2x08 - L'eau qui dort (14/19) - Salsa
Markus sort de chez lui en achevant d'ajuster la pochette de sa veste. Comme l'a suspecté son petit frère en s'habillant au matin, les nœuds de cravate et autres apprêtements ne sont plus un obstacle pour son aîné depuis quelques années déjà. Ça aurait sans doute rassuré Caesar de savoir que tout avait également commencé pour lui à l'occasion de son Bal de Promo. Il est aujourd'hui aussi à l'aise en costume qu'en jeans et T-shirt ou en tenue de sport. S'il manque un peu d'enthousiasme cette fois-ci, c'est uniquement parce qu'il préfère s'y mettre pour une bonne raison, mais puisque le contexte le demande, ce n'est pas une formalité qui le contraigne outre mesure.
Lorsque l'étudiant relève les yeux, après avoir descendu les marches du perron et fait quelques pas dans l'allée, il tombe face à face avec Jena qui lui sourit. Mains dans les poches d'un grand imperméable noir soigneusement refermé autour d'elle, elle semble l'attendre sur le trottoir. Tête penchée sur le côté, sa chevelure mi longue lui encadre le visage en ondulant doucement. Ses yeux charbonneux sont assortis à son rouge à lèvres inhabituellement sombre. Il ne croit pas qu'elle ait jamais été aussi belle, mais il s'efforce de ne rien laisser paraître.
— Qu'est-ce que tu fais là ? il s'étonne en écartant les bras, aussi désarçonné par sa présence que par sa tenue.
— Un petit oiseau m'a dit que tu étais chaperon, elle répond simplement.
Elle dégage une mèche de son visage en redressant la tête. Il n'arrive pas à savoir si elle est volontairement charmante ou bien si c'est à ce point une seconde nature chez elle. Quoi qu'il en soit, c'est efficace, et il détourne le regard pour ne pas se laisser perturber.
— On croit qu'on peut faire confiance à quelqu'un… il marmonne.
Il se sent un peu trahi par Robert, même s'il soupçonne plutôt Caroline d'avoir vendu la mèche au final. Ces deux-là sont pourtant tout à fait capables de se dissimuler des choses l'un à l'autre. Une illustration s'il en faut une a été la panique de son camarade lorsque l'adolescente l'a tenu à l'écart de ses soupçons sur la vengeance à venir de DeinoGene d'abord, puis de la subséquente enquête de Jena sur le sujet. Mais Markus a justement l'impression que tout partager est devenu pratique courante entre les deux comateux peu de temps après ça.
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ? enchaîne Jena.
Curieusement, elle semble sincèrement déroutée par cette omission. Il n'y a pourtant qu'une seule réponse que peut lui donner Markus, et elle lui semble couler de source :
— Parce que… on n'est plus ensemble.
Il ne lui doit rien par rapport à ça. Il n'a pas à l'informer de tous ses faits et gestes. À vrai dire, il ne comprend même pas pourquoi cette information l'a poussée à venir jusqu'ici.
— Tu savais que je n'avais pas eu de Bal de Promo, alors tu as voulu m'en offrir un. C'était une pensée sympa.
La démarche initiale de Markus n'est pas difficile à deviner, et même s'il n'est de toute évidence pas allé au bout de son idée, la jeune femme souhaite quand même l'en remercier. De son côté, il ne voit toujours pas pourquoi elle a eu besoin de se déplacer en personne pour lui dire ça.
— Comment est-ce que tu peux porter des hauts talons ? il l'interroge alors.
D'une part, il ne sait pas trop comment répondre à cette expression de gratitude, en les circonstances qui ne sont plus ce qu'elles étaient au moment de sa prise de décision. D'autre part, il vient seulement de se rendre compte que son interlocutrice n'arbore plus ni écharpe ni béquille. Pour sa défense, il ne l'a pas revue depuis le retour de Mae. Ça ne fait pas si longtemps, mais ça lui a donné autre chose à penser. Jena est partie ce jour-là, comme elle l'avait prévu, et n'est pas repassée ensuite. C'est Caroline qui a réussi à la contacter, lorsqu'il a été question de devoir rechercher le scientifique responsable de l'état de Mae et que tout le monde a convenu que Vladas et Siegfried seraient sans doute les mieux placés pour le faire. La brunette avait transmis le message à ses mentors, mais n'avait pas jugé pertinent d'être présente pour leur briefing de mission. Aux dernières nouvelles, donc, elle était toujours convalescente de sa chute de deux étages.
— J'ai demandé à Ben de réparer ma cheville. Et mon épaule, elle révèle.
Elle passe à nouveau une mèche derrière son oreille, quoique pour cacher sa gêne, cette fois. Elle était fortement opposée à cette solution dès le départ. Même à moitié assommée par la douleur durant leur vol de retour de la capitale, elle avait refusé l'aide du Soigneur.
— Oh… Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? s'étonne donc Mark.
Il peut bien voir qu'elle n'est toujours pas entièrement à l'aise avec l'idée d'avoir été soignée par un extraterrestre. Il n'avait pas trop compris pourquoi, au début, mais elle semblait sûre d'elle. Pourquoi aller à l'encontre d'une telle conviction personnelle ?
— Je ne vais pas mentir, beaucoup l'envie de me déplacer librement. Mais aussi le fait que je ne pouvais pas me pointer à WP dans un état pareil, elle annonce, transparente.
Il ne peut pas se retenir d'éclater de rire à la proposition sous-entendue.
— Pourquoi est-ce que tu voudrais y aller avec moi ? Ou l'inverse, d'ailleurs.
Il ne dit pas ça avec animosité, simplement l'incompréhension la plus pure. Il est de plus en plus perdu, dans cette conversation.
— Sois honnête : tu avais prévu cette soirée pour nous changer les idées, elle présume, à juste titre d'ailleurs.
— Oui. Et ? il valide son hypothèse, bien que sans discerner le lien avec sa propre question.
— Tu voulais me distraire de l'absence de ma petite sœur, et toi de l'absence de Rob et Caesar, je me trompe ? Jen continue dans ses présomptions, cherchant à les confirmer malgré le peu de doute qui l'étreint à leur sujet.
— Oui. Tu veux en venir quelque part, avec tout ça ? il acquiesce et s'agace en même temps.
Il ne voit toujours pas comment ses motivations premières pour cette soirée changent le fait que l'envie de l'y inviter lui est passée. Rien que le fait qu'ils ne soient plus un couple devrait suffire à justifier qu'il ne lui ait finalement pas demandé d'être sa cavalière comme il l'avait initialement prévu. Et si ça ne l'était pas, leur relation est tout de même encore beaucoup trop compliquée pour qu'ils soient capables de se proposer de s'accompagner à un évènement tel que celui-ci comme si de rien n'était. S'ils n'avaient que cette préoccupation sur le feu, peut-être, mais c'est loin d'être le cas, pour lui comme pour elle. Chacune de leurs petites sœurs est inconsciente, et un très bon ami dans le même état.
— En y allant avec moi, je comprends comment ça aurait pu marcher. Mais je vois mal en quoi te rendre tout seul au lycée de ton frère et ta sœur, où tu as rencontré ton meilleur ami, va te tirer du cafard à leur sujet.
Voilà enfin la conclusion de l'argumentaire de Jena. Elle ne se fait pas d'illusions. Elle est tout aussi consciente que lui de la situation entre eux ; c'est tendu, inconfortable, et la plupart du temps frustrant. C'est en grande partie pour ça qu'elle a quitté la maison, après tout. Dans le fond, elle conçoit parfaitement qu'il n'ait pas voulu y aller avec elle. Toutes ses raisons sont valables. Mais quand Caroline lui avait dit qu'il comptait s'y rendre tout seul, la stupidité de cette décision ne lui avait pas échappée. Et le connaissant, elle n'avait eu aucun mal à croire que lui ne s'en était de son côté pas rendu compte.
Markus a un moment d'immobilité. Il cligne plusieurs fois, considérant cette perspective. Il était si focalisé sur l'idée de ne pas pouvoir emmener sa cavalière qu'il n'a absolument pas envisagé ce que ça allait être d'y aller tout seul. Pas dans les détails. Pas dans ce contexte particulier. C'était un engagement à tenir, rien de plus. Dans la théorie, il ne devrait rien y avoir d'éprouvant à surveiller des adolescents qui s'amusent. Il a complètement zappé ce que se retrouver dans son ancien lycée pourrait lui faire.
— … Je n'y avais pas pensé sous cet angle, il finit par avouer, faisant jouer sa mâchoire inférieure dans son embarras.
— Non. Parce que, surprise surprise, tu as pensé à me préserver moi avant toi-même. Tu fais tout le temps ça, te mettre après les autres, résume la brunette en secouant la tête.
C'est l'une des plus grandes qualités du jeune homme, et elle s'est royalement retournée contre lui.
— Donc quoi ? Tu veux prendre ma place pour m'épargner ça ?
Sortant de sa torpeur, il essaye de comprendre ce qu'elle pensait faire, concrètement, en l'interceptant de la sorte à la sortie de chez lui.
— Je pensais plutôt qu'on irait ensemble comme tu l'avais prévu à la base, parce qu'on est des adultes. Mais si tu préfères, je peux faire ça aussi, elle le corrige mais reste ouverte à sa proposition, raisonnable et prête au compromis.
— Tu n'es pas une ancienne élève. Pas diplômée, en tous cas. Ils ne vont pas te laisser entrer sans moi, il objecte immédiatement, pragmatique, à ce qui était pourtant sa propre idée quelques secondes plus tôt.
— Est-ce que ça veut dire que tu acceptes mon invitation ? tente de déduire Jena, encore incertaine à ce sujet.
Il soupire et fait tourner sa langue dans sa bouche un moment, réfléchissant. Elle a raison : cette soirée s'annonce encore plus déprimante qu'une simple soirée sans cavalière comme il l'avait considérée jusqu'ici. Et elle est absolument magnifique, alors qu'il n'a même pas encore vu sa robe sous son imper. Et même sans ça, bien qu'il n'ait pas osé initier la démarche, l'idée de passer du temps avec elle seul à seule pour la première fois depuis trop longtemps lui est plus qu'alléchante. Son unique problème maintenant, c'est de trouver une façon de lui dire oui sans complètement se jeter à ses pieds. Il est conscient que sa réticence n'est rien de plus que de la fierté, mais tant pis, il ne peut pas être un parfait gentleman en permanence, c'est au-dessus de ses forces pour cette fois.
— Mon moi adolescent ne me pardonnerait jamais d'avoir refusé d'aller au Bal avec Jena Miller, il finit par déclarer, cédant implicitement aux avances de son ex.
— Après toi, elle l'invite alors à ouvrir la marche, un sourire radieux étirant ses lèvres à cette réponse, à travers laquelle elle lit aisément le véritable fond de la pensée du jeune homme.
Il secoue la tête et se détourne en avançant le long du trottoir, faisant toujours attention à ne pas se laisser distraire par l'apparence de sa désormais cavalière. Pas plus qu'il ne l'est déjà, en tous cas. Alors qu'elle lui emboîte le pas, elle a au moins la bonne grâce de ne pas jubiler trop ouvertement de sa victoire. Ce ne serait pas très fair-play de sa part. Non seulement elle a toujours été plutôt naturellement douée pour obtenir gain de cause, mais elle a aussi été en partie entraînée dans l'art de la persuasion ces dernières années. Et pour ne rien gâcher, Markus a déjà tendance à se montrer assez arrangeant de manière générale, et avec elle en particulier. Il n'avait aucune chance. À partir du moment où elle avait décidé qu'elle ne le laisserait pas aller chaperonner ce Bal de Promo tout seul, son sort était scellé. Il se demande quelle impression ça peut bien faire, d'être aussi sûr de soi. Il ne pense pas que ça lui soit déjà arrivé.
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