2x09 - Plein phare (3/19) - Chaises musicales

Aujourd'hui va être un bon jour. Aujourd'hui, Patrick va arrêter celui qui lui a mis une balle dans l'épaule, et tué et parfois torturé tous ces gens. Il va aussi l'arrêter pour un crime qu'il n'a pas commis, mais tant pis, si c'est le seul moyen de lui passer les menottes. Ce n'est pas comme s'il avait falsifié des preuves ; le psychopathe s'est porté volontaire. Et sans ce scenario, il n'aurait jamais la satisfaction de le voir derrière les barreaux une seule seconde alors, sa première indignation passée, il a fini par s'y résoudre. Qu'il ait réussi à négocier que le séjour en cabane d'Eugène soit plus long que quelques jours a aussi grandement participé à son acceptation du plan. Oui, aujourd'hui devrait être un bon jour.

Revenir au commissariat a été la première étape de sa journée. En effet, comme il ne peut pas mettre qui que ce soit en état d'arrestation s'il n'a pas officiellement réintégré les rangs, il s'est chargé de planifier son retour en service en fin de semaine dernière, en passant voir toutes les autorités nécessaires. Ce n'était qu'une formalité, qu'il aurait pu franchir dès qu'il a recommencé à viser juste, mais il avait eu d'autres préoccupations entre temps. Il n'a même pas eu de mal à passer sous silence les raisons pour lesquelles il a tant tardé à revenir après avoir reçu l'aval de son physiothérapeute. Tout le monde a simplement présumé qu'il lui fallait bien ça pour se remettre les idées en place. Il a dû serrer les dents, mais il n'a détrompé personne. Et ensuite, toutes ses réticences s'étaient envolées lorsqu'il avait récupéré son badge. En passant la chaînette autour de son cou et sentant le petit bouclier sur son plexus, il avait failli s'étrangler d'émotion. C'est bien peu de choses, mais ça lui avait cruellement manqué. Plus encore que son arme de service ou ses bracelets d'argents, de retour respectivement à son flanc et sa ceinture.

Après presque 3 mois d'absence, il était à la fois anxieux et impatient de passer les portes de son bercail. Les railleries potaches qu'il avait anticipées, il y a été imperméable et elles sont de toute manière synonymes d'un accueil chaleureux dans le milieu. Les regards curieux des officiers les moins informés sur les circonstances de sa convalescence, il en a fait fi également. C'est plus sa propre performance qui l'inquiétait. Et pourtant, après une petite demi-heure à se remettre dans le bain, c'est tout oublié. Il est vraiment à sa place ici. C'est chez lui.

— Je peux savoir ce que vous faites au bureau de Quanto ? l'interpelle une voix féminine alors qu'il termine sa lecture d'une des affaires closes pendant son absence.

— Quoi ? Oh. Tu dois être Insley, il s'exclame en relevant les yeux et découvrant à quel point Sam a été fidèle dans sa description de la petite nouvelle.

Honnêtement, il avait pensé que les éclairs dans ses yeux marron relevaient de la licence poétique, et qu'il s'était payé sa tête en insistant sur le dégradé de blond décoloré de ses cheveux courts. Apparemment non. Il a en revanche franchement exagéré en disant qu'elle avait l'air d'avoir quinze ans ; il ne faut pas déconner, elle en fait au moins vingt.

— Et toi, tu es ? elle l'interroge, un sourcil arqué.

Elle n'a pas bénéficié d'un briefing à son sujet comme il a visiblement été informé au sien. Une chose de plus qui s'est déroulée dans son dos. Qu'à cela ne tienne, elle l'ajoute à la liste qu'elle tient mentalement, et dont chaque point est comme une nouvelle bûche pour alimenter le feu de sa frustration.

— Randers, répond simplement Patrick, sans tendre la main vers elle, tout aussi sauvage.

— Tu es de retour… elle déduit entre ses dents.

Si son visage ne lui a rien dit, elle reconnaît sans peine le nom de l'ancien partenaire de Quanto. C'est lui qu'il était si peu ravi qu'elle remplace, à son arrivée. Non pas que ça ait changé au cours de leur collaboration, mais elle garde un souvenir particulièrement poignant de leur première rencontre. Elle ne doute pas qu'elle aurait terminée plaquée contre une colonne si Iz n'était pas intervenue.

— Nan, je suis un fantôme et je hante l'endroit, raille Patrick sans broncher, croisant les bras et se penchant en arrière dans son siège, joueur.

— Ça alors, on m'avait pas prévenue que t'étais un comique, elle rétorque sans se démonter, atterrée pas ce trait d'humour ringard.

— Pour ma défense, on m'avait un peu prévenu que t'étais une pimbêche, il lui retourne sur le même motif.

Il apprécie clairement beaucoup plus l'échange qu'elle. Elle se contente de lever les yeux au ciel et ouvre le seul tiroir qu'elle a investi depuis son arrivée.

— Peu importe. Je récupère mes affaires, t'inquiète, elle cède.

Ce qu'elle considère comme le bureau de Quanto est celui de Randers, en vérité. Ce qui lui rappelle que son bureau à elle est réellement celui de Quanto. Elle est juste une suppléante, sans emplacement fixe.

— Pourquoi est-ce que tu ferais une chose pareille ? proteste cependant l'inspecteur en face d'elle.

Avec un froncement de sourcils perdu, il écarte les mains pour souligner à quel point il juge son entreprise absurde.

— Tu es de retour pour de bon, non ? elle lui soumet.

Pensant qu'il cherche mesquinement à lui faire avouer qu'elle n'a pas sa place ici, comme si le fait que ce soit aussi fortement implicite n'était pas suffisamment humiliant, elle revient planter son regard noir dans le sien. Elle ne lui donnera pas cette satisfaction. La logique est pourtant simple : s'il reprend son coéquipier, elle perd le sien. Et sans partenaire, elle est mise au banc, c'est la règle. Pour des raisons de sécurité, aussi bien celle des civils que celle des officiers, nul ne doit se retrouver sur le terrain sans renfort. Il le sait aussi bien qu'elle, puisque c'est justement enfreindre cette règle qui l'a conduit au tapis, du peu de ce qu'elle a réussi à comprendre de ce qui s'était passé avant son arrivée.

— Ouais, et juste comme toi, je suis obligé de bosser avec quelqu'un, répond Patrick.

Elle est de plus en plus embrouillée. Il confirme simplement ce qu'elle sait déjà. À bout de son peu de patience, elle pose ses deux mains à plat sur le bureau, bras tendus devant elle :

— Où est-ce que tu veux en venir ? elle demande sèchement.

— Sam peut taffer avec son cabot, mais nous, le commun des mortels, on doit se serrer les coudes, il élabore son propos, les désignant tous les deux par quelques allers-retours de l'index.

Fred marque un temps et cligne plusieurs fois des paupières avant de tout à fait saisir ce qu'il veut lui faire comprendre. Et quand c'est le cas, ses épaules s'affaissent d'atterrement.

— Est-ce que t'es en train de dire que tu es mon équipier maintenant, et que Quanto va avoir le droit de bosser en solo ? elle reformule pour s'assurer de ne pas avoir tiré de mauvaise conclusion.

Évidemment, fidèle à elle-même, elle se focalise sur le négatif de la nouvelle. Comme il avait été averti que c'était certainement ce qui allait se produire, Patrick ne s'en formalise cependant pas. Au contraire, il trouve qu'elle a pigé plutôt vite, c'est bon signe. Et puis, il serait quand même gonflé de tenir rigueur à quelqu'un d'avoir sale caractère. Déjà que Sam était plutôt mal placé pour ça…

— Hm. T'es jamais vraiment allée sur le terrain avec Sing, je me trompe ? il cherche à confirmer.

Une telle mésestimation de ce que c'est que de faire équipe avec un canin est assez révélatrice. Les chiens de l'unité K9 ne sont pas n'importe quels chiens. Ils ne sont pas simplement entraînés. Eux et l'officier avec lequel ils font équipe se choisissent mutuellement, jusqu'à établir une confiance et une coopération qui ne peuvent qu'inspirer l'admiration. Ensemble ils peuvent atteindre des sommets qu'ils n'approcheraient jamais séparément.

— C'est un chien, Fred proteste simplement.

En ce qui la concerne, elle n'a jamais été convaincue des vertus du molosse. La plupart du temps, il se contente de refléter les humeurs de son maître, même si en certaines occasions il parvient aussi à le faire redescendre dans les tours. Il semble qu'il accélère un peu les choses sur une scène de crime, quoiqu'elle n'en ait jamais été témoin directement, et il a une vague aura intimidante qui peut être aussi utile que contre-productive lors d'interrogatoires. Mais c'est tout.

— Il est flic, proteste Randers avec tout autant de concision.

Pour sa part, il n'a plus besoin de démonstration de l'efficacité du canidé tant en termes de traque que de protection. Il l'a vu être entraîné par Sam, et il l'a vu en résultat sauter à son secours comme personne d'autre n'aurait pu le faire, l'avertir de dangers que personne d'autre n'aurait pu anticiper, et le guider vers des solutions que personne d'autre n'aurait pu trouver. Il est un atout insoupçonné, qu'il n'est jamais étonné de voir être demandé en support par d'autres équipes.

— Je m'en fous. C'est juste un truc de plus dont on m'avait pas avertie, la jeune femme clôt le débat en grommelant.

Elle se laisse lourdement tomber dans son siège et fait claquer son tiroir en le refermant brusquement, maintenant qu'elle n'a plus besoin de le vider.

— C'est ça ou tu restes clouée à ton bureau, ce dont je pense tu es lassée, même si tu n'y étais pas officiellement contrainte, il lui fait remarquer.

À son sens, elle devrait quand même au moins être soulagée d'avoir initialement mal jugé la situation. Il accepterait que ce ne soit pas son sentiment dominant mais il apprécierait qu'elle le reconnaisse.

— Qu'est-ce que ça change ? Dans les deux cas je perds mon affaire, Fred crache, n'estimant pas l'argument tout à fait valide.

À défaut d'un partenaire ou en attendant qu'un nouveau dossier lui soit confié, elle est de corvée administrative ou de conseil de toute manière, non ?

— Pourquoi est-ce que tu perdrais une affaire que tu mènes ?

Une fois de plus, Randers ne comprend pas comment elle en est arrivée à cette conclusion. Il n'a pas l'impression d'avoir dit quoi que ce soit qui aurait pu lui laisser penser qu'on allait lui retirer son enquête. Et puis, si elle pense qu'un maître-chien "en solo" ne vaut pas un duo d'inspecteurs, elle devrait même trouver logique que ce ne soit pas Quanto qui conserve le périmètre qu'ils couvraient ensemble.

— Je mène ?

Allant de surprise en surprise, elle n'arrive plus à se décider entre hausser et froncer les sourcils, ce qui résulte en une étrange succession de plusieurs mélanges des deux expressions.

— Hm. Sam a deux modes seulement : pas assez et trop subtil. Ouais, tu mènes, lui confirme son nouvel équipier, devant bien concéder un défaut à leur ancien partenaire à tous les deux.

Sam n'a pas décidé de laisser l'affaire Maddox à Fred uniquement dans le but de l'amadouer. C'est un petit plus, oui, mais la raison véritable est surtout qu'elle le mérite. En dehors du fait qu'il a été accaparé par autre chose depuis qu'ils ont récupéré le dossier, la jeune femme n'a pas chômé de son côté. Elle a harcelé la brigade scientifique pour avoir les résultats des prélèvements de la scène de crime, est retournée plusieurs fois aux endroits les plus fréquentés par la victime dans l'espoir d'en apprendre un peu plus sur ses habitudes aussi bien que ses derniers jours, et a mis en place une ingénieuse grille des mobiles et opportunités pour ses plus proches fréquentations. Une part de son investissement est due à son envie d'oublier que son ennemi juré est sans doute son frère jumeau, mais elle n'en reste pas moins méritante du travail abattu. Ce qui ne rend son ignorance de diriger l'investigation que plus étonnante, d'ailleurs.

— Hey ! Je vois que vous vous êtes rencontrés, intervient justement celui dont il vient d'être fait mention, apparaissant depuis le haut des escaliers, derrière Fred.

— S'il te plaît, contiens ta déception d'être débarrassé de moi, elle raille à son intention, tout en faisant pivoter sa chaise pour lui faire face.

Pas besoin de l'avoir vu pour avoir entendu son sourire dans sa voix. Même Sing Sing à ses pieds semble encore plus enthousiaste que d'habitude si c'est possible.

— Où va le monde si on ne peut plus faire de surprise ? Et je te signale que tu me piques le meilleur partenaire que j'ai jamais eu ; tu ne pourras pas dire que je ne t'ai jamais rien donné. Content de te retrouver, Sam rabroue Fred avant d'accueillir Pat comme il se doit.

— Content d'être là, répond Randers avec la même sobriété.

— Pour référence future, je suis pas fan des surprises, annonce Fred quant à elle, complètement indifférente à ce que le retour de Patrick peut bien représenter.

Elle a commencé ses séances de sensibilisation, qu'Iz lui a organisées avec un confrère comme elle le lui avait promis, mais elle n'a pas encore atteint le stade de la mise en application. Et même lorsque ce sera le cas, ce n'est pas dit qu'elle décide que ses collègues soient les premiers à en bénéficier.

— Contente-toi de le briefer correctement sur l'affaire Maddox, tu veux ? le maître-chien continue de la renvoyer dans les cordes.

Il n'y a sans doute que comme ça qu'elle apprendra. Il ne voit pas d'autre moyen, à ce stade.

— Je n'ai plus de conseils à recevoir de toi, elle objecte cependant, ce qui le désespère un brin.

— Ma pauvre enfant… commente simplement Randers à cette remarque, en secouant lentement la tête de gauche à droite.

Atterré, il ne peut pas s'empêcher de se demander si elle le pense vraiment. Il ne sait pas s'il doit être impressionné par sa répartie, inquiété par son insolence, ou amusé par sa naïveté. Ne peut pas tenir tête à Sam Quanto qui veut, mais il faut quand même avoir une opinion de soi particulièrement haute pour estimer qu'on n'a pas de conseils à recevoir d'inspecteurs plus expérimentés. Il voit déjà les coups de poings dans les murs qui vont se perdre au cours de leur collaboration. Super. Elle n'arrivera pas à gâcher cette bonne journée, mais il ne fait aucun doute qu'elle saura avoir raison d'un bon nombre à l'avenir. La vraie question, c'est surtout comment une personne d'aussi petit format a pu survivre tout ce temps dans ce milieu avec une attitude pareille. Elle a intérêt à avoir un talent au-delà de l'indéniable dont Sam ne lui aurait pas parler pour justifier une telle morgue, parce qu'il ne se sent pas prêt à la ménager pour quoi que ce soit de moins.

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