2x08 - L'eau qui dort (13/19) - Copinage
Dans sa chambre, ses jeans et son T-shirt du matin remplacés par une robe en deux pièces bleu nuit, Ellen attend impatiemment que Nelson finisse de lacer le dos de son haut. Ses bottes assorties à sa tenue l'attendent au pied de son lit à côté d'eux. Pendant que son ami s'affaire, la jeune fille s'efforce de rester concentrée sur ses chaussettes. Le front plissé par l'application dans sa tâche, il semble pour sa part encore plus en difficulté que lorsqu'il essayait de soumettre de l'osier à sa volonté plus tôt dans la journée.
— J'aimerais que Mae soit là, finit par lâcher la marginale, comme souvent ces temps-ci.
— Bah comme ça on est deux. Parce que j'ai aucune idée de comment fermer ce machin, Nels grommelle son assentiment, bien que sans abandonner pour autant.
Puisqu'elle n'était pas du tout en train de se plaindre de sa lenteur à l'ouvrage mais déplorait simplement l'absence de leur camarade en tant que telle, Ellen ne peut pas se retenir de secouer la tête à la vision des choses plus terre à terre du garçon.
— Rhô, tu sais lacer tes chaussures, non ? elle lui lance malgré tout au lieu de corriger sa méprise.
Il a au moins deux paires de Rangers dans son placard. Et c'est un généreux minimum. S'il y a bien quelqu'un dans son entourage qui est supposé savoir faire des nœuds, c'est sans doute lui.
— Sérieux, tu pouvais pas avoir une fermeture éclair, comme tout le monde ? il lui retourne.
Par l'intermédiaire du miroir en face d'eux, il lève brièvement les yeux vers elle, avec un haussement de sourcils entendu.
— Le pire, c'est que je sais que tu es habile de tes mains, elle cherche à le taquiner.
Elle ne se rend malheureusement pour elle pas vraiment compte de ce qu'elle dit, et au lieu d'être piqué, il pouffe à la grivoiserie involontaire de son commentaire.
— Ne sors jamais cette phrase de son contexte, il lui conseille.
Elle fait claquer sa langue et lève les yeux au ciel à son immaturité passagère.
— Je veux dire parce que je me suis déjà assise dans l'une de tes chaises à bascule ! elle se reprend.
— Endormie. Le mot que tu cherches, c'est "endormie", il poursuit dans son élan espiègle, ricanant toujours.
— J'avais la crève, ce jour-là, d'accord ? se justifie Ellen par rapport à l'évènement en question.
Il ne faudrait tout de même pas que son talent pour la menuiserie lui monte à la tête. Même si elle est à peu près sûre qu'il va en faire son occupation principale, et qu'il y rencontrera certainement beaucoup de succès, elle ne voudrait pas qu'il devienne prétentieux. Personne n'apprécie les gens imbus d'eux-mêmes, qu'ils aient de bonnes raisons de l'être ou non.
— Allez, c'est bon, c'est attaché.
Sans relever la mauvaise foi de son amie, Nelson met un terme à leur badinage en faisant un pas en arrière, mains levées pour prouver qu'il ne tient plus aucune partie de la robe.
— Pour de vrai ? elle s'étonne.
Elle se met à tourner sur elle-même afin de pouvoir constater le résultat dans la glace par-dessus son épaule, et se donne un peu l'air d'un chien qui court après sa queue.
— Bah t'es pas toute nue, donc j'ai l'impression, confirme Nelson, croisant les bras avec un sourire satisfait.
— Merci, Nels ! elle le gratifie, l'enthousiasme sur son visage achevant de tout à fait transmettre son sentiment.
Ça fait toujours plaisir de faire plaisir, et c'est d'autant plus vrai quand la reconnaissance est visible. Et avec Ellen, il est assez facile d'arriver à ce résultat, puisqu'elle a un talent certain pour s'émerveiller de beaucoup de choses, même si pas forcément les plus évidentes. Une fois qu'on a compris que ce qui impressionne la plupart des gens a plus de chance de la laisser indifférente que ce qui au contraire laisse la majorité de la population blasée, le tour est vite joué.
— On va quand même partir du principe que dès que Mae revient, je serai plus ta copine, d'accord ? la met tout de même en garde Nelson, allant jusqu'à pointer un index vers elle.
Il est certes fier de son succès dans cette entreprise mais ne souhaite pas pour autant avoir à le refaire de sitôt. Aider sa pote à se préparer pour une soirée, ça doit être dans le top 10 des trucs de meufs. Mais il se demande par ailleurs s'il y aurait réellement échappé à ce rituel même si Mae avait été là. La connaissant, pour leur Bal de Promo l'année prochaine, elle voudra certainement qu'ils se préparent tous les trois. S'il ne regrette pas ses associations, il se dit tout de même parfois qu'il lui faudrait peut-être plus de garçons dans son entourage. Il a sa dose de testostérone à la maison, mais est-ce que les parents comptent vraiment pour ce genre de choses ? Ce n'est pas comme s'ils allaient l'entraîner dans des bêtises. Quoique…
— Et pourtant, tu commences à te débrouiller, se permet Ell' en ramenant son regard de son reflet à son interlocuteur, toujours souriante.
— Je préfère ne pas m'habituer à son absence, si ça t'embête pas, Nelson répond avec un peu plus de sérieux.
Malgré son optimisme quant à ses chances de retour, sa plus vieille et meilleure amie lui manque cruellement. Et ce n'est pas juste de ne pas pouvoir la voir ou lui parler quand il en a envie, c'est surtout de savoir que ce n'est pas pour une bonne raison.
— … Je me sens un peu coupable de m'amuser sans elle, ajoute Ellen à cet élan de mélancolie.
Peinée, elle baisse les yeux sur ses fines mitaines de soirée, qui lui remontent presque jusqu'au coude. Nelson a raison : c'est Mae, qui aurait dû l'aider ce soir. Il aurait peut-être été dans les parages, mais plus pour le soutien moral qu'autre chose.
— Elle t'en voudrait de ne pas avoir profité. Et puis, il faut bien qu'on ait des trucs à lui raconter quand elle reviendra, il la rassure avec un sourire en coin, luttant pour ne pas se laisser abattre.
Il ne voudrait pas qu'ils retombent dans la récente période sombre dans laquelle a été plongée son amie, suite à son échange avec Uglow. Il oublie encore parfois qu'Ellen n'est pas aussi équipée que lui face aux considérations les plus austères.
— Je suis contente que tu sois là, lui accorde sa camarade en relevant le menton.
— C'est pas grand-chose. Ton père ou ta mère aurait pu t'aider, il essaye de diminuer son service, haussant une épaule.
Ellen secoue vigoureusement la tête pour signaler qu'il n'a pas compris où elle voulait en venir :
— Non, je veux dire, pas juste pour le laçage ni même la distraction ce matin. On dit beaucoup que Mae nous manque ces derniers temps, et c'est vrai, mais c'est pas la seule raison pour laquelle je suis contente que tu sois là. On n'est pas juste ses amis, on est aussi amis nous deux, insiste la marginale.
Elle désigne leur association du geste d'aller-retour entre eux, au cas où ses mots ne seraient pas suffisamment clairs.
— J'avais pas vraiment de doute là-dessus, mais d'accord, accepte cette fois Nelson en souriant, voyant tout à fait où elle veut en venir.
Comme il vient de le dire, il n'y a jamais eu aucun doute dans son esprit qu'ils forment tous les trois un groupe d'amis parfaitement transversal. Malgré l'arrivée plus tardive d'Ellen dans le cercle, chacun est proche des deux autres à sa façon. Et pourtant, l'absence de Mae s'est beaucoup fait ressentir, comme un déséquilibre, comme si fonctionner sans elle était insensé, une aberration. Mais tout ça est probablement plus dû au fait qu'ils ont été impactés individuellement par son enlèvement qu'au fait qu'il y a un réel problème sous-jacent dans leur amitié. C'est d'ailleurs loin d'être la seule chose qui leur paraît sonner faux depuis ce jour-là.
— C'est peut-être pas évident aujourd'hui, mais je suis pas hyper douée pour me faire des amis, poursuit Ellen.
Cette déclaration tire instantanément un reniflement dédaigneux à son interlocuteur.
— Tu rigoles ? Tout le monde aime les filles un peu barrées comme toi, il proteste.
C'est l'expérience qui le rend convaincu qu'elle n'a de manière générale aucun mal à se faire apprécier. S'il a appris presque à ses dépens qu'elle n'a aucun problème à devenir féroce lorsqu'elle estime que les circonstances l'exigent, il sait aussi que la réaction première qu'elle provoque chez la plupart des gens est l'attendrissement. Il n'a jamais vu personne la rejeter d'entrée de jeu ou même se méfier d'elle au-delà d'une perplexité passagère. Il y a ceux qui se laissent aller à la moquerie de ses excentricités, mais ça reste une minorité, et ce comportement a plus à voir avec eux qu'avec elle. Si on le soumettait à la question, il la décrirait plutôt comme sociable.
— De loin, oui. De près, c'est pas toujours gagné. Il y a des gens qui pensent que je veux juste attirer l'attention, et d'autres qui veulent profiter de moi pour faire exactement ça, comme si j'étais un cas social dont ils pouvaient se vanter de s'occuper…
Il y a l'aigreur du vécu dans la voix de la jeune fille alors qu'elle révèle la triste vérité de ce à quoi elle a pu être confrontée par le passé. Choqué par ces idées, Nelson se met à secouer vigoureusement la tête de gauche à droite.
— C'est pas comme ça avec nous. Ça l'a jamais été, il tranche catégoriquement.
— Je sais. Mais ça n'a pas toujours été comme ça pour moi. Mes parents racontent qu'on a quitté Philly pour le travail de ma mère, mais c'était à cause de moi. Parce que j'avais du mal à m'intégrer et ça les inquiétait. Ils ont pensé que dans une grande ville comme Chicago j'aurais plus de chances de me faire des amis. Je les ai entendus en discuter, une fois… confesse Ellen, baissant les yeux.
— Je savais pas. Je suis désolé, il compatit en arquant les sourcils, hélas que trop familier du sentiment de rejet.
Il était très jeune mais il n'a pas oublié la façon dont il se sentait au milieu des enfants de son beau-père, tout aussi indifférents à son sort que leur père et sa propre mère. Pire, il se souvient tout particulièrement du moment où un policier en uniforme est venu le chercher dans la voiture où il avait été laissé, le moment précis où il a compris qu'il avait été abandonné, le reste de sa famille recomposée partis en cavale sans un regard en arrière. Et après ça il y a eu les premiers foyers d'accueil, qui étaient une nette amélioration bien sûr, mais où il savait systématiquement qu'il n'allait pas rester. Ça aurait pu être toute sa vie si ses pères n'avaient pas accepté de tenter leur chance avec un enfant à bagage comme lui. Et il sait aussi que s'il n'avait pas croisé Mae au détour d'un commissariat, son intégration à l'école aurait sans doute été beaucoup plus compliquée. Avoir rencontré les bonnes personnes au bon moment l'emplit toujours de gratitude. Il ne préfère pas imaginer ce qu'il aurait traversé sans elles. L'idée qu'on puisse se retrouver face à cette même perspective d'isolement alors qu'on n'a a priori plus de cartes en mains qu'il n'en avait à l'époque (c'est-à-dire deux parents qui ne sont pas des délinquants, la barre est basse) lui fait froid dans le dos. Il comprend soudain beaucoup mieux d'où Ellen a sorti ces scénarios catastrophes à propos de ce soir.
— Faut pas. Je changerais ma manière d'être pour rien au monde. Je sais que je suis bizarre et je l'assume totalement. C'est en grande partie un choix, il faut pas se mentir. Et j'étais prête à rester toute seule s'il le fallait. Mais je suis super contente de pas avoir eu à en arriver là, c'est tout, la jeune fille reste positive.
Comme lui, elle est reconnaissante d'avoir pris certains tournants dans sa vie qui ne fait pourtant presque que commencer.
— Bah… De rien, est tout ce que son ami trouve à dire.
Il ne pense pas qu'il y ait eu d'effort particulier à faire pour participer à ce résultat. Au contraire, ça a plutôt été un plaisir.
Alors qu'ils échangent un regard complice, la sonnerie de la porte d'entrée résonne soudain dans la maison. Son humeur instantanément changée, la marginale ouvre des yeux encore plus grands que d'ordinaire et se met à sautiller sur place en tapant dans ses mains à grande vitesse, un peu à la manière d'un jouet sur ressort qu'on aurait remonté.
— C'est sans doute Brennen ! elle s'exclame en montant dans des aigus que Nelson ne lui a que rarement entendus, partagée entre l'enthousiasme et la panique.
— Er, descends pas tout de suite, il lui conseille maladroitement.
Il fait un pas sur le côté afin de s'interposer entre elle et la sortie de sa chambre. Il a lui aussi sursauté au son de cloche mais réagit beaucoup plus posément. Presque trop posément…
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui va pas ?
Elle ne comprend pas sa réaction. Elle penche la tête sur le côté et immobilise ses mains l'une contre l'autre, bien que sans cesser de tressauter.
— Ton maquillage. Et ton masque. Et tes bottes, il énumère précipitamment, désignant chacun des éléments de sa liste tour à tour d'une main ou de l'autre.
Ellen plisse les yeux à ce soudain empressement outrancier à la retenir. Elle n'est pas dupe. Nels n'a aucune motivation personnelle à l'empêcher d'aller rejoindre son cavalier sans être totalement prête. Au contraire, elle comprendrait tout à fait qu'il préfère conserver à un minimum le temps passé à l'aider à se préparer. L'ego masculin est bizarre pour ces choses-là, et il a déjà beaucoup pris sur lui.
— … Mon père t'a demandé de lui laisser 5 minutes avec Bren, pas vrai ? elle devine sans mal, mains sur ses hanches.
— … Dix. Il m'a demandé dix minutes, avoue l'adolescent en dodelinant de la tête.
Il n'a pas exactement promis à Mr. Illipardi son silence, juste des résultats.
Sa camarade continue de grimacer un instant à ce développement, songeuse, avant de hausser les épaules. En dehors du fait qu'elle n'aurait aucune chance de franchir la barrière que son ami n'hésiterait sans doute pas à lui imposer, elle se dit que son père n'est pas bien méchant. C'est même plutôt mignon de sa part de s'intéresser au garçon qui l'emmène au Bal. Brennen survivra.
— Ses frères sont des soldats ; il peut gérer, elle conclut à haute voix au sujet du jeune journaliste, hochant la tête avec conviction.
Soulagé de ne pas avoir à la contraindre physiquement à rester à l'étage, Nelson se détend. Du geste, il invite sa simili-prisonnière à aller se maquiller, ce pour quoi elle ne se fait pas prier. Il est certain qu'il n'aurait eu aucun mal à lui bloquer le passage, ne serait-ce que parce qu'il fait vingt centimètres et vingt kilos de plus qu'elle au moins, mais il préfère quand même éviter les conflits. Même pour une bonne cause et quelle qu'en soit le degré, la violence physique l'a toujours dérangé. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'a jamais accepté de prendre des cours d'arts martiaux et a rapidement laissé tomber le football américain. Il préfère penser qu'il n'existe aucun désaccord qui ne peut pas être réglé pacifiquement.
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