2x09 - Plein phare (17/19) - Grandes responsabilités
Strauss n'est pas resté chez les Quanto pendant le déroulement de la mise en scène. Jena n'est déjà pas une grande conversationniste à son égard de manière générale, et son prisonnier nécessitait de toute façon toute son attention. Quant à Gregor, justement, même s'il n'était pas entravé par la présence d'une geôlière qui ne fait aucun effort pour cacher qu'elle lui porte une haine viscérale, le grand brun a encore du mal à le lire. Il ne doute pas de son dévouement pour Maena, qu'ils ont en commun, mais il n'arrive par ailleurs pas à déterminer son fonctionnement. Il n'a encore jamais rencontré quelqu'un comme lui. Et l'homme à lunettes est trop gardé pour que son analyse soit rapide. Il finira bien par le déchiffrer, au moins en partie, mais cet après-midi n'était pas l'occasion rêvée pour ça, ni l'un ni l'autre d'humeur.
L'extraterrestre est donc retourné à son propre domicile une fois les dés jetés, pour y attendre le retour de son équipe dès qu'ils auraient fini de jouer leurs divers rôles. Seul le fait de se savoir absolument inutile ailleurs lui a rendu l'inaction un tout petit peu moins insupportable. Andy, Chad, et Ben sont revenus les premiers, comme convenu, au compte-gouttes, pour avoir pris des chemins différents. Bon dernier, et ayant visiblement besoin de se remettre de ce changement de casquette radical même si temporaire, le Soigneur est tout de suite parti s'isoler sur le toit, laissant les Protecteurs relater le déroulement de l'assaut factice à l'impatient Diplomate. Il a encore ensuite fallu quelques heures avant que les premières nouvelles du commissariat ne leur reviennent par Chuck, puis qu'ils puissent en obtenir de l'hôpital par leurs propres moyens.
À chaque étape du plan s'étant déroulée comme prévu, Strauss est un peu plus tranquille. Mais même lorsque la dernière de la liste est cochée, et qu'il sait tout le monde sain et sauf et hors de danger là où il doit être, il n'arrête pas de faire les cent pas. Il tourne en rond au rez-de-chaussée de la maison, frôlant les surfaces intelligentes sur son passage sans jamais vraiment rien y afficher de précis, distrait et anxieux. Tandis qu'Andy s'est rapidement excusée, lassée de ses incessantes allées et venues, Chad est resté à proximité. Assis sur la table de la cuisine, les jambes dans le vide, il le couve du regard.
— Tu aurais pu te retirer, il finit par lâcher alors que le grand brun revient pour la énième dans son champ de vision primaire.
Rien ne les oblige à se parler en étant dans la même pièce, mais après tout ce temps passé sous cette forme sur cette planète, il semble légitime d'en respecter certains us.
— De quoi est-ce que tu parles ? interroge celui qu'on interpelle, par besoin de contextualisation, interrompant sa déambulation.
— Quand Maena vous a surpris avec un cadavre, tu aurais pu te retirer et laisser Andy gérer la situation. On n'en serait pas là aujourd'hui, l'encapuchonné précise sa pensée.
En dépit de l'indéniable critique contenue dans son propos, son ton est calme. Quand Chad n'est-il pas calme, cependant ? C'est bien son attitude posée qui contribue le plus à le rendre menaçant. Il n'y a peut-être que Kayle qui pourrait lui faire perdre sa contenance, et Strauss espère ne pas être présent si ça devait un jour en arriver là, car il ne serait alors plus une simple menace mais deviendrait un danger bien réel, y compris pour ses congénères.
— Walter Payton était un point stratégique qu'on ne pouvait pas se permettre de perdre, justifie le mathématicien tout aussi platement.
Il est parfaitement conscient des raisons de l'implication de l'adolescente dans leurs affaires en premier lieu. Elle le voyait tous les jours, au moins au détour des couloirs si pas pendant au minimum une heure d'affilée alors qu'il lui donnait cours. Lui faire oublier ce qu'elle avait vu n'était donc pas envisageable, car l'amnésie n'aurait jamais tenu. Et leur connexion publique rendait l'option de la faire disparaître, même temporairement, beaucoup trop risquée. D'autant qu'ils avaient mieux à faire que de s'occuper d'une otage, à ce moment-là.
— Il y a d'autres lycées avec autant de rayonnement dans cette ville, lui fait remarquer Chad, toujours aussi détaché.
L'utilité d'avoir accès à un établissement scolaire dans leur traque de Kayle était la ramification de la collecte d'information. Une école réunit des enfants en provenance de tous les quartiers, avec des activités qui les emmènent ailleurs encore, et des parents aux professions diverses. Ils portent sans même en avoir conscience sur eux une multitude d'indicateurs sur les personnes avec qui ils ont été en contact, à quel endroit et à quel moment. Le trio s'est intégré à Walter Payton comme ils auraient pu s'intégrer dans n'importe quel autre endroit du même type. Ce n'est que le hasard qui les a amenés là plutôt qu'ailleurs. Ils auraient donc en effet pu changer de point de chute après avoir été découverts par Maena, son amnésie aurait ainsi pu tenir, et ils n'auraient sans doute pas perdu tant de temps que ça dans leur enquête.
— Certes. Mais même si Andy avait pris la décision de m'extraire ce soir-là, ça n'aurait rien changé à notre situation actuelle. Maena était déjà contaminée, à ce stade. Et les rouages de son enlèvement étaient déjà en mouvement. Il aurait tout de même fallu qu'on s'implique le moment venu. Pire, une fois éloignés d'elle, nous n'aurions peut-être même pas su qu'elle était détenue par un laboratoire, et nous aurions pu être exposés à défaut d'avoir pu évaluer la situation et être intervenus à temps, expose Strauss en fronçant presque les sourcils.
Il est un peu perdu, car il sait bien que Chad est tout à fait capable de construire cette analyse de lui-même.
— Même si on s'en était rendu compte trop tard, ça n'aurait pas posé de problème, puisqu'on aurait pu gérer selon ma méthode, oppose le Protecteur à cet argument.
Ça n'aurait pas été la première fois qu'il aurait pratiqué la terre brûlée. Parmi les plus anciens Homiens sur cette planète, il a eu de nombreuses occasions de défendre leur anonymat. Il a mis fin à plusieurs chasses aux sorcières, coupé court à quelques projets de recherches malvenus, et fait taire un très grand nombre de témoins gênants. L'ampleur de ses manœuvres n'a jamais été un facteur limitant pour lui. L'amnésie collective est un jeu d'enfant entre ses mains expertes, et il maîtrise entièrement la destruction de preuves.
— Je ne t'aurais pas laissé faire, grogne son cadet.
Il ne voit pas en quoi découvrir l'enlèvement plus tard que le jour-même aurait pu le faire changer d'avis quant à la marche à suivre.
— Pourquoi ? Elle n'aurait pas su qui tu étais, poursuit Chad dans son désaccord.
Il hausse un sourcil perplexe à cette réaction, qu'il n'attendait pas. C'est son tour à présent de ne pas comprendre pourquoi son interlocuteur n'a pas lui-même suivi son raisonnement. Il a eu beau l'observer une bonne partie de l'après-midi, il n'arrive toujours pas à élucider ce qui intéresse tant le jeune Diplomate chez la jeune fille. Au point de se proclamer prêt à s'opposer à lui, maintenant, alors qu'il a forcément conscience qu'il n'y a bien qu'avec des arguments pertinents qu'il pourrait l'empêcher de faire quoi que ce soit, et qu'il vient justement de se trouver à court.
— Tu crois vraiment qu'elle m'importe parce qu'elle connaît mes origines ? s'étonne Strauss.
Il recule presque du pas qu'il a fait vers son aîné lorsqu'il a sous-entendu qu'il aurait pu être en position d'exécuter l'adolescente si les circonstances avaient été différentes. Il ne pensait pas que Chad puisse avoir une vision si étriquée des liens sociaux. Malgré le tempérament distant des Protecteurs, comment est-ce que son grand âge ne lui confère pas un semblant de compréhension des interconnexions possibles entre individus ? Il n'est pas nécessaire de connaître quelqu'un et encore moins qu'il nous connaisse pour qu'on veuille le préserver. Il y a très rarement un équilibre dans une relation, quelle qu'elle soit.
— Est-ce que ce n'est pas la raison que tu as invoquée pour l'épargner ? Qu'elle a su conserver notre secret et méritait mieux de notre part ? rappelle l'encapuchonné.
Tout à coup suspicieux, il glisse d'un bon agile de son perchoir jusqu'au sol.
— Qu'elle n'y ait pas été amenée n'aurait pas changé le fait qu'elle en aurait été capable. Son caractère n'est pas conditionné par les évènements, ils ne font que le déclencher, défend le grand brun en costume.
— Où s'arrête notre charité, alors, si on doit venir en aide à tous les êtres humains qui nous seraient amicaux s'ils avaient le choix de l'être ? Chad objecte à cet argument, tout véridique qu'il puisse être.
— Tu sais comme moi que nous ne serions jamais intervenus pour Maena, en sa faveur comme sa défaveur d'ailleurs, s'il n'y avait pas eu un risque d'exposition incontrôlée. Ta question n'est pas où notre charité s'arrête mais où elle commence. Et je pense qu'il y a rarement de doute sur ce point, rétorque Strauss, même si à regret.
C'est là la principale subtilité du Traité Humano-Homien, n'est-ce pas ? De ne pouvoir se mêler que de leurs propres affaires. C'est ce qui leur garantit une paix durable avec les Terriens. C'est ce qui les prémunit à la fois d'être rejetés en masse par une foule apeurée par la différence, tout comme d'être massivement sollicités par une population qui ne dispose pas de leurs talents. C'est le seul arrangement qu'ils ont pu trouver avec les dirigeants indigènes pour pouvoir séjourner sur cette planète depuis tout ce temps sans être ennuyés.
Strauss frémit intérieurement à l'idée que, si Maena n'avait pas été contaminée, même après avoir découvert leur secret et avoir été autorisée à le garder, alors il n'aurait rien pu faire pour plaider sa cause auprès des siens lors de son enlèvement. Ils n'auraient jamais accepté de se compromettre comme ils l'ont fait pour la sauver si sa détention n'avait pas représenté un risque d'exposition pour eux. Et ils auraient eu raison. Si les autorités locales découvraient une infraction à leur Accord, ils seraient bannis, et contraints d'obtempérer. Non pas qu'ils ne pourraient pas balayer une offensive humaine sans difficulté, mais à quel prix pour leurs adversaires ? À quoi bon se battre pour rester auprès d'une civilisation si le seul moyen d'y arriver est de l'anéantir ?
— Ça va sûrement te surprendre, mais j'ai connu une époque où nous sommes intervenus avant de savoir si nous étions impliqués ou non, lui apprend tout à coup Chad, inopinément.
Son ton est soudain beaucoup plus bas tandis qu'il s'assoit au bord de la marche qui sépare la cuisine du salon, joignant ses mains entre elles.
— Quand ? s'étonne effectivement son interlocuteur.
Il croyait pourtant connaître l'Histoire de son peuple en détails, mais il ne peut penser à aucun cas de figure qui corresponde à ce que vient de décrire son aîné. Intervenir sans certitude d'en avoir la légitimité est un grand risque à prendre, pour eux. Qu'est-ce qui aurait pu les y pousser ? Et comment est-ce que ça a pu arriver sous la tutelle de Chad ?
— Durant la Grande Pandémie. C'était si terrible qu'on a pensé que l'un d'entre nous pouvait en être l'origine. Et jusqu'à ce qu'on établisse que ce n'était pas le cas, nous avons soigné des malades, l'encapuchonné poursuit sa leçon, un air de remords sur le visage comme dans la voix.
— Laisse-moi deviner : tu étais contre ? présume Strauss.
Il suppose que Chad cherche à illustrer la sagesse de la décision qu'il aurait prise à leur place, de rester à l'écart depuis le début plutôt que de s'impliquer comme ils l'ont fait et sont encore en train de le faire.
— Non. Ce n'était pas mon idée, mais je l'ai acceptée. Les gouvernements étaient en déroute, et les gens trop occupés à survivre pour remarquer quoi que ce soit, alors il ne semblait pas y avoir de risque pour nous. Ça s'est d'ailleurs vérifié, puisqu'il n'y a même pas eu de rumeur d'anges salvateurs comme il y en a parfois eu en temps de guerre, le détrompe pourtant le Protecteur.
— Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ?
Le grand brun reste perplexe à ce récit. Ça va à l'encontre de tout ce qu'il sait de Chad, et surtout à l'encontre de ce qu'il semblait vouloir lui faire comprendre un instant plus tôt. S'il n'a pas connaissance de cet encart du passé, c'est qu'il a volontairement été dissimulé par ceux qui l'ont vécu. La grande majorité des expériences homiennes sont partagées entre générations. Dès qu'un homien rentre à la planète-mère, il y ramène ce qu'il a traversé pendant son absence. Ne pas participer à cet échange demande une grande maîtrise de soi et par conséquent une grande volonté. Rien n'est caché sans une extrêmement bonne raison, et plus le nombre de Homiens impliqués est grand, plus la tâche est difficile. Or, il parle d'un évènement mondial, à une époque où beaucoup des leurs séjournaient déjà sur cette planète.
— Parce qu'aussi bien ça se soit passé sur le moment, cette décision a eu des répercussions que nous n'avons pas su anticiper. Celui qui m'a convaincu d'aider jusqu'à ce qu'on soit sûrs de ne pas être responsables était Kayle. Et nous ne nous sommes pas fait repérer, non, mais il était jeune, et peut-être que si j'avais insisté sur le strict respect du Traité à ce moment-là, alors il aurait compris la fatalité de la condition humaine. Et peut-être qu'il n'en serait pas arrivé là où il est aujourd'hui. Peut-être, expose calmement le vieux Protecteur.
Il amène ses mains toujours jointes à son menton, au bord de ses lèvres, ses coudes sur ses genoux, plongé dans ses souvenirs et les ramifications d'un simple choix booléen. Strauss, toujours debout à quelques mètres en face de lui, est une fois de plus perdu. Il sait, même s'il ne peut sans doute pas entièrement le comprendre, à quel point le cas de Kayle affecte Chad. Et ce qu'il vient de lui raconter le reflète bien, comme de nombreux autres détails dans son comportement ou ses mots, parfois. Mais quel rapport avec son reproche au sujet de Maena et ses proches ?
— Où veux-tu en venir ? Les actions de Kayle n'ont pas provoqué notre alliance aux Quanto.
Certes, si Kayle n'avait pas été pris de folie meurtrière, il ne serait peut-être jamais venu à Chicago. Mais en mettant ce point de côté, si l'alien blond n'avait pas été renégat comme il l'était, leur contribution à toute cette aventure aurait sans doute au contraire été bien plus évidente, puisqu'ils n'auraient pas eu besoin de le ramener, ni même de négocier son retour. Si quoi que ce soit, avoir besoin de lui tout particulièrement leur a mis des bâtons dans les roues.
L'encapuchonné soupire, puis sourit. Il se lève à nouveau, et s'approche de son cadet pour venir mettre une main sur son épaule, comme s'il n'avait pas suffisamment capté son attention déjà.
— Là où je veux en venir, c'est que nos meilleures volontés se retournent souvent contre nous. Juste parce que nous nous en sommes sortis jusqu'ici ne signifie pas que ça va durer. Je voudrais que tu sois préparé, il lui annonce, solennel.
— Préparé à quoi ? le questionne le jeune diplomate.
Il saisit l'intention générale de mise en garde de son message, mais il aimerait plus de détails tout de même, puisqu'il n'y voit aucun bon présage.
— À faire ce qu'il faut le moment venu.
Si Chad reste malheureusement vague, c'est tout simplement parce qu'il serait bien incapable de lui décrire précisément ce qui risque de se produire au bout d'un certain temps. Les Humains sont des créatures versatiles, éphémères, inconstantes. Ils n'ont pas la même notion du temps, et effleurent à peine celle d'éternité. Ils manquent de recul comme de capacité à se projeter. S'attacher à eux implique invariablement de devoir les perdre, parfois parce qu'ils décèdent, tout simplement, mais parfois plus sournoisement, parce qu'ils changent. Un Homien ne faiblit pas, ne vacille jamais, reste le même, toujours. Là où les Humains passent leur vie à se découvrir eux-mêmes, les Homiens ne peuvent tout bonnement pas exister sans se connaître ; c'est leur connaissance d'eux-mêmes qui leur donne une existence. Les deux espèces fonctionnent donc à contre-courant l'une de l'autre. Dans ces conditions, comment pourrait-il y avoir de l'espoir pour une collaboration de longue durée ? Comment peut-on promettre quoi que ce soit, et avoir confiance en les promesses de l'autre parti, lorsque la seule certitude est l'imprévu ? C'est aussi pour cette raison que garder leurs distances a été jugé la meilleure marche à suivre par leurs représentants signataires du Traité.
Strauss reste interdit. Il est encore moins rassuré qu'il ne l'était juste avant si c'est possible. Qu'est-ce que Chad attend de lui ? De pouvoir abandonner les Quanto ? D'être capable de le trahir ? Se retourner contre eux ? Il ne sait pas s'il pourrait supporter qu'ils l'oublient, encore moins participer à leur perte sous quelque forme que ce soit. Se révéler à chacun d'eux a été stressant, mais il ne l'a jamais regretté une seule seconde. Tout au long de leur collaboration, pour toutes les véhémences démontrées, par rapport au retour de Kayle notamment, il s'est toujours tout de même senti uni à eux dans leur objectif. Et il ressent toujours cette cohésion aujourd'hui. Il n'arrive pas s'imaginer ce qui pourrait amener cette harmonie à partir en déliquescence. Mais il est par ailleurs suffisamment sage pour se rendre compte que c'est sûrement ce que craint son aîné, qu'il soit pris au dépourvu par le pire et ne sache pas y faire face. Pourtant, la solution est à la fois terrible et simple : il est entouré de personnes bien plus à même que lui de faire les choix qui s'imposent, à qui il serait bien incapable de s'opposer pour toute sa volonté. Sa condamnation à subir due à sa difficulté à agir est la réponse toute désignée aux craintes de l'ancien en face de lui. Mais il suppose que cette issue aussi, il doit s'y préparer.
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