plus qu'intéressant de manière générale. Mais il doit par ailleurs admettre que les activités viennent à leur manquer. Et si c'est le désœuvrement qui les conduit à se poser des questions aussi étranges que celle-ci, il est plus qu'heureux de les aider à trouver de quoi s'occuper, quitte à ce que ça les emmène ailleurs.
— Le prisonnier, lâche laconiquement le Balte pour réponse.
Son sérieux retrouvé, il se redresse de l'appui qu'il avait pris sur la table pendant leur bref interrogatoire.
— Vous voulez dire celui que mon père vous a fait détacher, précise l'étudiant.
Il cherche par cette paraphrase à souligner son incompréhension de leur obstination à vouloir monter la garde autour de Bertram. Depuis qu'ils l'ont ramené, le pauvre type n'a pratiquement pas été seul une seconde. En ce moment-même, c'est Chad qui doit être avec lui, puisque comme ils sont ici les deux agents ne l'ont de toute évidence pas encore relayé de son tour de garde nocturne. Quelqu'un veille au pied du matelas du scientifique quand il dort, quelqu'un le regarde manger, quelqu'un monte la garde à la porte lorsqu'il va aux toilettes ou prend une douche, et quelqu'un est sans cesse par-dessus son épaule le reste du temps lorsqu'il travaille. Il mérite sans doute pire comme punition, ou en tous cas moins bon traitement qu'il ne lui est donné, mais l'effort de vigilance semble tout de même excessif pour un individu somme toute encore en trop piètre état pour nuire.
— Raison de plus pour le surveiller, Siegfried objecte à cet argument, à son sens contraire à ce que le jeune homme cherche à mettre en évidence.
Il comprend les raisons du Professeur de vouloir accorder les dignités les plus primaires à leur captif. Il les comprend, oui, mais il n'est absolument pas d'accord avec. Faire preuve de clémence envers un détenu ne le rend pas docile mais confiant. Ça ne le rend pas amical mais pernicieux. Ça empêche même l'installation du syndrome de Stockholm, à sa connaissance, dont sont plutôt atteints les captifs les moins bien traités, justement.
— Vous êtes au courant que Jazz lui a implanté un traqueur explosif à la base du cou, non ? D'après lui, s'il sort de la maison, sa tête se détachera littéralement de ses épaules, leur rappelle Markus.
Il ne sait pas s'il doit être dérangé ou rassuré par cette idée. Pour être tout à fait honnête, elle n'a pas exactement été cautionnée par Alek. Son fils soupçonne que Jazz l'ait un peu enfumé sur ce qu'il allait faire et que l'ingénieur ne soit toujours pas au courant que la puce fait quoi que ce soit de plus que de localiser le scientifique. Quoi qu'il en soit, la fuite est encore moins une option maintenant qu'elle ne l'était déjà auparavant pour le laborantin.
— Il peut nuire d'ici, le Scandinave tient bon dans son opinion suspicieuse.
— Je ne vois pas de quoi vous avez peur. Même s'il le pouvait, il n'a aucune raison de se retourner contre les seules personnes à ne pas le vouloir mort, continue de dédramatiser Mark, pragmatique.
— Pas entièrement vrai, objecte Vlad pour lui-même.
Il penche la tête sur le côté, imité en miroir par son équipier de l'autre côté de la table, qui est visiblement du même avis. L'étudiant a soudain la certitude qu'ils sont en train de réfléchir à la manière la plus créative possible qu'ils pourraient employer pour éliminer le scientifique. Et qu'ils sont tellement en phase qu'ils s'imaginent strictement la même chose.
Avec un effort pour ne pas se laisser perturber par cette idée pourtant dérangeante, le jeune homme reprend sa formulation sans démordre de son idée de fond :
— D'accord, les seules personnes qui ne le veulent pas mort dans l'immédiat. Mais ses anciens collègues pensent que c'est un traître et l'ont déjà torturé pendant plusieurs jours. Et si ce sont les autorités qui le repèrent, il est tout autant fini. Il n'a plus d'amis, s'il en a déjà eus. Qu'est-ce qu'il pourrait bien tenter ?
À vrai dire, étant donné les proclamations de Gregor même dans sa barbe qu'il va leur attirer plus d'ennuis qu'autre chose, le plus probable est qu'il se retourne contre lui-même, prenne la voie de facilité et quitte ce monde sur ses termes. Ce serait loin d'idéal, évidemment, surtout avec l'affection déplacée que Mae semble lui porter, mais ce serait encore le moindre mal qu'il puisse causer.
— Pas confiance en un animal acculé.
Vladas reste sur sa méfiance de principe. La façon dont il secoue la tête et croise les bras est plus parlante encore que ses mots. Siegfried, pour sa part, se montre un peu plus perspicace et plisse son regard déjà pénétrant :
— Je suis surpris que tu le défendes… il commente.
— Je ne le défends pas ! Pour moi, le type est clairement irrécupérable. Mais je ne pense pas qu'il mérite toute l'attention que vous lui portez, c'est tout. Il n'est pas si important, corrige Markus.
Il pourrait difficilement nier qu'il a encore du mal à côtoyer le Docteur sans serrer les poings et les mâchoires à s'en faire mal. Il le hait tout autant qu'avant son arrivée ici si ce n'est plus. Aussi content il soit que Mae ne soit pas trop terrifiée par lui pour refuser de le laisser lui venir en aide – si on peut parler de venir en aide lorsqu'il s'agit d'œuvrer pour réparer les dégâts qu'on a causés –, l'aîné de la fratrie n'apprécie pas que sa petite sœur ne ressente à ce point aucune crainte envers l'homme à lunette. Ça le lui rend encore plus antipathique, alors qu'il ne pensait pas que ce serait possible.
— Tu sous-estimes notre expérience, écarte Sieg par l'argument d'autorité.
Il est bien en mal de trouver d'autre raison que son instinct pour ne pas baisser la garde près du frêle scientifique. Leur prisonnier ne les a jamais contredits que sur un seul point, et c'était son sauvetage. Pour le reste, il s'en remet entièrement à eux, et accepte toutes les demandes sans sourciller, coopère à chaque tournant. Mais cette attitude pourrait être une ruse, afin de les plonger dans un faux sentiment de confiance, et frapper lorsqu'ils auront baissé leur garde.
— Peu importe. Amusez-vous bien à jouer les nounous pour un homme adulte, l'étudiant conclut l'échange, rendu stérile par le refus catégorique de chaque parti de changer d'avis.
— Tu ne finis pas ton bol ? lui fait remarquer le Scandinave alors qu'il est déjà descendu de son tabouret, repérant sans mal qu'il s'agit là d'une tactique de fuite.
— J'ai perdu mon appétit. Et je vais être en retard, répond simplement le jeune homme, déjà à moitié détourné.
Contournant l'autre agent d'infiltration, qui se tient entre lui et la sortie, il attrape son sac qu'il avait laissé au pied du mur dans le couloir, puis sa veste qui est accrochée au porte-manteau de l'entrée, et quitte la maison. Les deux géants blonds penchent la tête alors qu'ils le suivent du regard jusqu'à ce qu'il ait disparu à leur vue.
— C'est vrai qu'il a un joli petit derrière, commente Siegfried après un court instant, tanguant d'un pied sur l'autre comme s'il rechignait à accorder ce compliment.
— Le genre de trucs pour lesquels Jen a un faible… lâche simplement Vladas en guise d'assentiment.
Si Markus n'avait pas entièrement tort dans son analyse, ce n'est pas uniquement le désœuvrement qui a provoqué leur approche ce matin. Leur profession les laisse rarement séjourner aussi longtemps au même endroit, et tout particulièrement sans être livrés à eux-mêmes. Ils peuvent rester des mois à surveiller un lieu ou une personne, mais ils n'interagissent alors qu'entre eux deux, ce à quoi ils sont tellement accoutumés que ça leur manque cruellement lorsque ce n'est plus le cas. Quant à devoir évoluer au sein d'une plus grande équipe, ça leur arrive, mais ce n'est jamais pour bien longtemps. Puisque ça fait plus d'un mois qu'ils sont embarqués dans cette histoire, ils commencent à se dire que peut-être porter de l'intérêt à leurs acolytes pourrait ne pas être une perte de temps. Et qui de mieux pour ouvrir le bal que celui auquel leur filleule semble tenir en particulier ? La raison à ça leur paraît si peu évidente qu'ils se disent que la réponse doit forcément en être intéressante.
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