2x09 - Plein phare (13/19) - Esprit criminel

Iz n'est pas entrée dans la salle d'interrogatoire immédiatement après que Randers lui a passé le flambeau. Elle ne pouvait pas s'y amener. Elle aurait aimé pouvoir dire que c'est uniquement parce qu'elle ne voulait pas d'un auditoire à son entrevue, mais elle ne voudrait pas se mentir ; même une fois la nouveauté passée et la petite pièce adjacente vidée, elle est restée au moins une demi-heure seule de l'autre côté de la vitre sans tain, à observer le visage qui a malgré elle déjà hanté ses cauchemars à plusieurs reprises depuis qu'il a été reconstitué. Le voir ainsi animé, attaché à une véritable personne, est encore plus effrayant qu'elle ne l'aurait cru. Elle aurait pensé qu'au contraire, rencontrer Eugène en chair et en os le démystifierait, le lui rendrait humain, mortel. Et pourtant.

Elle l'a détaillé longuement. Son visage proche de l'angélique, même si assurément pas innocent, avec ses traits fins, ses yeux bleu pâle, et sa chevelure d'or. Sa silhouette presque frêle, ses mains délicates aux longs doigts de pianiste, et pourtant sa façon de se tenir carrée, confiante, sans rien à compenser ni cacher. Ses expressions tantôt sereines, tantôt comme amusées – ses lèvres traversées par l'ombre d'un ineffable sourire –, tantôt intéressées – une lueur d'inexplicable émerveillement enfantin passant dans son regard clair. Seul et immobile sur sa chaise, il arrive à occuper toute la pièce. Son calme olympien est pour le moins troublant. Iz ne peut cependant pas prétendre qu'elle se serait attendue à quoi que ce soit de moins de sa part. Pour toute leur violence et leur cruauté, chacune des frappes du monstre a été chirurgicale, brillante, digne d'un génie du mal. Un enragé n'aurait pas accompli l'ouvrage dont il est l'auteur.

Lassée par cet infructueux exercice de prise de confiance en elle, la profileuse a ensuite changé de tactique en allant parler à l'équipe d'intervention qui a participé au raid. Sam et Patrick ont sélectionné sur le volet une demi-douzaine d'officiers pour les appuyer dans leur assaut. Pour des raisons de confidentialité qui ne sont plus à justifier, tout a été organisé le matin-même. Les infos étaient bonnes et le plan solide, alors personne n'y a rien vu à redire. Ils ont rencontré de la résistance, oui. Cinq personnes peut-être, sans compter celui qu'ils ont arrêté. Des gens du gabarit de ceux qui ont justement enlevé la gamine, et tout aussi masqués. Le siège a duré un certain temps avant que le repli ne soit sonné par leurs adversaires. C'était clairement des mercenaires sans allégeance particulière à leur patron du moment, et puisqu'ils n'étaient pas la cible principale, qu'ils seraient certainement protégés par leur statut même s'ils étaient capturés, et surtout comme personne ne voulait laisser Eugène filer une nouvelle fois, poursuite n'avait pas été donnée. Dans la maison, il n'y avait presque rien. C'était ni plus ni moins qu'un squat, comme la jeune fille a dû en changer régulièrement durant sa captivité. Eugène se tenait au-dessus de son otage inconsciente lorsqu'ils l'ont rejoint, sans arme. Encerclé, il s'est rendu sans même essayer de négocier, admettant sa défaite avec une poésie que personne n'avait su goûter. Nul n'a bronché lorsque l'inspecteur Randers l'a rapidement et prétendument accidentellement fait taire. Le prisonnier a ensuite pu être escorté en silence jusqu'au commissariat.

Ne pouvant rien tirer de plus des intervenants pourtant tout à fait coopératifs, Iz est alors allée passer en revue les dossiers des précédentes victimes de l'empoisonneur et tueur en série, une dernière étape avant de le confronter. Elle n'a pas été surprise de constater que tout était encore frais dans sa mémoire, mais face à un tel intellect elle préfère être trop consciencieuse que pas assez. Puis, l'échéance fatidique est finalement arrivée.

— Docteur Jones ! C'est un plaisir d'enfin vous rencontrer en personne, s'exclame Kayle à son entrée.

Il est tout sourire, beaucoup plus qu'on ne s'y attendrait de la part de quelqu'un qui est détenu depuis plusieurs heures déjà et n'a encore vu personne. Pour l'avoir observé à son insu, elle ne pense pas pouvoir le déstabiliser. À un moment donné il a joué de l'air-piano sur le bord de la table pendant dix bonnes minutes avec insouciance. Il n'a pas une seule fois tiré sur ses liens ni même jeté un œil à la porte. Tout dans son comportement hurle le confort. Les agents d'intervention n'ont pas mésestimé la situation : il s'est rendu. Le seul souci, c'est que ça signifie sans doute que ça fait partie de son plan depuis le début. Or, quand on connaît son profil aussi dérangé que dérangeant, cette idée n'a rien de rassurant.

— Tu sais déjà qui je suis. Bien. Ça m'évite d'avoir à me présenter, elle répond à son accueil, d'un ton dur.

Elle place sèchement sa tablette devant elle avant de s'asseoir en face de lui, afin d'annoncer la couleur qu'elle va donner à leur entretien. Il va forcément gagner du terrain à un moment ou un autre, c'est inévitable, mais elle aimerait que ça arrive plus tard que tôt dans la discussion.

— Bien sûr que je sais qui vous êtes ! L'inspecteur Randers est peut-être le premier à avoir eu l'intuition de ce que j'étais en train de faire, mais c'est vous qui avez presque tout décrypté de mes intentions.

Le tueur en série rend éloges là où il estime qu'elles sont dues, mais celle à qui il s'adresse n'y est évidemment pas réceptive. C'est autre chose, qui retient son attention.

— Presque tout ? Éclaire-moi sur ce que j'ai manqué, alors, elle saisit la perche qu'il lui tend, curieuse.

Ce n'est pas exactement typique pour un indubitable égotiste d'admettre que quelqu'un d'autre a vu clair dans son jeu. Même s'il cherche à la manipuler, il n'arriverait pas à lui accorder une victoire qu'elle ne mérite pas. Alors, tant qu'il semble avoir décidé d'être honnête, voyons ce qu'elle peut tirer de lui.

— J'apprécie l'attention portée aux détails de mes tableaux, vraiment, mais il n'y avait aucun message dans ma signature. C'était juste ça : ma signature. Quelque chose que je savais être le seul à pouvoir produire, une façon de me prévenir de toute usurpation aussi bien que d'un éventuel coup monté contre moi, Kayle explique la substance jaune qui a permis à la jeune femme de relier les affaires entre elles par une preuve physique.

Évidemment, la vérité, c'est que c'était bien un message. Mais il n'était pas destiné aux forces de Police, voilà tout. C'était son manifeste à chaque forfait, à l'intention de ses congénères à sa poursuite. Il ne cherchait pas seulement à convaincre l'humanité du bien-fondé de son entreprise mais aussi sa propre espèce. Et dans une certaine mesure, à les entendre parfois ces jours-ci, il estime ne pas s'être trouvé très loin du succès de ce côté-là. Leur objection principale était son manque de discrétion.

— Alors j'avais raison pour tout le reste ? Tu voulais "faire le ménage" ? Iz souligne la simplicité de son grand plan, souhaitant le faire réagir.

S'il y a plus à dévoiler, elle ne voudrait pas passer à côté. Elle trouve un peu facile de soudain l'attraper et qu'il valide pratiquement toutes ses analyses sans broncher. Personne n'est suffisamment brillant pour percer à jour toutes les intentions de quelqu'un d'autre de la sorte. Il y a toujours une pièce manquante au puzzle d'un portrait psychologique. Et ce constat reste d'ailleurs vrai même lorsqu'on a le sujet à disposition, alors il l'est d'autant plus dans le cas où on ne peut l'esquisser qu'en se basant sur les conséquences de leurs actions.

— D'une certaine façon. Je voulais préparer le monde pour ce qui va inévitablement arriver.

Kayle ne se laisse pas insulter par l'insinuation de simplicité de son plan, mais il apporte tout de même une précision, voyant bien qu'elle attend des détails. Pourquoi serait-il insulté par la vérité, après tout ? Amener l'humanité à un état plus stable et prospère, plus optimisé que son état actuel, était en effet son objectif. Il voulait éliminer les maillons faibles, défaillants, ou déviants, pour permettre au reste de s'épanouir. Il a d'ailleurs été très flatté que la profileuse lui affecte le surnom d'Eugène, en référence à une doctrine de sélection et non d'élimination. Il se souvient que ça lui avait donné espoir qu'elle le comprenne un jour. Mais bien sûr, il n'a plus cette préoccupation aujourd'hui.

— Et qu'est-ce qui va se passer ? relève la jeune femme, intriguée par ce semblant de prédiction funeste.

— Ça n'a pas d'importance maintenant. Vous n'êtes pas disposés à faire ce qu'il faut pour l'éviter de toute façon.

Lassé de devoir remuer ce qui lui tenait tant à cœur à l'époque et ne lui inspire aujourd'hui strictement plus rien, il se ferme. Il a littéralement tué pour faire passer son message. Beaucoup. Mais ce n'est plus lui. Chuck s'en est assuré. On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Ils n'avaient qu'à écouter lorsqu'il était encore homicide et qu'il souhaitait être entendu. Maintenant qu'ils ont une version de lui docile et inoffensive – ou presque –, ils ne peuvent pas espérer aussi qu'il se soucie suffisamment de leur sort pour leur expliquer les failles de leur civilisation. Sa dangerosité et sa compassion vont hélas et curieusement de pair.

— Et la fille ? Mae Quanto ? Est-ce que l'enlever avait aussi pour vocation de nous préparer ? Iz dévie de sujet, voyant qu'il n'a plus envie de continuer sur sa lancée précédente.

Elle se rend compte qu'elle le laisse un peu mener la danse, mais tant qu'il parle de lui, ça lui convient. Elle ne voudrait surtout pas le braquer. Pas avant d'avoir obtenu des réponses quant à son dernier crime en date, en tous cas. Si elle a réellement vu juste sur toute la ligne pour le reste, elle n'est en revanche pas au point sur l'explication de celui-ci, qu'elle a même encore du mal à croire lui appartenir.

— Non, il répond succinctement.

Il secoue la tête à la négative, et son sourire s'élargit, comme s'il la trouvait bien naïve. Ah ! Le voilà, le condescendant serial killer qu'elle a deviné à travers ses meurtres, le brillant biochimiste qui n'a peur de rien ni personne, le psychopathe qui se pense la seule personne sensée sur Terre.

— Alors quoi ? elle l'incite à élaborer.

— Je voulais juste avoir votre attention, il explique dans un soupir.

Il est paradoxal qu'il entre dans la partie mensongère de ses aveux justement alors que son interlocutrice a enfin l'impression de reconnaître la personne qu'elle s'attendait à rencontrer.

— Est-ce que tu étais blessé, après ta rencontre avec l'inspecteur Randers ? elle lui demande.

Elle cherche à lui faire dire ce qui l'a fait changer de tactique de manière aussi radicale. Lui qui avait l'habitude de se salir les mains, a soudain utilisé des agents extérieurs. Lui qui tuait ou stérilisait, s'est brusquement mis à séquestrer. Lui qui avait un rythme d'action soutenu, est resté dormant pendant plusieurs mois. Rien de tout ça ne lui ressemble. Et pourtant, Mae a bien été trouvée en sa possession. Comment et pourquoi ?

— Pas physiquement, non, il corrige.

Iz avait vaguement espéré le vexé par cette supposition, froisser son ego, mais il en est plus amusé qu'autre chose. Il ne cache pas à quel point il a été attristé d'avoir été rejeté par celui qu'il croyait pouvoir le comprendre, mais son visage exprime majoritairement un étrange et léger mélange de dédain et d'attendrissement au fait qu'elle ait pu penser qu'il aurait été atteint par la balle de l'inspecteur. Il est hautain comme elle le sait, mais à un tel point qu'il ne peut même pas être touché par une telle accusation.

— Donc tu t'es déchaîné, par esprit de revanche. Mais pourquoi Mae ? Et pourquoi des mercenaires ? Ça paraît tellement… dérivé, de ta part, elle rebondit tout en poursuivant sa faible tentative d'insulte.

L'alien blond soupire et se penche un peu plus en avant sur la table entre eux, comme s'il s'apprêtait à lui confier un secret. Ce geste fait doucement cliqueter les chaînes à ses poignets entre elles aussi bien que contre la surface métallique. Iz se fait intérieurement violence pour ne pas broncher à cette approche. Même en sachant pertinemment que ses liens ne lui permettraient jamais de l'atteindre là où elle est, elle a diablement envie d'avoir un mouvement de recul. Elle a déjà été seule dans une pièce avec l'équivalent humain d'un ours, d'un requin, d'un loup, ou d'un serpent. Elle ne pense cependant pas qu'il existe dans la nature un prédateur suffisamment dangereux pour faire office de totem à son interlocuteur du jour. Il est tous ceux-là en un et plus encore. Et elle ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle aurait cette impression même si elle ne connaissait rien de ses crimes.

— J'ai pris la fille parce qu'elle est la nièce de l'inspecteur Quanto. Puisqu'il est votre partenaire aussi bien que celui de l'inspecteur Randers, bien que dans des capacités différentes, je savais que ça vous affecterait tous les deux. Vous deux qui avez semblé m'entendre et finalement non… Elle était le point le plus vulnérable où frapper pour un impact maximal. Et pour ce qui est des chiens d'attaque, je ne voulais simplement pas que ce soit trop évident que j'étais derrière tout ça. Vous aviez déjà décidé de ne pas m'écouter, alors il fallait bien que je m'y prenne par une voie détournée.

Fin stratège, Kayle expose enfin et sans complexe les origines de ce qui aurait tout à fait pu être sa démarche. Elizabeth Jones n'a aucune raison de ne pas le croire. La logique exposée tout comme sa performance au moment de cet aveu sont sans faille.

— Et pourtant, il t'a percé à jour. Sam a compris que c'était toi. Dès le départ, la profileuse souligne l'échec de son entreprise.

Elle cherche à la fois à reconstruire une chronologie des évènements et à tester les limites de l'imperméabilité à la critique de celui qu'elle interroge. Même s'il a une idée derrière la tête en se rendant de la sorte et n'a pas dit son dernier mot, ça ne peut pas être facile pour lui d'être mis en face de ses manquements pour autant. Et même si ça ne lui permet pas d'obtenir quoi que ce soit de lui, elle doit bien admettre tirer un petit plaisir malsain à le dénigrer de la sorte. Il n'est pas un dieu, il n'est pas invulnérable, et pour toute la brillance qu'elle est contrainte de lui accorder, elle ne voudrait pas qu'il oublie ses lacunes.

— En effet. Mais je n'ai après tout jamais douté de lui. Je savais que l'enlèvement était un pari plus que risqué, confirme cependant Kayle sans broncher, haussant les épaules d'indifférence.

— Et ça n'a pas payé. Tu as échoué, insiste Iz.

Elle scrute son regard clair à la recherche de la moindre réaction ou indication de subterfuge de sa part. Malgré son explication, elle ne comprend pas trop ce qu'il a cherché à accomplir. Il n'a pas tenté de communiquer autour du kidnapping de Mae. Il s'est tapi dans l'ombre, sans même essayer de laisser derrière lui une fausse piste afin d'amener ceux qu'ils savaient venir après lui là où il en avait envie. Et maintenant qu'ils l'ont trouvé, il ne peut pas possiblement penser qu'on va l'écouter. Même s'il s'était rendu en premier lieu, ça n'aurait pas été le cas, et ça le sera d'autant moins qu'il s'en est pris à un proche d'un officier.

— Oui, il confirme simplement, toujours sans aucune émotion, indéchiffrable.

— Tu ne sembles pas très affecté par cette conclusion, elle s'étonne finalement à haute voix.

Aucune de ses critiques n'a généré ne serait-ce qu'une micro-expression particulière chez lui, alors elle n'a pas d'autre choix que d'aller là où il souhaite l'emmener. Entrer dans son jeu est aussi un moyen de lui faire dévoiler sa main.

— Ça va peut-être vous choquer, mais je suis bon joueur, il se justifie simplement avec un sourire.

Elle ne le sait évidemment pas, mais il est même presque trop bon joueur, en l'occurrence, puisqu'il a carrément déclaré forfait. Comme l'a rappelé Patrick en l'attachant à sa chaise plus tôt dans la journée, ils n'auraient jamais pu l'arrêter s'il ne s'était pas porté volontaire. Il a laissé gagner son adversaire alors que la victoire lui était assurée. Existe-t-il un terme pour désigner l'au-delà du fair-play ?

Mais même en l'état actuel de ses connaissances, la déclaration n'étonne cependant pas la profileuse en face de lui. Eugène a commencé par jouer les justiciers masqués, avant de passer à l'ange de la Mort et à l'eugéniste au sens strict. Lorsqu'il a tué la mauvaise personne, il a même illustré du remord. Et en se basant sur le témoignage de Chuck, puis celui de Randers lui-même par la suite, il aurait voulu venir en aide à l'inspecteur, après l'avoir blessé par accident. Il prend donc de toute évidence son code moral extrêmement au sérieux, et ce n'est en fin de compte pas si surprenant qu'il admette la défaite avec autant d'élégance.

— Est-ce que tu lui as fait quelque chose ? elle enchaîne, voguant sur cette proclamation de bonne volonté.

— À la fille ? Bien sûr que non ! Pourquoi est-ce que j'aurais fait une chose pareille ? Elle est parfaite. Il n'y a rien à retoucher chez elle. Comme vous, comme Randers, comme beaucoup de monde. Vous êtes focalisés sur le nombre de gens que j'ai éliminés, mais vous ne prenez pas en compte la longue liste des épargnés.

En recentrant ainsi le débat sur lui-même, il écarte sans peine tout soupçon au sujet de Maena de l'esprit de son interrogatrice. Ce tournant ne devrait pas la surprendre. Elle s'y attend sans doute. C'est une habile exploitation de son biais de confirmation, juste assez subtile pour fonctionner. Il s'en voudrait presque de duper Iz de la sorte, puisqu'il sait à quel point elle peut être perspicace lorsqu'on lui en laisse l'opportunité, mais elle n'est pas sa priorité aujourd'hui. Il faut avant tout qu'il protège les siens, et l'adolescente y est devenue adjacente. En enfonçant quelques portes ouvertes du profil que la psy a établi pour lui, il sait qu'il va lui apporter la confirmation suffisante pour qu'elle ne se pose plus certaines questions.

— Tu es fier de ce que tu as fait, pas vrai ?

Effectivement, Iz réagit à cette tirade en se focalisant sur la généralité de son dossier et non plus sa dernière victime en date.

— Je me rends compte aujourd'hui que c'était peine perdue, mais je n'ai honte de rien, non, il acquiesce à moitié seulement, partagé sur la question.

Il n'a jamais réellement été fier de ses meurtres même alors qu'il croyait encore en leur objectif. Il n'y a aucune gloire à l'euthanasie ou la peine de mort. Une sensation de devoir accompli, sans doute, mais aussi et surtout une grande tristesse. Il a toujours détesté d'en être arrivé là, à ressentir ce même besoin impérieux d'abattre certains individus qu'il ressentait le besoin d'en sauver d'autres auparavant.

— Si tu es si content de toi, est-ce que tu ne nous rédigerais pas un petit palmarès ? lui propose alors Iz.

Elle est prise d'un soudain coup de fatigue, comme si échanger avec le tueur en série l'épuisait.

— Qu'est-ce qu'il vous faut, Docteur ?

Il se montre coopératif à outrance, de la même manière qu'il l'a déjà été avec Patrick lorsqu'il l'attachait à sa chaise, un sourire presque charmant aux lèvres. Presque. Iz serre les mâchoires, emplie d'horreur envers le monstre qu'elle sait se cacher derrière ce masque.

— Je veux le nom de chacune de tes victimes, comment tu les as trouvées, ce que tu leur as fait, et pourquoi. Tu crois que ce serait possible ? elle lui fait la liste de ses demandes, parvenant de justesse à conserver une voix calme.

— Il vous faut tout ça par ordre chronologique ou alphabétique ? il poursuit sur sa lancée.

Il va jusqu'à élargir son sourire, jubilant de son effet sur son interlocutrice, aussi composée elle parvienne à rester.

— Je la veux exhaustive et par écrit, elle répond de manière expéditive.

Elle refuse de lui céder un pouce de contrôler. Elle se lève d'ailleurs de sa chaise pour s'apprêter à partir, espérant lui ôter l'occasion de répliquer.

— J'ai droit à un stylet, ou bien je vais devoir taper ? il continue hélas dans son espièglerie, levant vers elle un regard de chérubin des Enfers.

Iz ne prend pas la peine de répondre. Passant sa main sur le rebord de la table, elle en allume la part intelligente, déconnectée de tout réseau et uniquement destinée aux déclarations écrites des interrogés. Comme si on fournissait quelque objet aussi anodin qu'il soit à un détenu… Alors qu'il s'incline littéralement du chef pour la saluer avant de commencer à tapoter sur la page vierge qui lui est offerte, la jeune femme tourne les talons et quitte la pièce sans un regard en arrière.

Refermant la porte derrière elle, elle vient s'y adosser en fermant les yeux et serrant sa tablette contre elle, s'efforçant de recouvrer une contenance. Voilà qui était éprouvant. Elle se féliciterait d'être restée si composée si elle n'avait pas besoin de rester concentrée pour ne pas tout simplement s'effondrer sur place.

— Docteur Jones, une voix grave et familière la fait sursauter et rouvrir les yeux.

— Agent Denton ! elle accueille Chuck.

Bien peu de monde l'appelle de cette façon. C'est pourtant son titre, mais ce n'est pas quelque chose qu'elle entend souvent quoi qu'il en soit. Elle oublie bien sûr que son prisonnier actuel vient précisément de l'interpeller de cette manière à plusieurs reprises. Ou peut-être qu'inconsciemment elle ne le considère pas comme quelqu'un ?

— Je suis désolé, je ne cherchais pas à vous surprendre, s'excuse le géant blond.

Il ne se formalise pas de sa surprise. Elle est totalement légitime, puisqu'elle avait les yeux fermés.

— Je ne savais pas que vous veniez, elle s'étonne une seconde fois de sa présence, pas simplement devant elle mais aussi en ville.

— Je faisais partie du raid, se justifie l'agent.

L'absence inhabituelle de sa veste par-dessus sa chemise et son holster, ainsi que ses manches retroussées, en témoignent encore. La dernière fois qu'elle l'a vu comme ça, il était couvert du sang de Patrick. Il n'avait même pas de cravate, alors. Elle pourrait dire que c'est l'association d'idées qui la met si mal à l'aise de le voir ainsi, mais il y a tout simplement quelque chose chez les gens élégants qui les rend particulièrement inquiétants dès que leur impeccable façade est perturbée.

— Bien sûr ! Je ne l'ai pas encore interrogé à ce sujet, elle se rattrape.

Elle n'a pas voulu signifier qu'elle était insatisfaite de sa visite, bien au contraire. Elle a toujours eu grand plaisir à travailler avec lui. Elle avait même été rassurée, quand Sam lui avait dit qu'il était impliqué dans son enquête pour retrouver Mae. Peut-être que ça aurait dû la mettre sur la piste d'un lien entre les deux affaires, d'ailleurs, puisque les premiers meurtres du tueur en série étaient sous sa juridiction et que c'est dans ce cadre qu'ils l'ont rencontré.

— Vous savez, vous n'êtes pas obligée de poursuivre votre interrogatoire. On a déjà plus qu'il en faut pour l'enfermer, suggère alors Chuck avec sa diplomatie habituelle.

Son regard perçant laisse entendre que l'état dans lequel elle est ressortie de la pièce ne lui a pas échappé. Il a simplement trop de tact pour y faire directement référence. Il ne voudrait surtout pas qu'elle pense qu'il sous-estime ses compétences, puisque c'est tout l'inverse. Mais son expression en dit tout de même long sur son conseil de ne pas y retourner tant que ce n'est pas strictement nécessaire. À chaque jour suffit sa peine. Bien évidemment, il ne peut pas le lui dire, mais il sait mieux que quiconque à quel point Kayle peut être usant.

— Si. Pour moi. Pour les familles des victimes. Cette affaire mérite de la rigueur jusqu'au bout.

Iz n'accepte pas cette échappatoire pourtant providentielle à ce qu'elle estime être ses devoirs. Elle hoche la tête, déterminée.

— Vous êtes courageuse, la complimente le grand blond, en guise d'acceptation de sa décision, sans la discuter davantage.

Sa persistance est tout à son honneur. Il ne lui a proposé de s'abstenir que pour son bénéfice à elle, puisqu'il n'a en ce qui le concerne aucune objection particulière à ce qu'elle poursuive son interrogatoire, même en sa qualité cachée d'ambassadeur Homien. Il a toute confiance en Kayle pour pouvoir vendre le scénario choisi sans laisser place à l'ombre d'un doute, même face à quelqu'un d'aussi consciencieux que la jeune femme.

— J'essaye. Vous voulez un moment avec lui ? elle lui propose après avoir accepté son éloge.

Pour toute sa ténacité, elle ne pense tout de même pas retourner dans le ring avant quelques heures. Il faut de toute façon qu'elle laisse au psychopathe le temps d'écrire tout ce qu'il a à écrire, ce qui devrait prendre assez longtemps. D'autant qu'elle présume qu'il ne va pas lésiner sur les détails, aussi bien techniques qu'idéologiques. Voilà une lecture qu'elle n'a pas hâte d'entamer.

— Il est tout à vous, refuse poliment Chuck en secouant la tête et s'inclinant légèrement.

— C'était votre affaire avant la nôtre. Est-ce que vous n'allez pas prendre le collier, au moins en partie ? Iz s'étonne alors.

Elle songe au nombre de ses collègues de promotion qui sauteraient sur l'occasion de s'entretenir avec un esprit criminel comme celui-ci, et au nombre d'enquêteurs qui ne cracheraient pas sur le prestige d'une telle arrestation à leur tableau de chasse.

— C'est vous qui avez décelé le caractère sériel de ses meurtres. Randers l'a presque attrapé une première fois, et grâce à Quanto a fini par l'arrêter pour de bon. Personne ne s'est autant rapproché de lui que votre équipe. Vous méritez entièrement le crédit, la détrompe l'agent, avec la modestie solennelle qui le caractérise.

Iz sourit, appréciant ce trait de sa personnalité. Sans que ça n'ait rien de particulièrement déplorable, il est tout de même assez rare, dans ce corps de métiers. À sa place, sachant leur participation limitée à l'intervention en elle-même sans toucher la clôture administrative du dossier, beaucoup n'auraient pas mis les pieds au commissariat. Un choix défendable d'ailleurs. Ses rapports sont attendus par ses propres bureaux, pas ici. Sa présence est donc uniquement due à sa considération pour ses confrères, rien de plus. C'est louable.

— Ne le prenez pas mal, mais je viens de remarquer que Kayle partage un peu votre intonation que je n'arrivais pas à situer, elle se permet de commenter, effectivement soudain frappée par les similarités d'élocution entre son collègue et leur suspect qu'elle vient d'interroger.

Il faut dire aussi que la ressemblance entre les deux hommes, leur taille et leur dégaine mise à part, ne l'aide pas à les dissocier. Pendant sa conversation avec le criminel, elle n'a pas tiqué sur son accent, mais pour une raison inconnue, la phrase que vient de prononcer Chuck a fait tilt dans son esprit.

Le grand blond en face d'elle ne laisse rien paraître mais pour la première fois de son existence regrette de ne presque jamais réellement parler seulement Terrien. Il blâme également un peu son cadet pour avoir sans doute mêlé leur mode de communication premier à la langue indigène locale. En voulant être sûr que son message passe, il a offert un point de comparaison au subconscient de son interlocutrice. Heureusement que ce n'est rien d'irréparable.

L'agent ne prend absolument pas ombrage à l'analogie, et y trouve même une explication des plus directes et anodines :

— Est-ce si surprenant, de la part d'un scientifique sans doute formé dans la clandestinité ?

Devant la pertinence de cette question rhétorique, Iz se demande alors si Kayle va inclure son parcours professionnel dans ses aveux ou bien s'en tenir à ses exploits personnels. Elle présume déjà qu'il a acquis au moins une partie de ses connaissances en biochimie dans le laboratoire que l'intervention de Sam a fait tomber, où Mae aurait potentiellement été retenue juste avant, et en tous cas où, d'après le logo sur leur uniforme, les mercenaires qui ont aidé à la capturer en premier lieu ont dû être recrutés. D'autres organisations de l'ombre auraient-elles néanmoins participé à l'éducation du psychopathe ? Si oui, ne serait-il pas intéressant d'obtenir des informations à leur sujet ? Ou bien au contraire, ne vaudrait-il pas mieux que Kayle taise ses associations, afin de préserver Mae de soupçons inutiles ? Il a dit qu'il ne lui avait rien fait, mais est-ce que cette déclaration est suffisante pour protéger la jeune fille ?

De ce qu'Iz a compris, Chuck était de la partie lorsque Sam a pris d'assaut la structure illicite. C'est même lui qui a confirmé à Fred qu'elle ne devait pas faire part du lien entre l'enlèvement de la jeune fille et le laboratoire. Mais quel est son avis sur la question aujourd'hui ? Est-ce que maintenant que la raison de toute cette confidentialité a été arrêtée, elle pourrait être levée ?

— Je ne pense pas avoir envie de m'intéresser aux origines du monstre, déclare la jeune femme presque distraitement.

Elle espère son allusion à la fois suffisamment subtile si son interlocuteur n'est pas de son avis, et suffisamment claire dans le cas contraire.

— Je ne peux pas vous en vouloir. C'est plus mon département que le vôtre, de toute manière. N'ayez crainte que toute information à ce sujet sera traitée comme il se doit, la rassure le grand blond, tout aussi discret dans sa façon de s'exprimer et pourtant sans laisser planer le moindre doute que la jeune rescapée n'a pas de souci à se faire.

Iz n'a aucune idée de pourquoi Chuck accepte de faire entorse à la procédure de la sorte mais elle l'en remercie silencieusement et du regard. Il n'est pas proche de qui que ce soit dans cette affaire, ce qui rend sa compassion d'autant plus remarquable. Les membres de son institution sont pourtant connus pour être particulièrement à cheval sur les règles et leur application. Ils sont redoutables. Ils préfèrent prendre le risque de tourmenter des innocents que celui de laisser un coupable en liberté. C'est une politique défendable que d'affecter les personnes les plus intransigeantes à la défense du territoire, après tout. Mais il est presque émouvant de découvrir que derrière toute cette inflexibilité peut parfois se cacher de la clémence et du bon sens.

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