2x08 - L'eau qui dort (12/19) - Dans la gueule du loup

Caleb Maddox, la victime du meurtre auquel Fred et Sam viennent d'être affectés, était un musicien. Âgé de 34 ans, beau garçon, il était célibataire depuis un peu plus d'un an mais en excellents termes avec son ex-fiancée. La jeune femme, qui vit à plusieurs états de l'Illinois avec son nouveau partenaire, a été choquée et attristée d'apprendre son départ prématuré de ce monde, selon elle insensé. Ses parents, fermiers au Texas, n'ont malheureusement pas encore pu être notifiés.

C'est le chargé de communication du chanteur-compositeur qui a trouvé son corps au matin. Il était bien sûr plutôt secoué par sa découverte, mais suffisamment lucide tout de même pour attester que rien d'hors de l'ordinaire ne s'était produit récemment dans la vie de l'artiste. En dehors du fait que Cal lui parlait de presque tout, son comportement n'avait pas changé, ni en bien ni en mal. L'agent a également confirmé que même s'il bénéficiait d'une renommée honorable dans son milieu, l'interprète n'avait cependant jamais eu de fan inquiétant sous aucune forme que ce soit. Il n'était ni joueur ni buveur, et ne pratiquait aucune autre activité qui aurait éventuellement pu lui attirer des ennuis. Vraiment, la musique était toute sa vie. Il partageait son temps entre son écoute, son écriture, et son jeu. Qui aurait pu vouloir lui faire du mal ? Surtout au point de l'attendre dans son salon armé d'un couteau de cuisine ?

En plus de ce premier portrait sans histoire, le puriste n'avait pas non plus eu une empreinte numérique suffisamment prononcée pour qu'Insley et Quanto puissent y trouver matière à avancer dans leur enquête. Ainsi, ils se sont rapidement vus réduits à la bonne vieille méthode du porte à porte. Sans moyen de déterminer les interlocuteurs spécifiques avec lesquels leur victime a pu être amenée à interagir durant les jours qui ont précédé sa mort, ils se rendent successivement dans chaque endroit qu'il avait l'habitude de fréquenter, pour des interrogatoires à la volée et un peu au hasard. C'est long et fastidieux, mais il n'est pas rare que ça porte ses fruits.

Bien sûr, si ce travail de terrain n'enchanterait personne, il frustre tout particulièrement Fred, qui y est encore moins habituée que ses collègues actuels. Elle se fait cependant violence pour dissimuler son agacement et sa lassitude. Son stoïcisme ne manque pas de surprendre son coéquipier, qui en déduit un énorme effort de sa part. C'est pourquoi il lui propose rapidement une petite pause dans leur après-midi qui s'annonce particulièrement long. L'une des premières choses qu'Iz lui a apprises à son insu, c'est l'effet positif d'une boisson chaude sur le moral des troupes. Pourvu qu'il arrive à formuler la commande étrange de la jeune bleue à un barista sans se tromper.

— Hey, inspecteur, on l'interpelle alors qu'il quitte le coffee shop pour rejoindre sa voiture.

Il y a laissé Fred et Sing, pensant qu'ils pourraient tous les deux bénéficier d'un tout petit peu de temps seul à seul. Même si le chien a tendance à refléter l'attitude de son partenaire bipède envers les gens, il a su donner sa chance à la jeune femme. Elle ne peut cependant pas se targuer de lui avoir rendu la pareille, car elle semble sans cesse l'ignorer voire le jalouser. C'est bizarre. Et il faut que ça passe, car ça pourrait leur causer des ennuis dans une situation tendue.

Sa tasse déjà au bord des lèvres, l'oncle se tourne dans la direction de la voix qui vient de s'adresser à lui. Il recrache alors immédiatement un peu de son café et manque de s'étouffer avec le reste de sa gorgée en reconnaissant celui qui se tient devant lui, accoudé à une table haute en terrasse. Même avec une casquette et des lunettes de soleil, il ne peut pas se méprendre sur l'identité de Kayle.

— Tu as la moindre idée de l'ampleur de l'émeute que tu pourrais causer en te pointant ici ? Si quelqu'un te reconnaît ? il grince à l'extraterrestre.

Il jette un coup d'œil alarmé autour de lui, afin de s'assurer que personne n'a rien remarqué. Les seules adresses qu'il connaît sont clairement des bars à flics, et celle-ci ne fait pas exception. C'est l'un de ces endroits où s'arrêtent les uniformes pendant leurs patrouilles, où passent les inspecteurs en vadrouilles, et où les anciens de la Police viennent passer un moment lorsqu'ils sont un peu en manque du métier. Les trois quarts des personnes présentes ont forcément vu et étudié le portrait-robot du tueur en série, quand ils ne l'ont pas carrément sur leur SD en ce moment-même. Autant que le monde est concerné, il est toujours un fugitif. Qu'est-ce qu'il est fait ici ? Est-ce que ses collègues n'étaient pas supposés le garder à l'abri des regard ?

— Relax ! Personne ne s'attend à me croiser dans un endroit pareil. Surtout en ta compagnie, se défend Kayle.

Tout à fait détendu, il va jusqu'à lui taper sur l'épaule de l'inspecteur, ce que ce dernier n'apprécie pas vraiment, à la façon dont il le fusille du regard après le geste.

— Qu'est-ce que tu veux ? il crache entre ses dents, contenant difficilement sa colère.

Ce n'est pas seulement qu'il soit ici spécifiquement qui le dérange, c'est surtout qu'il soit dehors tout court. Il n'est pas censé avoir le droit de sortir en plein jour. Ils se sont mis d'accord avec le reste de son espèce pour qu'ils le tiennent à l'œil. Soit leur parole ne vaut soudain plus rien, soit il leur a échappé, et aucune de ces perspectives n'est rassurante.

— Blâmez-moi, s'exclame le petit blond en guise de réponse.

Son volume est raisonnable mais il a beaucoup plus d'enthousiasme dans la voix qu'une phrase pareille ne devrait en engendrer tout de même, quel que soit le contexte.

Par aucune faute de sa part, Sam ne voit cependant pas du tout où il veut en venir.

— Quoi ?

— Blâmez l'enlèvement de Maena sur moi. Dites que vous m'avez soupçonné dès le début et que c'est pour ça que vous avez été si discrets dans votre enquête. Je suis déjà votre grand méchant loup, ça ne devrait pas être difficile à faire croire.

Voilà l'idée de laquelle il a passé une bonne partie de la matinée à convaincre ses congénères, avant d'enfin obtenir le droit d'aller la présenter au premier intéressé, sous la surveillance de Chad évidemment, invisible mais néanmoins présent.

L'alien blond est d'ailleurs d'autant plus content de pouvoir en parler à cause du temps qu'il lui aura fallu ronger son frein avant que l'inspecteur soit enfin seul. Il a bien cru qu'il ne se débarrasserait jamais de sa partenaire. Pour deux personnes qui ne s'entendent pas terriblement bien, ces deux-là parviennent pourtant à se supporter pendant de longues périodes.

L'oncle met une poignée de secondes à remettre les propos de l'extraterrestre en contexte dans sa tête. Il ouvre à plusieurs reprises la bouche sans sortir un son avant de pouvoir répondre. Bien qu'il adorerait ajouter des chefs d'accusation au dossier d'Eugène, personne ne va jamais croire qu'il est passé des meurtres en série au kidnapping.

— Sauf que tu n'as pas pris Mae. Une équipe de mercenaires s'en est chargé. Devant témoins. Et ça ne correspond pas vraiment à ton mode opératoire, ou bien est-ce que ça fait partie des trucs que tu as oubliés ? il objecte.

Il ne voit pas comment ce plan pourrait marcher, si aucun élément ne colle entre la vérité et la fiction.

— Je n'ai rien oublié, le changement est plus subtil que ça. Mais ce n'est pas la question. Je serais tout à fait capable d'engager des mercenaires pour faire mon sale boulot, et je ne vois pas pourquoi on ne me croirait pas lorsque je le clamerai, le blondinet soutient posément sa proposition.

Il ne se vexe pas que l'inspecteur ait pu penser qu'il lui aurait soumis une idée aussi facilement mise en défaut. Il a l'habitude des créatures limitées. Il fut un temps où ça lui faisait de la peine pour eux, mais ces jours, sa compassion n'est plus ce qu'elle a été.

— Attends… Tu veux te faire arrêter ? Pour de vrai ?

Sam percute seulement. Il n'avait pas du tout interprété la déclaration initiale de Kayle de cette façon. Il peut concevoir qu'il suggère d'imputer l'enlèvement à son dossier, et encore, mais le mettre physiquement derrière des barreaux ? Est-ce que c'est seulement possible ? N'y a-t-il pas beaucoup trop de points d'ombre de ces crimes qu'il ne peut pas expliquer sans dévoiler ses véritables origines ? Et puis, un suspect est passé au crible lors de son arrestation, on prend ses empreintes, son ADN, sa photo, … Est-il aussi bien autorisé qu'en mesure de fournir tous ces éléments ?

— Oui. J'ai considéré la mise en scène d'une échappée de dernière minute, mais ça laisserait trop de place au doute. Et comme ça, d'une pierre deux coups : Maena n'est pas reliée aux expériences qu'elle a subies, tout comme Aleksander et ses deux petits protégés sont également tenus à l'écart de toute enquête éventuelle. Et bonus, vous attrapez enfin l'infâme Eugène. Tout le monde y gagne.

Il est convaincu que son plan est exempt de tout défaut, notamment parce qu'il repose presque entièrement sur lui et sa performance d'acteur. Lorsqu'il a perdu tout un pan de ses principes, sa modestie en a pris un coup. Et ce n'était pourtant déjà pas son trait de caractère dominant avant l'intervention de Chuck.

— Iz sait que Mae est passée par un labo. Et Fred aussi soupçonne qu'il y a un lien. Elles vont poser des questions à propos de ça, Sam continue d'objecter.

Il voit encore beaucoup trop de trous dans la couverture qu'on lui suggère de broder. Il peut apprécier les suggestions, parce qu'il a eu beau y réfléchir, il n'a pour le moment pas l'ombre d'une idée de comment il va bien pouvoir expliquer le retour de sa nièce le moment venu. Mais s'il ne trouve rien, c'est justement parce qu'il y a trop de points à relier dans un ensemble cohérent.

— Pas un problème. Il est écrit dans mon dossier que je suis un brillant biochimiste, non ? Et vous n'avez jamais réussi à savoir où j'aurais été formé, il me semble. Quel meilleur endroit que le laboratoire clandestin dont toutes les archives ont été perdues ? Kayle justifie sans effort sa connexion factice avec DeinoGene, un sourire de plus en plus fier aux lèvres.

Posant son chargement de boissons chaudes sur la table entre eux, Sam continue d'analyser le plan qu'on lui présente, à la recherche de failles. Son regard bleu vacille dans le vide au rythme de sa réflexion.

— En admettant que tu arrives effectivement à faire coller le moindre petit détail, je ne suis pas expert en la matière, mais j'ai comme l'impression qu'il y a un paquet de raisons de ne pas vouloir envoyer quelqu'un comme toi derrière les barreaux, il finit par reprendre.

Sa nature est forcément un obstacle majeur à ce que l'extraterrestre endosse le rôle de bouc émissaire, non ?

— Ça n'a pas à aller aussi loin. Je serai arrêté, interrogé, et ensuite je ferai en sorte de me faire abattre pendant mon transfert, écarte le blondinet avec dédain.

La vérité, c'est qu'il a déjà considéré ce qu'il ferait s'il devait être intercepté par les forces de Police humaines, bien avant d'être amené à accepter de l'être. Les gens en bleu n'ont jamais réellement représenté une menace pour lui lorsqu'il était encore un tueur à plein temps, mais autant être préparé à toute éventualité. Et s'il était conscient de mettre en péril le secret de l'existence de sa planète par ses crimes (raison principale pour laquelle ses congénères ont d'ailleurs voulu l'arrêter), il n'était pas pour autant désireux de se faire exposer aussi directement qu'en se faisait passer les menottes. Ce ne sont donc pas les plans d'évasion de détention qui lui manquent.

— Tu as pensé à tout, huh ? lui soumet Sam.

Il n'est pas d'humeur à entrer dans les détails de cette dernière suggestion dans l'immédiat. Ils ont beau lui soutenir ne pas être immortels au sens strict, c'est quand même comme ça qu'il perçoit les Homiens. Et ce n'est pas un concept auquel il apprécie de se frotter de manière aussi concrète. Ce n'est même pas que ça va à l'encontre de ses croyances sur l'au-delà, puisqu'il n'estime pas que ce soit le cas, aussi vagues soient-elles, c'est juste que c'est d'une trop grande envergure pour pouvoir être considéré autrement qu'à tête reposée. Et les moments de contemplation ne foisonnent pas pour l'inspecteur, ces derniers temps.

— Je sais même comment vous allez mettre en scène le sauvetage de Maena une fois qu'elle sera réveillée, répond Kayle fièrement.

Qu'il ait compris que la remarque précédente relevait de la raillerie ou non, il la prend à l'envers de son intention, c'est-à-dire comme un compliment.

— Et tes collègues sont d'accord avec tout ça ? s'assure le maître-chien.

Malgré l'écrasante quantité de bons points marqués par l'énergumène en face de lui, il n'est toujours pas convaincu.

— Mon arrestation soulèvera toujours moins de poussière que la vérité. Ils ne sont pas exactement ravis, mais ils sont plus sages qu'ils ne sont susceptibles, confirme l'ancien tueur en série.

Contrairement aux précédents points de doute, il comprend tout à fait celui-ci. Il a fait face à leurs protestations pendant beaucoup trop longtemps à son goût, ce matin.

— Qu'est-ce qui va t'arriver, au juste, lorsque tu vas te faire… "tuer" ? l'interroge l'oncle à contrecœur, marquant les guillemets de la voix et des sourcils.

Cette conversation est folle, donc il est content que personne ne soit à portée de voix. En ce qui concerne les regards indiscrets, ils ne semblent par chance en avoir attiré aucun, mais il ignore si c'est effectivement un coup de bol ou bien un effet voulu de son interlocuteur voire son escorte.

— Le cadavre que je laisserai derrière moi sera humain au-dessus de tout soupçon, évidemment. Et moi, je rentre à la maison. Pas Home, la maison, mais auprès de mon équipe. Où je resterai jusqu'à ce que vous ayez enfin fini de délibérer sur mon sort. Promis. Et de toute façon, ils feront le nécessaire pour s'en assurer, expose Kayle.

Ses collègues ont anticipé les réticences qu'ils allaient rencontrer de la part de leurs partenaires policiers par rapport à cette partie du plan. Ils ont leurs propres réserves à le laisser seul au milieu d'humains inconscients de ses origines, car même en l'estimant déjà très dangereux, ils sont loin du compte.

— C'est complètement fou… commente tout bonnement Sam, se passant une main sur le bas du visage.

Il est bien incapable d'atteindre le degré de désinvolture suffisant pour pouvoir poursuivre un tel échange. Il essaye, vraiment, il fait des efforts, mais il ne faut pas non plus pousser ses limites trop loin trop vite. Quand ils l'ont reconstruit dans une baignoire dans la cave de son frère, il n'a pas voulu voir ni vraiment savoir. Quand il a traversé un mur, il l'a accepté sans y réfléchir outre mesure. Et voilà maintenant qu'il est question de quoi ? Déduplication ? Projection astrale ? Métamorphose ?

— Inspecteur, je crois que vous avez jeté fou par la fenêtre au moment où Strauss vous a appris d'où on venait, tente de le raisonner l'alien.

Franchement, son interlocuteur ne devrait plus être à ça près. Il a toujours eu plus d'empathie pour les réactions initiales que pour celles qui arrivent plus tard. Hurlez, pleurez, riez, ou même cessez de fonctionner pendant un moment en découvrant que votre planète n'est pas la seule à abriter une forme de vie, peu importe, mais au moins faites en sorte que ça n'arrive qu'une seule fois, Humains ! Pour une espèce douée de logique, ils lui semblent souvent en négliger l'utilité. Il fut un temps où il aurait été plus patient, mais il n'est plus utile de préciser où ça l'a conduit.

— Je dois y aller. Ma partenaire attend.

Étourdi par les implications de la conversation qui vient d'avoir lieu, l'oncle cherche finalement tout simplement à se sortir de cette entrevue. Il a atteint son quota, et il doit digérer avant de pouvoir ne serait-ce qu'imaginer poursuivre. Récupérant les deux tasses qu'il avait posées devant lui, il se détourne.

— Elle est en pleine discussion avec ton chien. Je doute qu'elle ait remarqué que tu t'es absenté plus longtemps que de rigueur, lui lance Kayle alors qu'il a déjà fait quelque pas.

En chemin vers sa voiture, Sam croise le regard de Chad, derrière un arbre de l'autre côté de la rue. Le protecteur à casquette se laisse sciemment voir par lui, pour le rassurer que l'ancien tueur en série est effectivement sous contrôle comme convenu. Ils échangent un hochement de tête un peu maladroit avant que l'encapuchonné ne disparaisse presque littéralement. Lorsque l'inspecteur referme la portière conducteur derrière lui et jette un œil à l'endroit où il a laissé le blondinet, ce dernier s'est déjà volatilisé également.

— T'en as mis, du temps, l'admoneste Fred.

Qu'elle donne instantanément tort à l'extraterrestre fait fermer les yeux au maître-chien. Il lutte pour conserver son calme.

— J'ai croisé un informateur, il s'explique dans un soupir, avant de tendre sa tasse à sa collègue.

— Il avait des trucs à te dire ? elle s'enquiert, pleine d'espoir que leur quête pour une piste soit terminée.

En ce qui la concerne, elle est toujours focalisée sur l'homicide de ce matin. Son équipier pense qu'elle a bien de la chance d'avoir ce luxe.

— Pas sur notre affaire, non, il est malheureusement bien obligé de lui répondre.

Fred grogne et se renfonce dans la banquette arrière, où elle s'accommode d'être reléguée par Sing Sing uniquement parce qu'elle y a plus d'espace. Depuis la place passager avant, le Rottweiler émet un drôle de bruit. Il peut très certainement sentir que son maître a été en contact avec l'un de ces êtres étranges dont il n'arrive pas à faire sens et qu'ils n'arrêtent pas de croiser ces derniers temps. L'oncle s'excuse auprès de son animal d'une caresse, détestant ignorer ses instincts, puis démarre en direction de la prochaine destination sur la liste de celles régulièrement fréquentées par Caleb Maddox.

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