2x08 - L'eau qui dort (18/19) - Le vrai du faux

Ça y est, le Bal de fin d'année du lycée Walter Payton est officiellement terminé. La reine de promo a été annoncée sans nouvel esclandre, par un Brennen faisant extrêmement bonne figure malgré son bouleversement intérieur. Peu après le couronnement de la jeune fille, dernier point du programme de la soirée, chacun a ensuite commencé à rentrer chez soi, ou pour les plus fêtards partir continuer la célébration ailleurs. Seuls les chaperons et membres du comité restent à présent pour faire un peu de ménage. Le gymnase se doit d'être opérationnel le Lundi matin venu, alors chacun met la main à la pâte pour rassembler les restes de nourriture et de boisson, ramener les tables au réfectoire, démonter l'estrade, et passer un petit coup de balai. En équipe, la tâche n'a rien d'insurmontable.

Alors qu'il revient après avoir aidé à rapporter une partie du buffet à sa place originelle, Markus surveille du coin de l'œil la dextérité avec laquelle Jena empile des verres. Une autre chaperonne l'en félicite d'ailleurs, impressionnée, ce à quoi la jolie brunette lui explique être barmaid. L'étudiant baisse alors la tête à cette réponse, non seulement parce qu'il la sait être un mensonge éhonté mais aussi et surtout à cause de la facilité avec laquelle elle a été délivrée. Jen a fait ça toute la soirée, prétendre être quelqu'un qu'elle n'est pas. Pour des broutilles, rien d'important, mais tout de même. À chaque fois, il a tiqué et dû se faire violence pour ne rien dire ou laisser paraître. Et il déteste que personne n'ait rien remarqué, parce que ça ne fait qu'illustrer qu'il a fait des progrès dans un département qu'il abhorre.

Lorsque tous les adultes vont rendre leur masque et leur brassard avant de partir, les élèves organisateurs en profitent pour les remercier chaleureusement d'être venus, après quoi les intervenants prennent tous le chemin de la sortie. Côte à côte et en silence, Jena et Markus ne prennent pas de détour, empruntant le couloir principal. Mains dans les poches de son costume, l'étudiant en médecine ne peut pas s'empêcher de remarquer la détermination avec laquelle sa cavalière avance. Là où d'autres encadrants font halte pour se remémorer de bons moments de leur scolarité, elle passe avec indifférence.

— Ça ne t'a pas manqué, pas vrai ? il lui lance alors qu'ils franchissent le seuil du bâtiment, attirant son attention.

— De quoi tu parles ? elle demande en faisant volte-face.

Évidemment, elle ne comprend pas l'origine de sa remarque. La fête s'est bien déroulée, selon elle. Elle a passé le plus clair de son temps à couver Markus du regard, pour être sûre qu'il ne se laisse pas submerger par des pensées de sa sœur, son frère, ou même Rob. Et malgré leur situation un peu étrange, elle pense avoir été une distraction suffisante pour qu'il ne broie pas du noir. Elle a aussi évité quelques petits accidents que certains élèves un peu plus agités que les autres auraient pu causer, en s'interposant opportunément entre eux et des éléments de décoration. Bref, elle s'est sentie utile. Et pouvoir mettre à profit son recouvrement de sa liberté de mouvement n'était pas désagréable non plus. Mais maintenant, son cavalier lui pose cette drôle de question ?

— WP. Même pas un regard, il précise.

Il est à moitié amusé et à moitié attristé par ce constat, alors qu'il s'arrête au bord du terrain de baseball. Elle n'a pas tort de penser qu'elle a réussi à garder ses idées les plus sombres à bonne distance. Il a passé une bonne soirée également, toutes choses considérées. Mais justement, son point de blocage principal est le manque de sincérité de sa partenaire. Ou plutôt sa fausse sincérité. Au moment de se porter volontaire pour être chaperon, il était tellement heureux à l'idée de venir ici avec elle. Ils n'ont pas passé beaucoup de temps ensemble entre ces murs, et ils n'étaient pas proches à cette époque, mais ça lui semblait quand même un point de départ qui aurait pu être intéressant à revisiter pour eux. Et à la voir ce soir, indifférente de son environnement, à mentir à tour de bras à qui l'interroge… Il est comme déçu.

— Je n'ai jamais été à ma place ici, lui rappelle Jena en s'immobilisant à son tour.

Elle n'a au bout du compte même pas passé deux ans dans l'établissement avant de s'enfuir de chez ses parents. Et elle n'est revenue dans cette ville qu'une dizaine d'années plus tard. C'est là d'où elle vient, pas chez elle.

— Alors où ? il se surprend à l'interroger soudain.

C'est peut-être idiot, mais sa façon de se distancier de l'une des seules choses qu'il sait finalement comme vraies à son sujet ne lui laisse qu'une envie, c'est d'en savoir plus sur le reste. Il la connaît, il connaît sa personnalité, ses réactions, sa façon d'être et même de se mouvoir, mais il cherche des faits, des évènements tangibles de son passé sur lesquels il pourrait s'appuyer pour mieux la comprendre parfois. Est-ce que c'est bizarre ? Est-ce que c'est trop demandé ?

— Pardon ?

Elle pouffe à sa question, déroutée. Il est si sérieux, tout à coup.

— Je comprends que tu doives mentir à la plupart des gens. J'ai eu du mal, mais je comprends. Mais pas à moi. Plus maintenant, il vocalise son inconfort à ses mensonges, paradoxalement déclenché par son aisance avec eux.

Qu'elle n'ait pas l'habitude de se confier est compréhensible. Après tout, elle n'en a pas véritablement eu l'occasion avant de s'engager dans sa carrière actuelle, qui repose en grande partie sur la discrétion. Mais il ne comprend pas que ce ne soit pas une envie pour elle. Est-ce que tout le monde n'a pas besoin d'une oreille attentive de temps à autre ? Est-ce qu'elle ne se lasse jamais de tout inventer en permanence ? Est-ce qu'elle ne devrait pas être soulagée lorsqu'elle peut enfin se montrer honnête avec quelqu'un ?

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise, exactement ? elle lui lance.

Complètement désemparée par sa remarque, elle a perdu son sourire. Elle n'a jamais parlé de ses années formatrices à qui que ce soit. Pas même sa petite sœur, dans leurs échanges. Même au sein du système qui l'a formée, personne ne partage vraiment d'anecdotes personnelles. Il y a bien quelques histoires de chasse qui circulent, initialement offertes à des fins de vantardise, mais ça reste généralement très superficiel, sans détail aucun qui permettrait d'identifier les circonstances exactes.

— Quelque chose de vrai, pour changer. Parce que tu n'es pas si douée avec les verres parce que tu as été barmaid. Ça a duré une seconde à peine, et le job du train, c'était du mytho.

Il fait référence au dernier mensonge qu'il l'a entendue proférer, sans doute plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. Se sentant un peu attaquée, Jena croise les bras, mais elle choisit de répondre tout de même :

— On m'a appris à me fondre dans beaucoup de situations. Le service convient à un bon nombre, déjà, elle se justifie.

— Quoi d'autre ? il l'incite à poursuivre.

Il est sincèrement intéressé, mais aussi extrêmement frustré d'avoir l'impression de devoir lui arracher les informations les plus basiques qu'on peut partager lors d'une conversation tout ce qu'il y a de plus classique. Est-ce que c'est si douloureux pour elle ? Elle reste un peu sur la défensive.

— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?

— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas répondre ? il lui retourne.

Il se montre plus téméraire qu'il ne s'en serait cru capable. C'est peut-être la fatigue, aussi bien physique qu'émotionnelle, qui lui donne paradoxalement du courage.

— C'est pas que je ne veux pas. C'est que… J'en ai pas l'habitude, c'est tout, elle le corrige.

À son expression mouvante, elle semble avoir trouvé cette explication au moment-même où elle a franchi ses lèvres et en être elle-même assez surprise.

Il marque une pause avant de reprendre. Il fait un pas vers elle, parce qu'il a un terrible envie de prendre ses mains dans les siennes, mais il se retient. À la place, il les garde dans ses poches, et regarde l'herbe qui borde le chemin.

— Jen, écoute. Je croyais te connaître. Et ensuite, j'ai cru que ce n'était pas le cas. Mais si. C'est juste que je n'ai pas les bonnes histoires derrière chacune de tes caractéristiques.

Exposer ce qui l'embête n'est pas si facile, mais il s'y efforce tant bien que mal. S'il souhaite qu'elle se montre ouverte, il faut bien qu'il en fasse de même.

— Et ça t'intéresse ? elle répond.

Le sourcil qu'elle hausse d'incompréhension totale le fait éclater de rire. Il écarte les bras pour souligner ce qu'il va dire comme une évidence :

— Oui ! Oh Mon Dieu : oui ! Je n'arrive pas à croire que tu en doutes, il confirme avec emphase.

Il n'arrive pas à s'imaginer comment il pourrait ne pas être fasciné par ce que Jena Miller pourrait avoir à raconter. Même alors qu'ils étaient encore au lycée, il était hypnotisé par sa simple présence. Elle était la seule rebelle véritable parmi tous les adolescents pourtant pleins de ressources pour se faire remarquer. Et lorsqu'il l'avait recroisée pour la première fois, à la bibliothèque, avant-même de l'avoir reconnue, il avait été irrésistiblement attiré. Quand ils étaient ensemble, il était pendu à ses lèvres dès qu'elle ouvrait la bouche, aussi anodine que la conversation ait pu être. Il était décidemment le plus attaché des deux dans cette relation, et Rob lui a d'ailleurs donné suffisamment de grief à ce sujet. Comment a-t-elle pu ne pas s'en rendre compte ? Et qui a pu un jour se montrer si indifférent à elle pour qu'elle puisse penser que ce qu'elle a à dire ne peut pas être considéré comme intéressant ?

— Je n'ai honte de rien de ce que j'ai fait. Mais je ne suis pas sûre pour autant que tu apprécierais toutes mes histoires, elle commence, précautionneuse.

Son monde n'est pas seulement un secret, il est aussi particulier. Ce qu'elle fait n'est pas du goût de tous, même lorsque ce n'est pas techniquement illégal ou moralement discutable. Elle s'y sent si bien justement parce qu'il est si différent de ce qui est considéré comme la normalité, où elle ne s'est jamais sentie à sa place. Or, avant de la rencontrer pour la seconde fois, Markus était la quintessence d'un garçon normal. Il s'est plutôt bien adapté ces derniers mois, mais elle s'en voudrait de franchir ses limites.

— C'est mon problème, pas le tien, il la rassure sans hésitation, prenant ses responsabilités.

— … Tu veux… entendre comment je me suis fait cette cicatrice au coude ? elle lui propose alors après un moment d'hésitation.

C'est la première chose à laquelle elle pense. En partie parce que c'est la plus visible de toutes ces cicatrices, en partie parce qu'elle se souvient vaguement que Rob l'avait justement interrogée à ce sujet, et en partie parce que ça concerne une chute de grande hauteur, comme celle qu'elle a récemment subie. Aussi, c'est le point de départ de sa rencontre avec ses mentors, donc si elle se lance dans le récit, Mark devrait y trouver des points de repères. Enfin, c'est suffisamment sanglant pour mettre à l'épreuve sa détermination dans l'obtention de ses histoires de chasse.

— Oui ! Absolument, il confirme solennellement.

Il est non seulement comblé qu'elle ne se braque pas, mais aussi sincèrement curieux à ce sujet depuis qu'il a découvert cette marque sur son bras. Elle avait prétendu s'être fait ça petite, lorsque Rob avait noté la balafre, mais il se souvenait que ce n'était pas le cas, pour avoir été assis derrière elle en classe. En y repensant, il aurait peut-être dû commencer à soupçonner qu'elle cachait quelque chose dès ce jour-là…

Malgré l'enthousiasme évident de son auditoire, Jena reste tout de même réticente. Elle lui offre une dernière porte de sortie avant de se lancer dans le récit :

— Je préfère te prévenir : c'est un peu gore.

— De un : futur médecin. De deux : pas ta pire histoire, pas vrai ? il objecte en deux points tout à fait valides.

Ne jugeant pas pertinent de lui confirmer la réponse à cette question rhétorique, elle se contente de sourire avant de l'inviter du geste à reprendre leur marche. Elle est loin d'avoir peur du noir, mais le crépuscule ne devrait plus top tarder à tomber, donc il est grand temps de prendre le chemin du retour. Bras dessus bras dessous, ils se dirigent lentement vers le domicile du jeune homme au gré des talents de narratrice de celle qui l'accompagne. Elle a besoin d'un peu d'aide au début, manquant d'entraînement, mais elle se prend rapidement au jeu et rebondit de détail en détail, de l'obtention de sa fameuse cicatrice au coude jusqu'à sa rencontre avec ses mentors, en passant par son premier et dernier pilotage d'hélicoptère. Comme il a pu l'être auparavant, il est suspendu à ses lèvres, avec la satisfaction supplémentaire de savoir que, cette fois, c'est la pure vérité. Et qu'en plus, il est très certainement le premier à avoir le privilège de l'entendre.

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