2x08 - L'eau qui dort (15/19) - Bouderie

Assise à son bureau, serrant sa tasse plus fort que de rigueur, c'est avec un regard particulièrement sombre que Fred observe Sam et l'agent Denton, en grande discussion dans la salle de réunion en face d'elle. Les stores de la pièce sont tirés, mais leurs lames n'ont pas été entièrement mises à plat, alors on peut sans peine reconnaître leurs silhouettes. Ils sont visiblement plus préoccupés par l'idée de ne pas représenter une distraction pour les personnes qui travaillent autour que par celle de ne pas être observés. Malheureusement, en ce qui concerne Insley, le résultat n'est pas très probant.

Le géant blond est arrivé une vingtaine de minutes après leur retour au commissariat, et il a monopolisé le maître-chien depuis, laissant sa jeune partenaire seule pour capitaliser sur le peu d'informations qu'ils ont réussis à récolter en battant le pavé. Charmant comme lors de sa dernière visite et vraisemblablement son habitude de manière générale, l'agent n'a pas manqué de saluer Fred. Comme si ça pouvait être suffisant pour se rendre sympathique à ses yeux… Elle ne peut ni entendre ce qu'ils se disent, ni même lire sur leurs lèvres, mais elle suppute que rien de bon ne se trame derrière cette porte.

— Est-ce que tout va bien, Fred ?

C'est la voix d'Iz derrière elle qui la tire de ses ruminations. La question a sans aucun doute été provoquée par la vue de son mug tremblant entre ses doigts. Reprenant ses esprits, la jeune femme pose le contenant et croise les bras, mais elle ne se retourne pas encore vers celle qui vient de s'adresser à elle. Si elle pouvait mettre le feu d'un simple regard, la pièce où Sam et Chuck discutent serait un véritable brasier, et les deux hommes un tas de cendres. Sing Sing serait peut-être le seul épargné, mais c'est bien parce qu'il ne parle pas. Difficile de rompre une telle intensité, donc.

— Si je décide d'étrangler mon coéquipier, quelles sont mes chances de pouvoir invoquer la légitime défense ? la bleue demande entre ses dents pour toute réponse.

La profileuse ne se laisse pas déstabiliser par cette menace ouverte. Même si elle ne commençait pas à un peu cerner la personnalité de Fred, les inspecteurs qui boudent, ce n'est pas ce qui manque à son quotidien. Au lieu de s'alarmer, elle s'assoit donc sur le bord du bureau pour répondre d'un ton égal, comme elle le fait souvent lorsqu'on a besoin de ses lumières :

— Ça dépend de tellement de choses… Avec votre vécu, je te conseillerais plutôt de plaider la folie. Qu'est-ce qu'il a fait, encore ?

— Rien de spécial. Il est juste lui. Comment est-ce que tu peux être amoureuse de lui avec toutes ses cachotteries ? Fred renvoie ses questions vers sa conseillère.

Maintenant qu'elle n'a plus à se retourner pour lever les yeux vers son interlocutrice, elle daigne le faire. Elle ne l'a pas fait avant aussi un peu parce qu'elle ne voulait pas qu'elle subisse son regard noir sans l'avoir mérité. Avoir engagé la conversation l'aide à moduler son expression.

— Je ne vais pas honorer cette flagrante invasion de ma vie privée d'une réponse. À la place, je vais gentiment te rappeler que j'ai eu droit aux mêmes instructions que toi par rapport à l'enquête sur l'enlèvement de Mae, et pourtant je ne fais pas la trogne comme une gamine capricieuse.

Iz na pas besoin de pouvoirs mystiques pour deviner ce qui taraude sa jeune collègue ; sa ligne de vision n'est pas très difficile à suivre, même si elle lui tourne elle-même le dos à présent. Et puis, l'arrivée de Chuck sur les lieux n'est pas passée inaperçue, pas plus que lors de sa dernière visite en début de semaine. Comme la profileuse vient de le dire, elle a à ce moment-là eu droit au même discours que Fred la mettant en garde de rester en dehors de l'affaire. La différence, c'est qu'elle a bien mieux pris la nouvelle, qui l'a rassurée au lieu de la contrarier. Elle ne pensait pas que Sam lui aurait menti en disant travailler avec Denton, mais c'est toujours agréable d'avoir confirmation de quelque chose, lorsque tout paraît si incertain.

— Comment tu peux accepter ça ? C'est des conneries ! éclate Insley.

Alors qu'elle gesticule d'agacement, elle manque d'envoyer valser sa pauvre tasse, décidément mise en péril par son humeur massacrante. Iz reste où elle est, mais surveille tout de même du coin de l'œil les restes de boisson chaude dont elle risquerait bien d'être éclaboussée au détour d'un faux mouvement un peu trop ample.

— En quoi ? En quoi les juridictions sont-elles des conneries ? elle objecte sagement, raisonnable.

— Et la coopération inter-agences, alors ? lui soumet Fred, beaucoup moins disciplinée qu'elle.

Aussi contradictoire cela puisse paraître, remettre en question l'autorité est ce qui l'a conduite à exercer la profession qu'elle exerce aujourd'hui. C'est justement parce que des gens en uniformes n'ont pas répondu à ses besoins qu'elle a emprunté cette voie. Iz est au courant de tout ça, et elle ne souhaite pas la blâmer pour son esprit critique, néanmoins, il faut qu'elle tempère ses ardeurs.

— Nous dire de ne pas nous en mêler est une forme de coopération. On ne met pas en place un tel protocole de confidentialité sans raison valable, et tu le sais. Je ne vois rien d'insensé à tout ça. Est-ce que c'est frustrant ? Oui. Mais est-ce que c'est injuste ? Non.

— Regarde-les, copains comme cochons, raille Fred à cet exposé beaucoup trop objectif à son goût, désignant les deux hommes de la main et du menton.

À la façon dont Sam tourne dans la pièce tel un lion en cage, leur débat secret semble s'enflammer un peu. Même son chien à ses pieds semble inquiet de son humeur.

Iz observe un instant la scène par-dessus son épaule. Chuck est parfaitement placide, comme toujours. Assis sur le bord de la table, jambes tendues devant lui et mains dans les poches de son costume trois pièces, il est sculptural. Sam est moins serein, à la façon dont il met ses mains sur ses hanches, dégageant inconsciemment son badge à sa ceinture. Mais ce n'est pas forcément révélateur d'un conflit. Il prend cette posture pour de nombreuses raisons. Étant donné la charge émotionnelle de l'affaire dont ils sont indubitablement en train de parler, ce n'est pas surprenant qu'il soit un peu agité, quel que soit le sujet précis de la discussion. Ce serait pire s'il n'était pas impliqué, et elle le sait.

— Est-ce que tu as suivi mon conseil ? demande finalement la profileuse après s'être arrachée à son bref espionnage peu discret.

Les principaux intéressés sont trop occupés pour avoir remarqué quoi que ce soit, mais ce n'est pas une raison. Et puis, si même elle n'arrive pas à garder sa curiosité sous contrôle, elle donnerait un bien piètre exemple au commissariat duquel elle est supposée assurer la bonne santé mentale.

— Quoi ? D'en parler à personne ? continue de grommeler Insley.

En ce qui la concerne, elle est incapable de décrocher son regard des deux hommes. Elle essaye de se calmer en tapotant le bord de sa tasse à présent, souffre-douleur désigné pour aujourd'hui.

— D'essayer d'en savoir plus par Jazz, la corrige Iz.

Pour elle, garder le silence va de soi, puisque ça leur a été demandé par des supérieurs, même indirects. Elle peut comprendre que faire confiance à l'agent Denton soit plus difficile pour Fred que pour elle, puisqu'elle n'a pas travaillé avec lui sur l'affaire Eugène, mais ça n'en diminue cependant pas son ascendant sur elles.

— Ah, ça… raccroche enfin l'ancienne cyber-enquêteuse.

Elle tire la langue de lassitude à cette idée et surtout ce qu'elle lui a apporté. C'est-à-dire rien du tout. Avoir rencontré Jazz en personne ne l'a pas rendu plus accessible en ligne. Elle pense même que ça l'a rendu encore plus élusif si c'était possible. Elle a passé au peigne fin tous les enregistrements de surveillance disponibles pour le gratte-ciel et ses alentours, et consciencieusement épluché tous les logs de l'ordinateur de bord de l'ascenseur, et tout ça sans résultat net. Si ce n'est un manque de sommeil prononcé, mais elle n'estime évidemment pas que ce soit un progrès.

— Ça pourrait être un bon moyen de satisfaire ta curiosité sans techniquement enfreindre un ordre et donc perturber l'enquête, poursuit la brunette sur sa lancée.

Elle avance aussi délicatement que possible sur ce terrain, qu'elle sent glissant. La mention de son Némésis ne met jamais Fred en joie. Et creuser par quelque avenue que ce soit reste discutable, par rapport aux instructions qu'elles ont toutes les deux reçues. Mais si un pirate a des renseignements, il ne paraît pas illégitime de vouloir en avoir connaissance également. Iz soupçonne de toute façon à ce stade que les informations de Jazz sont toutes autres que celles que Sam et Chuck s'efforcent de garder secrètes. Ça pourrait même les intéresser, dans une certaine mesure. Elle avait d'ailleurs espéré, au moment de se faire mettre à l'écart par l'agent Denton, que Fred lui ait parlé de son entrevue avec son potentiel jumeau. Au discours tenu par le grand blond, elle avait cependant vite compris que ça n'avait pas été le cas, et elle s'était refusée à trahir la confidence de la jeune inspectrice. À elle seule revient la décision de confesser sa relation avec sa bête noire, et surtout comment le faire et dans quelle mesure.

Que son implication dans toute cette histoire ait été communiquée à Chuck ou non ne change cependant pas l'analyse de Jazz par la profileuse. D'après son dossier, c'est un mégalomane ; l'enlèvement d'une adolescente est du menu fretin, pour lui. Il est donc plus probable que son attention ait en premier lieu été retenue par le laboratoire, qui est finalement très probablement éloigné du sujet de l'enlèvement. La connexion entre Mae et l'institution clandestine est forcément lointaine, sans quoi l'agent Denton aurait donné un tout autre tournant à sa recherche, avec lequel Sam n'aurait pas pu être en accord. Et pour appuyer l'hypothèse selon laquelle le pirate est plus intéressé par le labo que par la lycéenne, il a déjà ouvertement revendiqué le démantèlement de plusieurs entités du même type au cours de sa carrière.

La jolie brune est aussi revenue sur son hypothèse initiale selon laquelle le danger de mort mentionné à Fred par son potentiel jumeau concernait l'adolescente, qui serait exécutée si elle était soupçonnée d'avoir été soumise à de l'expérimentation humaine non sanctionnée. Si la jeune fille est effectivement protégée par la mise en garde, Iz ne pense plus qu'elle en soit l'origine première. Plus vraisemblablement, le délinquant connaît la réaction de ces établissements à l'investigation et s'inquiète simplement pour sa jumelle si elle devait s'en mêler. Ça expliquerait aussi son initiation d'un face-à-face après toutes ces années. Tout colle, et pour une conclusion bien moins alarmante que celle qu'avait tirée la profileuse lorsque Fred lui a présenté ses éléments pour la première fois, la semaine passée.

— Il ne va jamais me faire confiance. Et vice versa, grogne la jeune inspectrice.

De son côté, elle rumine. Elle est beaucoup moins optimiste quant à ce qui est dissimulé, et surtout, elle n'arrive pas à se résigner à ce qu'on le lui dissimule en premier lieu. Elle est notamment extrêmement irritée par le fait que son pire ennemi lui ait fait la même demande qu'un agent du gouvernement. Ou plutôt l'inverse, chronologiquement parlant. Soit Denton n'est pas fiable, soit Jazz l'est plus qu'elle ne voudrait l'admettre. Dans les deux cas, elle doit remettre en question des principes qui lui sont justement bien trop fondamentaux pour qu'elle puisse les remettre en question si facilement. Alors elle boude, puisque ce n'est certainement pas sa maturité qui la caractérise le plus souvent.

— Donc tu n'as pas essayé de le recontacter ? en déduit Jones, presque déçue mais compréhensive.

La famille, c'est toujours compliqué, même dans des circonstances moins atypiques que des jumeaux séparés à la naissance qui se retrouvent chacun d'un côté de la Loi un quart de siècle plus tard. Même si toute cette histoire devait effectivement éclater à la figure de la jeune inspectrice, la psycho-psychiatre serait la première à défendre ses décisions et elle est convaincue qu'elle ne serait pas la dernière. On est humains, pas des machines.

— Rien n'est ressorti du balayage de l'ascenseur que j'ai demandé à la Scientifique, répond Fred.

Ce n'est pas la réponse à la question qui a été posée, mais son interlocutrice choisit de ne pas se formaliser de cette manœuvre d'évitement.

— Je suis surprise que tu aies réussi à sortir un rapport sur votre rencontre sans mentionner ce dont vous avez parlé, elle fait remarquer à la place, effectivement impressionnée par cette compétence d'ellipse avancée.

Comment a-t-elle expliqué d'avoir attendu plusieurs heures avant de signaler l'incident ? Et en admettant qu'elle a mentionné l'identité soupçonnée du coupable de sa brève séquestration, comment a-t-elle justifié qu'il ait choisi de la contacter maintenant, après toutes ses années du jeu du chat et de la souris ? Surtout que la raison véritable n'est déjà pas très claire.

— Je cache déjà qu'il est peut-être mon frère. Je suis plus à ça près, rappelle Insley avec amertume.

Elle ne se sent pas du tout fière de ce qu'elle a fait. Elle est d'ailleurs désagréablement surprise d'à quel point il a été facile de faire croire qu'un fugitif qui l'a abordée ne lui a rien débité d'autre que du charabia sans queue ni tête. Elle n'est pas le genre de personne à qui tout le monde fait spontanément et instantanément confiance, et pourtant personne ne l'a regardée de travers lorsqu'elle a soumis son compte rendu à son avis plus que bancal. Ça a beau lui rendre service en l'occurrence, c'est un bilan un peu décevant de la vigilance de ses collègues.

— Huh, laisse échapper Iz pour tout commentaire.

Elle hausse encore un peu plus les sourcils qu'ils ne l'étaient déjà suite à sa dernière remarque. Fred la dévisage alors. Elle n'est pas sûre d'apprécier pas le ton presque narquois de l'onomatopée.

— Quoi "Huh" ?

— Rien. C'est juste bon à savoir que tu peux comprendre qu'on puisse vouloir tenir certaines choses secrètes, au moins jusqu'au moment opportun pour leur révélation, s'explique la profileuse avec espièglerie, un sourire mutin étirant ses lèvres.

Elle s'esclaffe à la grimace dégoûtée que l'inspectrice tire à ce constat, puis quitte son appui sur son bureau pour retourner à ce qu'elle était en train de faire avant de s'accorder une petite pause pour la conseiller. Elle est rarement au commissariat le Samedi, même lorsqu'un nouvel homicide est pris en charge, mais elle avait en l'occurrence des évaluations à mettre en ordre et n'avait pas envie de remettre la tâche à plus tard. Il lui est aussi toujours plus facile de travailler lorsque l'étage des inspecteurs n'est pas au complet. Les uniformes, présents en nombre tous les jours de la semaine, sont également à sa charge, mais ils ne monopolisent finalement que très peu de son temps comparés à leurs collègues un peu plus haut gradés.

Si Fred mime la nausée, c'est presque autant parce qu'elle aurait dû se douter qu'elle tendait la perche que parce qu'elle s'est fait battre avec. Elle déteste que ce soulignement de son hypocrisie soit mérité. Elle ne peut pas nier qu'elle garde certaines informations sous le coude en attendant de leur trouver une bonne explication. Mais est-ce qu'elle est prête à accorder cette même excuse à tous les cachottiers qui l'entourent ? En ce qui concerne Sam, peut-être, parce que quelle que soit leur entente par ailleurs elle voit bien qu'il est loin d'être une cloche à son job. Pour Denton, c'est déjà moins sûr. Il ne lui inspire pas vraiment confiance malgré tous ses charmes et références. Quant à Jazz, il peut toujours courir pour obtenir le bénéfice du doute de sa part. Iz a sans doute raison, en fin de compte, et c'est de son côté qu'elle devrait se décider à creuser sérieusement, quitte à trouver autre chose que ce qu'elle cherche. Ou peut-être au contraire qu'elle devrait tout simplement accepter sa place et ses ordres, se focaliser sur le meurtre qu'elle a à résoudre, et laisser Jazz comme l'enlèvement à ceux que ça concerne, comme elle avait la ferme intention de le faire à la base.

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