2x08 - L'eau qui dort (11/19) - Aouch

C'est la faim qui achève de réveiller Gregor. Ça, et le 4x4 sur la banquette arrière duquel il est installé qui s'arrête pour l'une des cinq pauses quasi-réglementaires sur un trajet de la durée de celui qui relie Washington D.C. à Chicago. Le scientifique ouvre les yeux sur le plafond du véhicule, les lève vers la vitre latérale la plus proche de sa tête, puis les referme dans un soupir douloureux après avoir aperçu le sommet d'arbres chatouillant le ciel bleu.

Il est allongé en travers des trois places arrière, pieds et poings liés par de nouvelles chaînes qui ont au moins le mérite d'être un peu plus légères que les précédentes même s'il n'en doute pas tout aussi résistantes. Le col roulé trop grand pour lui que ses sauveteurs lui ont passé frotte douloureusement sur ses abrasions diverses. Il devine qu'ils ont tout de même pris soin de panser certaines de ses plaies, mais leurs compétences en premiers secours restent limitées. Non pas qu'il songe à s'en plaindre, tout de même dans un meilleur état qu'il n'a été depuis plusieurs jours.

— Vous m'avez emmené, il murmure d'une voix rauque.

Sans avoir de silhouette dans son champ de vision, il peut aisément deviner qu'il n'aura pas été laissé seul, même attaché et inconscient. Après tout, ce n'est pas la première fois qu'il se fait emmener contre son gré.

— Observateur, commente Vladas depuis le siège passager avant.

Le grand blond lui jette un regard par l'intermédiaire du rétroviseur central, sans se retourner. Puis, il vient frapper quelques coups sur le pare-brise, pour rappeler son partenaire, parti se soulager à l'extérieur. Bientôt, Siegfried est revenu dans l'habitacle et claque la portière conducteur derrière lui.

— Regardez qui est réveillé ! il s'exclame en s'installant.

Même si leur détenu a les yeux à nouveau clos, sa respiration n'est plus la même que lorsqu'il dormait, bien plus laborieuse. Pas très étonnant, avec le piètre état dans lequel il est. Ils ont paré au plus pressé vis-à-vis de ses diverses blessures, mais ils ne peuvent pas non plus faire des miracles. Il va lui falloir du temps pour se remettre de ce qui lui a été infligé, ce qui, quelque part, peut être vu comme une forme de justice, puisque ses victimes ne peuvent sans doute pas prétendre à se rétablir de sitôt, elles.

— Vous ne travaillez pour personne ; vous n'avez pas les moyens de vous protéger contre ceux qui vont venir après moi. Vous n'avez pas les moyens de protéger qui que ce soit contre ça… Greg proteste à leur décision.

Avec un peu de chance, il a peut-être encore le temps de les faire changer d'avis d'ici à ce qu'ils arrivent à destination et mettent ainsi en danger tous leur collaborateurs, y compris celle qu'ils veulent sauver en premier lieu. Le problème, c'est qu'il n'a jamais vraiment eu de chance. Mais il faut qu'il essaye.

— On n'a pas eu besoin de qui que ce soit pour faire tomber ton opération, lui fait remarquer Sieg.

Il le contredit plus par principe que par entière conviction, car il est conscient que le scientifique n'a pas tout à fait tort. S'ils avaient des commanditaires, ils n'auraient aucun problème à faire lâcher l'affaire à tout agent renégat éventuel qui voudrait la peau de leur prisonnier ; il existe encore un peu de courtoisie professionnelle, dans ce monde parfois littéralement de brutes. Mais puisqu'ils agissent en indépendants, ils n'ont pas assez de poids pour dissuader qui que ce soit de leur coller aux basques. Qu'ils aient réussi à faire tomber une entité comme DG à eux seuls est un bon point, mais insuffisant. Le seul avantage de leur situation, c'est qu'en l'absence de rattachement répertorié, ils vont être plus difficiles à retrouver. Pas pour longtemps, ceci dit.

— Je suppose que non, ne peut que valider Gregor, trop fatigué pour débattre avec pertinence.

Le laissant se reposer, et surtout peu désireux d'entendre le reste des arguments qu'il pourrait avoir à l'encontre de son sauvetage qu'ils ont bien décidé de mener à terme, le conducteur reporte son attention sur la route et la voiture redémarre bientôt. Le transport de prisonnier n'a jamais été l'activité favorite du duo. Traditionnellement, c'est une tâche plutôt réservée à des cogneurs qu'à des agents d'infiltration. En le cas présent, ils n'ont cependant pas eu l'embarras du choix.

— Pourquoi tu t'inquiètes tant pour la gamine ? demande tout de même Siegfried après un temps en silence.

La curiosité l'emporte. Il n'arrive pas à faire sens du comportement du scientifique, depuis qu'il s'est enfui de DeinoGene avec Mae. Il a pris soin de l'adolescente en état de fugue, a tout fait pour qu'elle ne se fasse pas remarquer, et s'est arrangé pour la renvoyer à bon port, ou en tous cas la mettre sur la meilleure voie possible pour ça. Puis, une fois séparé d'elle, il a attiré l'attention sur lui pour semblerait-il lui épargner le même sort qu'il a subi pendant plusieurs jours. Et lorsqu'ils sont venus le chercher, la première question à franchir ses lèvres a été à son sujet. En somme, il paraît prêt à tout pour la protéger. Sauf que rien de tout ça ne colle avec l'idée que le géant blond se fait de lui, en sachant qu'il est celui qui a expérimenté sur la jeune fille pendant des semaines. On ne fait pas ça à quelqu'un qu'on cherche à protéger.

— Elle est mon travail, répond simplement Bertram, sans élaborer outre mesure.

Il rouvre ses yeux bleus sur le plafond, qu'il fixe sans trop le voir, et pas seulement parce que ses lunettes sont dans la boîte à gants devant Vladas.

— Pourquoi avoir menti dans tes comptes rendus ? poursuit Sieg dans son interrogatoire.

Il est insatisfait par cette vague platitude. La conscience professionnelle pourrait avoir expliqué qu'il les empêche de la tuer au moment de la récupérer, mais pas qu'il se soit séparé d'elle ensuite, et encore moins qu'il freine des quatre fers alors qu'ils proposent de le ramener à elle.

Avec un soupir, Gregor entreprend enfin de se redresser. Il grimace et gémit entre ses dents lorsque ses hématomes et égratignures diverses se rappellent à son bon souvenir, mais ne prête en revanche aucune attention aux chaînes qui relient ses liens au plancher du véhicule. Il faut dire aussi qu'elles paraissent ne rien peser, par rapport aux précédentes.

— Elle m'a été confiée pour intégrer un projet nommé Regent. C'est un protocole expérimental que le Docteur Vurt a mis au point alors qu'elle était encore étudiante. Il lui tient… tenait à cœur. Si elle avait su que j'y avais touché, c'était la fin pour moi et mon cobaye, il explique, parfaitement coopératif.

Il n'a plus rien à cacher à ce stade. Au contraire, peut-être que s'il leur dit tout ils vont renoncer à l'emmener avec eux.

— Pourquoi y toucher, alors ? se permet d'intervenir Vlad.

Il suit le fil de questionnement de son partenaire, et il peut se permettre de se retourner, lui, puisqu'il ne conduit pas. Par-dessus son épaule, il sonde donc leur prisonnier de son regard clair. Sa voix ne trahit rien, mais peut-être que son expression faciale ou sa posture lui en diront plus sur ses réelles intentions et motivations.

— Parce qu'il ne fonctionne pas. Il est erroné de bout en bout. Ça a été tenté encore et encore au fil des années, sans jamais être suffisamment altéré pour mener à quelque chose, lui apprend Greg, transparent.

— Mais pourquoi sauver la fille ? Pourquoi prendre le risque ? reprend Sieg.

Il comprend la logique mais n'en distingue toujours pas l'origine. Il n'y a pas moyen que la seule chose qu'il ait voulu préserver à travers tout ça soit uniquement une avancée scientifique potentielle. Pas au point de mettre en péril son propre pronostic vital, en tous cas. Il n'a pas seulement défié sa cheffe en secret, dans l'espoir de ne jamais être découvert ; il a continué à défendre son cobaye même alors que tout s'écroulait presque littéralement autour de lui et que le danger était imminent.

Le Docteur reste un instant silencieux avant de répondre à ces questions. Il se les est posées lui-même, lorsque la tâche lui a été confiée. Il aurait pu suivre bêtement les instructions sans broncher, comme il l'avait toujours fait jusque-là. Ça n'aurait pas été la première fois qu'il obéissait à un ordre qu'il savait stupide et contreproductif. Il ne sait pas trop ce qui l'a fait hésiter en premier lieu. Peut-être les circonstances inhabituelles dans lesquelles sa jeune patiente lui a été amenée, dans le cadre d'une vengeance et non plus par pur intérêt scientifique, même vicié. Ou peut-être que, comme Vurt l'a soupçonné, la chute de la façade officielle du laboratoire l'aura fait douter de ses obligations, vaciller dans sa crainte de représailles. Quoi qu'il en soit, une fois qu'il avait commencé à se rebeller, revenir en arrière ne lui avait pas effleuré l'esprit. Sa décision était prise, et il irait jusqu'au bout de son devoir d'attention envers sa jeune protégée. Il se surprend d'ailleurs lui-même de tout ce dont il a été capable dans ce cadre, et peut donc tout à fait comprendre le scepticisme de ses nouveaux geôliers.

— Est-ce que vous avez tué les deux hommes desquels vous m'avez récupéré ? il se contente finalement de demander.

Il espère pouvoir établir un parallèle entre ses motivations pour ne pas laisser mourir une adolescente et celles de ses sauveteurs pour ne pas abattre deux personnes de sang-froid. En ce qui le concerne, il ne sait presque rien sur Maena Quanto, alors que Vladas et Siegfried venaient de se battre violemment contre les deux cogneurs. Et pourtant, il est presque sûr qu'ils les ont laissés en vie, même si les éliminer leur aurait très certainement évité des ennuis futurs, de la même manière que laisser la blondinette à son sort lui aurait facilité la vie à lui. La différence, bien sûr, c'est que c'est la première fois qu'il a fait ce choix, alors qu'ils l'ont sans doute effectué en maintes occasions. Mais ça n'empêche pas leurs raisons de se rejoindre.

Les deux agents n'ont pas besoin de s'entre-regarder pour savoir qu'ils n'ont pas besoin de répondre. Vlad se détourne du scientifique sans rien ajouter. Ils ont un point de départ pour commencer à comprendre, désormais. Pas pardonner, mais au moins y voir plus clair.

Scène suivante >

Commentaires