2x09 - Plein phare (2/19) - Vigilance
En quittant sa chambre, Alek jette un œil dans celle qui y fait face de l'autre côté du couloir. Elle est vide ; son fils aîné est déjà parti. Business as usual.[1] C'est le mot d'ordre qui leur a été donné à eux deux pour aujourd'hui. Il est quelque part soulagé de constater que Markus semble déjà mieux suivre cette directive que lui. Il ne sait pas comment il a réussi à élever des enfants aussi forts, mais il s'en réjouit presque quotidiennement, ces derniers temps. Lui-même n'a pas l'impression d'être guère plus qu'une serpillière d'émotions. Depuis que Sieg et Vlad ont ramené Gregor, il n'a pas pu se concentrer convenablement sur quoi que ce soit pour plus de quelques minutes.
Le retour de Caesar, même temporaire, au pire moment qu'il soit, comme un chien dans un jeu de quilles, accapare notamment ses pensées. Il avait calculé avoir plus de temps pour anticiper sa confrontation avec son plus jeune fils. Il avait pensé que le Docteur Conway attendrait l'annonce du retour de Mae avant de laisser sortir son frère. Lors de ses dernières sessions avec lui, Sam, ou Markus, Kennedy n'avait après tout à aucun moment ne serait-ce qu'insinué qu'elle pourrait donner une permission à l'adolescent dans un avenir proche. Alek se console en se disant qu'il n'aurait sans doute pas mieux réagi à ce que son fils cadet lui a jeté au visage ce soir-là même s'il avait été au courant de sa venue. Ça, il n'y aucune espèce de préparation qui aurait pu lui permettre de l'encaisser.
L'état de Mae est également toujours en haut de la liste de ses préoccupations. Elle est revenue à elle à peine un jour après qu'ils ont pu mettre au point et enclenché un semblant de marche à suivre vis-à-vis du plus jeune de ses deux grands frères, et si bien sûr le sentiment majeur qui ressort de son réveil est le soulagement, ça ne signifie pas que tout est rose pour autant de ce côté-là. Dire que ça ne s'est pas déroulé comme prévu serait idiot, puisque pas même Bertram, pourtant le plus familier du dossier, n'avait pu émettre de pronostic quant à ce qui allait se passer. Sur certains aspects, ils s'en tirent bien, sur d'autres, beaucoup moins. Un bilan plus que mitigé dans l'ensemble, et surtout qui ne laisse pas tout le monde du même avis.
En parallèle de ces deux chantiers majeurs, comme s'ils n'étaient pas suffisants, le patriarche a dû négocier le respect de la convention de Genève sous son toit, pratiquement transformer l'ancien bureau de sa femme en cachot, et continuer à trouver des excuses toujours aussi valables pour que personne ne lui rende visite sans pour autant que qui que ce soit ne s'inquiète outre mesure. Vraiment, il doit une reconnaissance éternelle à ceux de son entourage qui parviennent à prendre en charge une partie de la nouvelle logistique domestique qui est en train de se mettre en place petit à petit. Entre la gestion des allées et venues, de l'hébergement, de la restauration, et de la sécurité du périmètre, il ne pourrait pas s'en sortir seul. Reste seulement à trouver une minute pour pouvoir transmettre sa gratitude à qui de droit.
Et pour ne rien gâcher, parce que si tout ne se précipitait pas ce ne serait sans doute pas drôle pour l'Univers, aujourd'hui est le jour qui a été choisi pour exécuter la mise en scène qui devrait permettre de rendre le retour de sa fille officiel. Ce Lundi a été pris aussi bien parce qu'il n'y avait pas de raison d'attendre que parce qu'attendre semblait justement une mauvaise idée. Plus le temps passe, plus le retour de Mae semblera miraculeux et suscitera d'attention, ce qu'ils voudraient justement éviter. D'après Jazz, sa jumelle ronge son frein. Et il y a toujours le risque que Kayle ou Mae se fasse remarquer, même si cette dernière n'a pas quitté la maison depuis son réveil et que le fugitif est cantonné au couvert de la nuit. Alors, pour toutes ces raisons, tout le monde est aujourd'hui au garde-à-vous pour une représentation exclusive du plus grand subterfuge que l'ingénieur aurait jamais pu imaginer, même si ça ressemble paraît-il à une journée de travail somme toute assez classique pour d'autres.
— Ben !
Alek sursaute en tombant soudain nez-à-nez avec le mécanicien dans le couloir, pourtant dénué d'angle, alors qu'il se dirigeait machinalement vers les escaliers, ses pas guidés par l'habitude alors qu'il était profondément plongé dans ses pensées.
— Désolé. Je cherchais pas à vous surprendre. Je travaille là-dessus, en ce moment, le grand brun s'empresse de prendre la faute sur lui, plus prompt à la remise en question qu'il ne le devrait.
Qu'il puisse croire que c'est de son fait si sa carrure a échappé à quelqu'un qui se tient à quelques mètres de lui à peine illustre très bien son sentiment d'inadéquation. Que Jena soit revenue vers lui pour sa cheville et son épaule le jour du Bal lui a fait plaisir mais ne lui a tristement pas fait passer l'impression d'être parfois de trop pour autant. Ce qui est d'autant plus paradoxal qu'il est pourtant peut-être le plus indispensable des visiteurs qui vont et viennent presque en permanence.
— Ne t'excuse pas, j'étais distrait. Est-ce que… Mae est debout ? le père l'absout puis l'interroge dans la foulée.
Avant que l'alien n'ait eu le temps de lui répondre, un coup d'œil sur la droite, dans la chambre de sa fille, l'informe qu'elle n'est effectivement pas dans son lit. Il ne peut pas la blâmer, après le temps qu'elle y a passé même sans en avoir été consciente.
— Oui. Elle est dans la salle de bain. Elle fixe l'eau. Encore. Mais Kayle dit que ses cycles de sommeils sont toujours stables, répond le grand brun avec précision, et refusant de terminer sur une note négative.
Pour beaucoup de tâches du quotidien, Mae a encore besoin d'un temps de réadaptation, mais pas toutes. Compte tenu de ce qu'elle a subi, le Soigneur considère que c'est encourageant.
— Tu penses qu'elle est prête pour aujourd'hui ? remet tout de même en question l'ingénieur.
Le comportement de sa fille par rapport à l'eau ne fait que lui rappeler toutes les autres difficultés qu'elle rencontre depuis son réveil. La corrosivité de sa peau n'était qu'un symptôme parmi tant d'autres. Sa sensibilité aux bruits, aux odeurs, à la lumière, est tout autant exacerbée que son toucher. Elle essaye de faire bonne figure, et Greg comme Ben font leur possible pour la soulager, mais elle oscille entre douleur et inconfort.
— Oui. Elle n'a pas grand-chose à faire. Et pouvoir mettre le nez dehors devrait l'aider, Ben le tranquillise sans mal.
Il est sûr de lui aussi bien que de sa patiente et de toute leur équipée. La proposition de Kayle a été affinée en un plan en bonne et due forme la semaine passée, et il a été conçu tout spécialement pour ménager la participation de l'adolescente. Le plus gros du travail repose sur les épaules des deux inspecteurs, Chuck, et l'ex serial killer. Les autres participants sont globalement relégués au rôle de figurant.
— Tu penses que tout se joue dans sa tête, maintenant ? rebondit Alek sur ce dernier commentaire.
Il se demande bien quelle part de l'état de sa benjamine pourrait n'être que psychosomatique. Difficile de feindre les symptômes d'une expérience dont on ne se souvient pas. Et son état ne s'est pas aggravé au fur et à mesure qu'on lui a appris ce qui s'était passé. Si quoi que ce soit, Mae aurait plutôt un tempérament à prétendre aller mieux qu'elle ne se sent réellement. Elle faisait déjà ça petite, à chaque fois qu'elle était malade.
— Non, tout son organisme est toujours affecté. Mais son humeur pourrait avoir un impact sur sa façon de gérer la situation, répond le mécanicien un peu à côté de la plaque.
Alek sourit à la façon que le motard a parfois de prendre les choses au pied de la lettre. C'est rafraîchissant.
— Et quel est l'avis de Gregor, par rapport à aujourd'hui ? il poursuit son questionnement sans lui faire remarquer sa méprise, son ton retrouvant sa gravité.
Bien qu'il ait réussi à faire ce pour quoi il a été amené ici, le Docteur Bertram est loin d'avoir trouvé sa place encore. Alors que certains le rejettent en bloc, que d'autres parviennent difficilement à le tolérer, et qu'une minorité semble l'avoir curieusement accepté, le père de famille ne sait quant à lui pas trop où se situer par rapport au scientifique. Face à des impulsions conflictuelles, il a donc fait le choix de ne pas trop le fréquenter jusqu'ici. Il surveille son intervention auprès de sa fille de loin, et s'arrange pour récupérer ses opinions éventuelles par l'intermédiaire de ceux qui s'en approchent, que ce soit pour l'épauler dans sa tâche ou bien simplement l'encadrer. Il a tiré un trait dans le sable lorsqu'il a été question de la manière dont son emprisonnement pouvait être appliqué, mais c'était un élan de décence général, pas un acte de compassion ciblé.
— Il ne se fait pas de souci pour l'opération, ce sont plus ses conséquences qui l'inquiètent ; il estime toujours que rendre le retour de Maena public est une mauvaise idée, répond Ben.
Il n'apprend finalement rien à celui qui l'interroge ; cette opinion a déjà été discutée lors des briefings de préparation. Mais puisque son seul pouvoir est de demander des statuts, Alek l'exerce machinalement.
— Je ne veux pas la garder enfermée plus longtemps que nécessaire. Si vous dites qu'elle est prête, il n'y a pas de raison d'attendre, le patriarche réitère le raisonnement qui l'a amené à accepter cette date en premier lieu.
Une fois que tout le monde est tombé d'accord sur le déroulement, c'est son vote qui a été décisif pour le timing. Mae elle-même était impatiente de pouvoir revoir ses amis, ou au moins qu'ils soient rassurés sur son sort. Il y avait aussi la contrainte de la réintégration de Patrick, afin qu'il puisse participer au raid factice. Mais une fois l'aval des divers partis soignants obtenu, tout reposait tout de même sur l'avis du père. Il n'est évidemment pas sûr à 100%, comme en atteste encore ses questions à l'aube du lever de rideau, mais hésiter plus longtemps n'aurait été d'aucune aide.
— Vlad dit que si qui que ce soit devait en avoir après elle, alors les laisser venir est un plan comme un autre, propose le Soigneur pour rassurer Alek par rapport aux craintes de Gregor.
— Vlad a dit tout ça ? s'étonne l'ingénieur.
Il n'a jamais vu le grand blond très loquace. Son acolyte parle généralement pour eux deux.
— Pas avec des mots, non, mais oui, confirme l'extraterrestre en hochant la tête.
Ce qu'il ne communique pas par la parole, Vladas le transmet par mille autres biais difficiles à percevoir pour la plupart des gens mais aussi retentissants qu'une voix pour les Homiens. Et même sans venir d'une autre planète, Siegfried est de toute évidence très réceptif à une grande partie de ses signaux non-verbaux lui aussi, sans quoi les deux hommes ne fonctionneraient pas aussi bien ensemble.
— J'espère qu'il se trompe, commente Alek, signifiant plutôt Greg que Vlad, même si la prédiction de l'agent d'infiltration ne l'enchante guère.
— On ne va rien laisser arriver à Maena, promet Ben quoi qu'il en soit, son allégeance toute arrêtée.
Si ce n'est pas le cas pour tous ses congénères peut-être, son investissement auprès du clan Quanto va plus loin que son devoir de préserver le secret de ses origines. Leur situation, de devoir se cacher de leurs propres autorités alors qu'ils n'ont rien fait de répréhensible, résonne en lui. Il est quelque part heureux que leur implication antérieure avec l'adolescente lui autorise d'intervenir. Son aversion pour l'injustice est après tout l'une des nombreuses raisons pour lesquelles il est un si bon soigneur.
— Je sais ça. Et je ne sais pas si je pourrais un jour assez vous remercier, Alek tente de transmettre sa gratitude sans bornes du mieux qu'il peut.
Il n'a pas l'impression d'arriver à quantifier tout ce que les visiteurs ont risqué pour sa famille et tous les services qu'ils leur ont rendus. Il en ressent cependant la valeur inestimable.
— Et comment est-ce que vous allez, vous ? s'enquiert alors Ben.
Il ne peut pas manquer à quel point l'ingénieur est affecté par tout ce qui se passe autour de lui. Ça crève les yeux. Et pourtant, il ne semble jamais en être considéré comme une victime directe par qui que ce soit. Il est sollicité aussi bien pour un appui technique que des prises de décisions, et on en oublie souvent qu'il n'est probablement pas au top de ses capacités.
— J'allais préparer le petit-déjeuner. Est-ce que tu penses qu'elle pourra manger, aujourd'hui ? le père contourne habilement la question avec un sourire pâle.
Il est à la fois peu désireux de parler de lui-même et se pense de toute manière bien incapable d'un autodiagnostic. L'extraterrestre en face de lui ne se formalise pas de cette esquive, puisqu'elle est de toute façon une forme de réponse en elle-même.
— Non. Mais je sais qu'elle apprécie que vous le lui prépariez, il répond simplement.
— Très bien. Je vais faire ça, alors. Merci encore, Ben, le père de famille le gratifie avec un nouveau sourire, un peu plus vigoureux que le précédent.
Puis, il joint le geste à la parole et emprunte les escaliers pour descendre jusqu'à la cuisine. Tous les jours depuis son retour à elle, il s'efforce d'apporter autant de normalité que possible à sa fille. Il lui prépare de la nourriture qu'elle ne peut pas avaler, regarde avec elle des films qu'elle peine à voir, et surtout se fait violence pour lui laisser l'espace dont elle a besoin. Si ça ne tenait qu'à lui, il ne la lâcherait plus d'une semelle, mais il a conscience que sa présence constante ne ferait que lui rappeler que quelque chose ne va pas. Et il y a déjà beaucoup trop qui l'empêche de l'oublier pour qu'il ajoute à sa charge ; des examens fréquents par un scientifique prisonnier, de la surveillance même discrète par des paramilitaires, des interventions régulières d'extraterrestres bienveillants, et bien sûr sa propre incapacité à accomplir certaines tâches pourtant élémentaires. Ben a sans doute raison de dire qu'enfin pouvoir pointer le nez dehors et communiquer avec le monde extérieur va être bénéfique pour Mae. Ça n'améliorera peut-être pas sa condition, mais au moins celle-ci deviendra la seule chose à l'entraver. C'est encore trop, mais chaque chose en son temps.
[1] Business as usual ≈ Comme si de rien n'était
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