2x09 - Plein phare (11/19) - Chienne de garde

Assise en travers d'un fauteuil de ce qui fut un jour le bureau d'Angie, à l'étage du domicile Quanto, près de la fenêtre, Jena couve Gregor d'un regard méfiant. Sur le matelas à même le sol qui lui a été accordé au coin opposé de la pièce, un genou ramené à lui et son autre jambe tendue, le scientifique fixe le plafond en silence, la tête basculée en arrière contre le mur. S'il a visiblement eu droit à une douche et un col roulé de rechange depuis son arrivée, il a toujours les poignets liés et porte la même tenue qu'alors par ailleurs. En piteux état encore, il semble inoffensif. Et pourtant, la jeune femme ne le quitte pas des yeux une seule seconde. Elle fait tourner une lame de lancer entre les doigts de sa main droite, prête à bondir.

À l'instar de ses mentors, elle n'accorde pas la moindre confiance au généticien. Et les craintes qu'il a émises quant à l'annonce du retour de Mae ne la rendent que plus suspicieuse de ce qu'il pourrait essayer de faire. Depuis son arrivée, il n'a encore rien tenté, complètement focalisé sur sa patiente, mais ça n'incite pas la jeune femme à la clémence pour autant. Elle n'irait pas jusqu'à dire qu'elle connaît les gens comme lui, mais elle a déjà rencontré des profils similaires, et elle ne croit pas une seule seconde qu'il serve autre chose que ses propres intérêts. Alors, quand c'est son tour de monter la garde, elle le tient à l'œil.

Malgré leurs bonnes intentions, l'intransigeance des agents d'infiltration envers leur prisonnier a déjà causé quelques frictions avec le maître des lieux. Alek avait d'abord dû lourdement insister pour que les chevilles du scientifique ne soient plus entravées, la contrainte lui semblant excessive. Puis, un nouveau différend était survenu au sujet de son couchage et de son accès à une salle de bain. Le père de famille ne s'imaginait pas qu'on oserait refuser les aménités les plus basiques à qui que ce soit, quoi qu'il ait pu faire par le passé. Et que ça se déroule sous son toit ne lui avait pas plu du tout. Après confrontation, Sieg et Vlad avaient haussé les épaules, émettant pour seule exigence que leur captif ne soit jamais laissé seul. Cela avait évidemment beaucoup choqué leur hôte, conscient que même les détenus des prisons de sécurité maximum ont droit à plus d'intimité, mais il avait bien dû céder. Il faut dire aussi que l'indifférence du premier concerné à cette surveillance permanente n'avait pas joué en sa faveur.

Un message qui s'affiche sur le bureau situé à la droite de Jena la pousse soudain à se redresser. Changeant son couteau de main, elle tapote plusieurs fois sur la surface intelligente avant de hocher la tête. Son attention attirée par le mouvement, plus prononcé que celui de l'arme blanche jusqu'ici, Greg plisse légèrement les yeux en la regardant, se demandant ce qu'elle a bien pu recevoir.

— Quoi ? elle aboie alors.

La façon dont elle le foudroie du regard le fait se détourner à nouveau, vers l'armoire cette fois.

— Tu sembles satisfaite, c'est tout, il marmonne.

Il n'attend pas vraiment de réponse, mais elle lui apprend malgré tout de quoi il retourne :

— Ils ont terminé ; c'est fini. Vlad et Sieg arrivent pour me relever.

— Bien. C'est bien, il commente simplement.

Il est bien évidemment plus satisfait du bon déroulement de la mise en scène que de la relève de la garde. Ce dernier point le laisse indifférent. Sieg et Vlad ont bien entraîné leur filleule, car elle est tout aussi froide qu'eux, et sans l'avantage de leur regard naturellement glacial. Être surveillé par l'un ou l'autre du trio lui est donc bien égal.

— Pas content de ma compagnie ? relève cependant la jeune femme sur le ton de la raillerie.

Elle a parfaitement compris de quoi il parlait, mais elle n'a pas la retenue des Quanto ni même ses mentors, qui parviennent pour les uns à simplement éviter l'individu et l'ignorer pour les autres. Elle avait bien résisté à la tentation de l'injurier jusqu'ici, mais maintenant que la conversation est initiée…

— Ce n'est pas là où je voulais en venir, non, la corrige Greg presque malgré lui.

Il aurait préféré ne rien répondre du tout, mais ça aurait sans doute encore plus irrité sa gardienne. Sentant qu'il n'a pas vraiment d'autre choix que d'entrer dans la joute orale qu'elle semble déterminée à provoquer, il s'efforce donc de choisir la moins pire de ses options de répartie. Elle a un couteau et il est attaché dans un coin. Il doute qu'elle se servirait de son arme pour une simple provocation verbale, mais il préfère autant que possible ne pas tester cette présomption.

— Tu n'as pas le droit de te réjouir que tout se soit bien passé, lui crache Jena, secouant la tête avec dégoût.

— Je vais faire de mon mieux pour m'abstenir, dans ce cas.

Piqué au vif comme à chaque fois qu'il est question de sa patiente, il n'a pas réussi à se contenir. Il ne peut même pas blâmer la fatigue ou la douleur pour sa réaction puisque, toutes choses considérées, il est plutôt bien reposé et dans état presque tolérable. De toutes ses blessures, l'une de celles à son bras droit est la seule à encore le lancer.

— Ne fais pas comme si Mae était quoi que ce soit de plus qu'un cobaye pour toi. Elle est ton ticket de survie, c'est tout, poursuit la brunette, venimeuse.

— Vous avez toutes mes notes et des scientifiques bien plus prolifiques que moi à votre disposition ; si vous avez envie de me mettre une balle dans la tête, il n'y a rien qui vous en empêche, il lui suggère alors crûment, las de ces attaques gratuites.

Il n'a rien à lui prouver. L'opinion qu'elle a de lui lui est bien égale. Qu'elle se réjouisse de sa douleur, qu'elle le soupçonne des pires infamies, à tort ou à raison, peu importe. Mais il ne peut pas la laisser remettre en cause sa dévotion à la seule chose qu'il lui reste. Elle peut discuter ses méthodes mais il ne peut pas la laisser dénigrer son investissement. Sa propre vie n'a aucune valeur. Tout ce qui compte, c'est la fille. Et il ne ment pas : il a fini de reconstruire ses journaux de traitements, et de ce qu'il a vu de Ben et Kayle, ils sont bien plus doués que lui, à tel point qu'il les soupçonne d'être eux-mêmes issus d'expérimentations. Ça expliquerait en tous cas leur implication dans le sauvetage de la petite. Quoi qu'il en soit, sa présence n'est plus indispensable comme elle l'était avant le réveil de l'adolescente. S'il constitue un tel affront pour tout le monde, qu'ils en finissent.

— Ils m'ont parlé de ton petit numéro quand ils sont venus te chercher. Je n'y crois pas une seconde, reprend Jena, pas convaincue par sa proposition désintéressée.

Face à un mur proverbial, Greg marque une pause. Qu'est-ce qu'elle veut de lui ? Elle insiste pour le critiquer, le pousse à lui répondre, ce qui lui laisse penser qu'elle ne cherche pas simplement à ce qu'il s'écrase, mais elle ne semble pourtant pas disposée à écouter ce qu'il a à dire pour autant. C'est épuisant.

— Tu n'as pas grandi dans le système, je me trompe ? il lui demande après réflexion.

La plupart des orphelins adoptés par le système qui les a tous les deux formés se voient affecter un partenaire, comme Sieg et Vlad, par exemple. Étant donné les occupations pour lesquels ils sont préparés, il arrive évidemment qu'ils le perdent, mais Jena semble un peu jeune pour ça. Et elle ne paraît pas non plus d'un tempérament réfractaire à l'association, à en juger par la large équipe qui a débarqué pour libérer Mae. Il est donc plus probable qu'elle ait intégré les rangs plus tard, pas en tant qu'orpheline, même si c'est plus rare.

— Je suis supposée être impressionnée que t'aies deviné ça ? pouffe la jeune femme.

Elle ne voit pas où il veut en venir. De quoi il se mêle ?

— J'ai arrêté de m'attendre à quoi que ce soit de la part des gens il y a bien longtemps. Je cherche juste à comprendre ce qui te fait penser que tu es en position de me juger, il répond posément.

À ce stade de l'échange, il est tout bonnement désireux de la faire taire.

— Ton enfance et ton éducation ne justifient pas ce que tu as fait, elle s'offusque de ce sous-entendu fallacieux, se redressant sur sa chaise dans son outrage.

— Dit la jolie adolescente qui a été entraînée à l'infiltration par deux demi-dieux nordiques d'1m80 au garrot. Tu as raison, je suis sûr que leur expérience du système et la tienne sont les mêmes que la mienne, il raille, la trouvant bien présomptueuse.

— Vlad est Slave, pas Scandinave, elle le corrige sur une broutille, pour se laisser le temps de trouver mieux.

— À ses traits et son prénom, j'aurais dit Balte, pourtant.

La rétorsion est donnée sans sourciller. Il a utilisé la métaphore du panthéon en toute connaissance de cause. Il est généticien, après tout. Peu importe combien de fois ces pays ont été envahis, peu importe la langue parlée par la majorité de leurs habitants, ils conservent leur propre berceau de population. Il n'existe sans doute aucune lignée pure sur Terre, mais ça ne signifie pas que certaines caractéristiques ne restent pas notables pour toutes les ethnies.

Puisqu'elle ne peut pas lui donner tort sur l'un de ses sujets d'expertise, Jena revient sur son argument précédent, selon lequel les circonstances de son prisonnier ne peuvent en rien justifier ses actes :

— J'ai rencontré des tas de scientifiques qui sont passés par les mêmes tuyaux que toi, et aucun n'était ne serait-ce qu'à moitié aussi arrangé.

— Hm. Je me demande ce que c'était. Me faire battre par de futurs cogneurs dans la cour de récré ? Non, ça, ça arrive à tout le monde. Être plaqué sur une table de manipulation et marqué contre mon gré par mes camarades de classe plus âgés, comme du bétail, avec une méthode aussi barbare qu'archaïque ? Ma première vivisection humaine avant d'avoir quinze ans ? Ou peut-être m'être fait capturer et torturer en cinq différentes occasions, sans compter celle dont tes mentors m'ont sorti ?

L'énumération des quelques exemples des pires choses qui lui sont arrivées est faite sans émotion par Gregor. Ce ne sont que quelques-uns. Et pas forcément les pires, en plus. S'il n'estime aucun de ces évènements ni d'autres entièrement responsables de sa carrière, loin s'en faut, il ne pense par ailleurs pas qu'il puisse être possible de nier que ces expériences ont tout de même joué un rôle dans sa construction. Rien qui laisse une marque physique ne laisse aucune marque mentale. Et tout ce qui laisse une marque mentale ne laisse pas forcément une marque physique.

— Tu te cherches sérieusement des excuses, là ?

Malgré la lourdeur de cette nouvelle couche d'argumentaire qu'il vient d'avancer, sa geôlière n'est toujours pas convaincue. Il ne lui fera jamais croire qu'il a agi sous la contrainte toute sa vie. Qu'il n'ait pas eu de bol dès le départ est une chose, c'est ce qu'il a choisi de faire des cartes qui lui ont été données qui fait la différence. Et autant qu'elle sache, il a choisi de participer à la mise en place et l'exécution de protocoles d'expérimentation humaine non ratifiés par un comité et d'utiliser ses connaissances pour créer des armes biologiques. Ce ne sont pas des choses qui arrivent par accident. Elle pourrait lui raconter plus d'une histoire d'agents qui ont payé très cher leur refus d'obéir à un supérieur désaxé, aussi bien dans son domaine que dans le sien, mais qui ont tout de même suivi leur conscience.

— Non. Il n'y a aucune excuse pour ce que j'ai fait. Pour tous ces gens que j'ai torturés. Et parfois tués. Mais je suis ouvert à une explication, ceci dit, pas toi ? il lui soumet alors.

Il se demande si elle serait prête à admettre qu'elle estime simplement qu'il est le Mal incarné, si selon elle rien ne peut justifier son parcours. Ce serait pour lui une conclusion particulièrement paradoxale de sa part. Elle ne peut pas à la fois le rendre responsable de ses mauvais choix et l'en dédouaner en accusant sa nature. Et elle est qui plus est hypocrite, puisque de ce qu'il a pu entendre des explications qu'elle a fournies à Mae ces derniers jours, elle a elle-même travaillé pour DG à un moment donné. Sous quel compte place-t-elle cette décision ? Une ignorance bénie ?

— Ferme-la, Jena coupe court en secouant la tête, lassée de cet échange.

Voyant qu'il a enfin atteint son but de la pousser à son tour à bout, et devrait enfin pouvoir faire définitivement taire ses usantes insinuations stériles, Gregor se lance dans la phase finale de son argumentation :

— La seule chose que je ne comprends pas, c'est si vous êtes tous à ce point conscients du monstre que je suis, pourquoi est-ce que vous n'agissez pas en conséquence ? il s'enquiert, d'un ton soudain presque léger.

— Tu voudrais qu'on ait peur de toi, c'est ça ? elle renifle de dédain à cette suggestion grotesque.

— Comme je l'ai dit, je n'attends jamais rien de personne. Mais j'apprécierais que vous fassiez un choix et vous y teniez, ceci dit. Soit exécutez moi, qu'on en finisse, ou bien laissez-moi faire ce pour quoi vous m'avez amené ici, et arrêtez avec les regards en biais et les remarques à peine voilées qui n'accomplissent strictement rien, il place enfin ce à quoi il voulait en venir depuis le début mais que son interlocutrice ne voulait pas entendre avant qu'il ait réellement capté son attention.

Malheureusement pour la jeune femme, Vladas et Siegfried font leur entrée dans la pièce bien trop longtemps après la fin de la tirade de Greg pour qu'elle puisse prétendre avoir été coupée dans son élan de réponse. Les deux géants blonds regardent tour à tour leur filleule, interdite, et son prisonnier, impassible, cherchant à comprendre le malaise. Mâchoires serrées, Jena quitte finalement la pièce sans rien ajouter, ce dont sa relève ne se formalise pas. Se laisser contrarier par l'individu qu'on garde est une erreur classique qui arrive même aux agents les plus expérimentés. Et pour sa défense, Bertram a déjà passé beaucoup de temps derrière des barreaux, en de multiples endroits avec de multiples geôliers différents, alors qu'elle n'a pas encore eu tant d'occasions que ça de jouer les cerbères pour des gens de son espèce. C'est le type de leçon qu'on ne peut apprendre que sur le tas. Son professeur du jour a au moins la bonne grâce de ne pas jubiler de sa victoire, retournant simplement à sa contemplation du plafond.

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