2x08 - L'eau qui dort (10/19) - Appréhension

En fin de repas chez les Quanto, Ann et Jasper se portent volontaires pour débarrasser. En dépit de sévères lacunes en matière d'éducation, héritée d'une certaine indifférence de ses parents véritables pour elle et d'une forme de négligence par toute une ribambelle de foyers d'accueil pour lui, ils sont désireux de se montrer serviables. Ils sont capables de compenser par le bon sens ce qui ne leur a jamais été convenablement inculqué. Ou en tous cas, une grande partie. Aussi bruyants et sans gêne paraissent-ils parfois, ils ont malgré tout conscience de l'imposition qu'ils représentent et font donc leur possible pour être des invités modèles.

— Tu crois que c'était quand, la dernière fois qu'on a été seuls chez nous ? demande soudain Markus à son père.

Ils sont encore assis dans la salle à manger, mais ils peuvent entendre le couple s'éclabousser dans la cuisine. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ces deux-là amènent de la vie. Et ce n'est pas de trop, entre Mae profondément endormie à l'étage, et le départ de Jena et l'absence de ses mentors. Pourtant, le jeune homme n'oublie pas à quel point leur présence est intrinsèquement étrange.

À vrai dire, il se retrouve de plus en plus fréquemment confronté au fait que ses études ne sont plus ce qu'il y a de plus compliqué dans sa vie, et il se demande comment il a pu s'en plaindre parfois. En six mois seulement, tout a changé pour lui. Il a hébergé son béguin de lycée, puis l'a aidée à enquêter sur le mystérieux accident de sa petite sœur, ce qui l'a mené à impliquer son père dans le démantèlement d'un vaste complot, conduisant à la mise à tabac de ce dernier par des mercenaires. Ils ont découvert qu'il était possible de transférer la conscience humaine sur un support numérique, ce dont son meilleur ami a rapidement fait les frais. Son frère, pourtant tenu à l'écart, s'est ouvert le bras du coude au poignet. Et comme si ça ne suffisait pas, sa petite sœur a été kidnappée, et pour la retrouver ils ont dû collaborer avec non seulement des pirates informatiques recherchés et des agents d'infiltration mais aussi des extraterrestres, dont un ancien tueur en série. Son oncle et son partenaire ont eu à remettre en cause leur intégrité, et tout le monde semble devoir cacher quelque chose à quelqu'un qui lui est pourtant cher. De quoi avoir la tête qui tourne.

— Tous ensemble, ou bien juste sans personne d'autre ? Alek renvoie pourtant posément à son fils aîné.

Sa personnalité sereine fait des miracles. Ou peut-être qu'il baigne encore dans l'immense soulagement d'avoir récupéré Mae, dans quelque condition que ce soit. Le simple fait de la savoir sous son toit, même inconsciente, change la donne, pour lui.

Markus considère la question un instant, puisqu'il n'avait pas imaginé qu'il y ait ambiguïté sur la sienne, avant de répondre :

— Les deux.

— Tous ensemble, c'était avant Caesar. Sans personne… Avant l'arrivée d'Ann. Juste avant que Jena ne revienne, après l'enlèvement de Mae, le père agrège l'information demandée.

C'est volontairement qu'il place une distance émotionnelle entre lui et les évènements qu'il mentionne. Ses trois enfants sont sains et saufs. Ce n'est qu'une question de temps avant que tout rentre dans l'ordre. Peu importe à quel point ses fréquentations sont discutables ou plus simplement insensées. Si c'est ce qu'il faut, c'est ce qu'il faut.

— Je dois dire, j'avais mes réserves à propos d'Ann, mais elle a plus que fait ses preuves, Mark se sent alors obligé de commenter.

Il se souvient de sa première réaction désastreuse à l'arrivée de l'informaticienne. Certes, il l'a rencontrée le jour où Jena lui a vidé son sac, et dans la foulée son père lui a avoué qu'il avait soupçonné son secret depuis le début, mais sa méfiance était allée au-delà d'une première impression fâcheuse. Ann n'a jamais caché les avoir rejoints par intérêt personnel, pour Caroline et Robert qui plus est, et ça ne l'avait pas rassuré. Ceci étant dit, elle n'a pourtant jamais fait mine de les abandonner ou de se retourner contre eux. Le peu de fois où elle a posé des questions indiscrètes, elle n'a jamais insisté, alors que n'importe qui à sa place aurait pu être curieux des origines des divers intervenants croisés. Si elle a été amenée à échanger longuement avec Jena, puisqu'elle s'intéresse au cas de sa petite sœur, Sieg et Vlad ne lui ont en revanche été présentés que très vaguement, à l'instar de Chuck. Quant au reste des Homiens, ils n'ont même pas dû lui offrir leur nom. Pour quelqu'un qui n'a pourtant pas sa langue dans sa poche, la pirate a donc su trouver sa place avec une aisance frappante.

— Ce n'est pas le genre de personne avec qui je m'imaginais pouvoir travailler, et pourtant… confirme Aleksander.

Il doit bien reconnaître s'être étonnamment vite accoutumé aux habitudes de travail pour le moins non conventionnelles de la jeune femme. En toute honnêteté, il lui arrive parfois d'avoir du mal à se souvenir de sa vie avant de mettre fin à sa collaboration avec l'armée. Et avec tout ce qui s'est passé ensuite, ce n'est pas comme s'il avait eu l'occasion d'établir une nouvelle routine. Et pourtant, il se sent étrangement à l'aise avec la façon dont les choses se déroulent en ce moment. Même les intervenants les plus nouveaux lui semblent curieusement familiers, ceux qu'il sait dangereux lui paraissent rassurants, et tout est de toute évidence sens dessus dessous mais lui donne néanmoins une impression de cohérence. C'est inexplicable, mais quelque part plutôt réjouissant.

— N'empêche qu'il va bientôt nous falloir une plus grande maison pour accueillir tout le monde, murmure Markus dans sa barbe inexistante, parti dans une autre direction de pensée.

Ils ne s'installent dans la salle à manger que ponctuellement, lorsqu'ils ont des invités, et ces derniers temps il a l'impression d'y avoir passé plus de repas qu'à la cuisine. De là où il est assis, il peut également entrevoir les restes des accommodations qui avaient été faites au salon pour accueillir Jena, Siegfried, et Vladas. Et les motifs du départ de la jolie brunette une semaine plus tôt sont encore frais dans son esprit.

— Est-ce que tu songes à emménager seul ? croit deviner le père derrière ce commentaire, écarquillant les yeux.

— Avec tout ce qui se passe ? Non ! le détrompe immédiatement son fils.

Il est pris de court par cette déduction, qu'il ne cherchait absolument pas à provoquer. Ce n'est pas comme s'il avait une participation active à quoi que ce soit dans les parages, mais tout de même. Il aurait l'impression de déserter.

— Ne le prends pas comme une invitation, parce que Dieu sait que je suis content de t'avoir près de moi, mais tu ne devrais pas mettre tes projets en suspens pour ça. Je pense qu'imaginer qu'un jour il ne se passera plus rien ici est sans doute utopique.

Alek s'efforce de laisser la porte ouverte à toutes les décisions. Il refuse que le dernier de ses enfants à ne pas être convalescent se laisse paralyser par les évènements. Et même, peut-être que prendre ses distances serait l'une des meilleures façons pour lui de se protéger si tout venait à déraper.

— Honnêtement, quitter la maison ne m'avait pas encore effleuré, insiste l'étudiant en toute franchise.

— Pas même quand Jena habitait en ville ? ne peut s'empêcher de s'étonner l'ingénieur.

Il l'avait pourtant soupçonné plusieurs fois, lorsqu'on son fils passait plusieurs nuits consécutives hors du foyer familial. Il est suffisamment autonome. Et quand bien même, ce ne serait pas comme s'il partait à l'autre bout du monde ou même seulement dans une autre ville.

— Non, pas même là. Je suis bien ici. Mais Jen avait raison à propos d'un truc : il y a vraiment beaucoup d'allées et venues dans cette maison, Mark coupe court à la digression pour revenir à sa remarque initiale, finalement peut-être pas aussi anodine qu'il ne l'avait pensée en la prononçant.

Vlad et Sieg devraient revenir avec un prisonnier incessamment sous peu, dont la coopération va sans doute être difficile à obtenir et que selon toute probabilité au moins l'un d'eux ne voudra pas laisser sans surveillance. Et Caesar va finir par rentrer à la maison. Et les Homiens ne semblent pas plus près d'arrêter leurs visites qu'Ann et Jasper. Jusqu'ici tout se goupille à peu près bien, mais quelles sont les chances que ça dure encore longtemps ? Surtout sans attirer l'attention de qui que ce soit dans le voisinage.

— On devrait peut-être songer à une légère réorganisation, c'est vrai, concède le patriarche Quanto.

Il est encore un peu honteux de la façon dont il a logé Vladas et Siegfried, et toujours pas sûr de comment il va pouvoir accueillir le scientifique qu'ils sont supposés ramener. Ce n'est pourtant pas comme s'ils manquaient de place. Il y a de la place, il suffit de l'exploiter intelligemment. C'est un problème logistique sur lequel personne n'a pris le temps de se pencher jusqu'ici, voilà tout. Avec ce qui se passe par ailleurs, il est vrai que ça paraît secondaire, mais Markus a raison, ça ne va pas le rester pour toujours.

— Est-ce que tu as réfléchi à ce que tu vas dire à Caesar lorsqu'il rentrera ? enchaîne l'étudiant.

Après tout, quitte à traiter l'une des questions autour desquelles ils dansent depuis un certain temps déjà et dont l'échéance approche pourtant de manière inéluctable, pourquoi pas d'autres ? D'après sa thérapeute, son petit frère va de mieux en mieux. Elle ne saurait donc tarder à lui donner l'autorisation de rentrer, et il doute que son cadet se fasse prier bien longtemps.

— Un peu. Pas assez. Ça m'effraie. Kennedy me dit qu'il peut l'encaisser, mais bien sûr elle n'a aucune idée de ce qui se passe exactement, répond Aleksander dans un soupir.

Dans une certaine mesure, le Docteur Conway sait qu'elle n'est pas au courant de tout. Elle le sait parce que seule la famille est tenue informée du déroulement d'une enquête en cours, mais aussi parce qu'en les voyant tous défiler dans son bureau chaque semaine il lui faudrait de sacrées œillères pour ne pas s'en douter. Bien qu'ils se soient surpris eux-mêmes récemment, ils restent d'assez mauvais menteurs ou même ne serait-ce que cachottiers dans l'ensemble. Mais même en ayant deviné que la situation va au-delà d'un simple enlèvement, et pour toute la perspicacité du monde, il est humainement impossible que la psychiatre puisse s'imaginer l'ampleur réelle des dégâts.

— Il a toujours été très résistant, Markus accorde son vote de confiance à son petit frère.

S'il arrive lui-même à ne pas perdre l'esprit avec tout ce qui se passe, il ne fait aucun doute pour lui que Caes saura s'y adapter. Il est plus jeune mais a toujours été plus réfléchi et moins émotif que son aîné. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Mark a été si choqué par son geste.

— Jusqu'au jour où il a cédé, rappelle le père des deux garçons, prudent.

— Ce sont les mensonges, qu'il n'a pas supportés, oppose Mark en secouant la tête, sûr de lui.

En ce qui le concerne, son inquiétude n'est pas tellement sur ce qui va être dit à Caesar mais la façon dont ça va lui être présenté. Il est d'avis de le mettre au courant de tout – ce qui va encore nécessiter quelques petites négociations avec les Homiens, qu'à cela ne tienne – mais il n'est pas très avancé sur la manière dont ils vont le plonger dans le bain, ni même par où commencer. Il a quelque part eu la chance que tout lui arrive au fil de l'eau et n'ont pas d'un coup d'un seul, mais Caesar ne va pas avoir ce luxe.

— Je ne sais déjà pas ce qu'on va dire à Mae à son réveil ! Et pourtant, je n'ai pas à me poser de questions sur sa connaissance de l'existence de tu-sais-quoi, déplore Alek.

Il est déjà perdu même face à un périmètre de révélations restreint, comment pourrait-il anticiper correctement de devoir révéler l'intégralité de leurs manigances ?

— Ça va dépendre de ce dont elle se souvient, non ? propose son fils.

En ce qui le concerne, il sait moins à quoi s'en tenir pour sa sœur que pour son frère. Caes aura beaucoup d'informations à intégrer, mais rien qui ne l'affecte physiquement. Il a le privilège de la distance, dans cette affaire. Pour Mae, tout sera différent. Et elle n'a malheureusement pas le même caractère posé des deux grands bruns aux yeux bruns de la famille. Markus prie pour qu'elle ne se souvienne de rien, ni d'avoir été enlevée ni de ce qui lui a été fait pendant sa captivité, mais ce serait sans doute trop beau en plus d'un répit seulement temporaire ; il faut qu'elle sache la vérité. Et ce sera un choc.

— Même si elle ne se souvient pas avoir été retenue, il va falloir lui en parler. Même si elle n'avait aucune séquelle, ce qui semble déjà compromis, des mois ont passé. Et puis, elle va bien devoir rencontrer celui qui lui a fait ça, l'ingénieur confirme l'inévitable.

Aucune grâce ne semble leur être accordée sur le plan des révélations difficiles. Le patriarche est cependant prêt à expliquer le pire à sa fille si ça signifie qu'elle lui est rendue. Elle pourrait décider de le détester, de ne jamais le pardonner pour avoir conduit à son enlèvement, qu'il s'en satisferait, pourvu qu'elle aille bien par ailleurs.

À ce dernier argument à l'encontre de garder sa benjamine dans le noir, Markus serre les mâchoires. Il entrelace ses mains pour ne pas serrer les poings. La simple idée du scientifique le hérisse.

— Il est peut-être notre seule option pour la réveiller sans risque, mais je n'ai quand même pas hâte de le rencontrer, ce gars-là, grince-t-il.

Alek dodeline de la tête. Il lui faut visiblement un gros effort, mais il parvient tout de même à être plus clément que son fils :

— Il ne l'a pas laissée mourir, lorsqu'ils sont venus la chercher. Et il l'a mise dans un bus. Je choisis de lui donner le bénéfice du doute.

Le récit de la libération de Mae lui a été fait encore et encore, par Sam, par Vladas, par Strauss, et même par Kayle. Il a eu beaucoup de mal à comprendre que sa fille ne lui soit pas ramenée alors qu'elle avait été tirée des griffes de ses geôliers. Il a également été tenu au courant de son périple à travers les bois par ceux qui se sont chargés de la traquer. Les deux agents n'ont en revanche pas donné de nouvelles depuis qu'ils sont partis à la poursuite du docteur, mais les quelques apparitions de ce dernier dans toute cette histoire sont néanmoins jusqu'ici encourageantes. Quelles qu'en soient les raisons, il ne semble pas complètement désintéressé du sort de sa cobaye. C'est mieux que rien. C'est un début.

— Je me fiche des leviers qui ont pu lui être appliqués, ou de la bonne volonté dont il peut faire preuve : on ne ressort pas complètement blanc d'avoir expérimenté sur des enfants.

Plus intransigeant que son père, Mark reste sur son opinion défavorable. Peu désireux de continuer à échanger sur la question, et devant de toute façon commencer à se préparer pour sa prise de poste de chaperon à Walter Payton dans quelques heures, il se lève ensuite pour quitter la table. Ann et Jazz refont justement leur apparition à ce moment-là, à point nommé. L'étudiant leur accorde un sourire sur son passage vers les escaliers, et le couple interroge Aleksander du regard, qui leur répond en secouant la tête à la négative, signe qu'ils n'ont pas à s'inquiéter. Il ne peut pas en vouloir à son fils de se braquer de la sorte. Il aimerait en avoir lui-même le loisir, mais s'il se l'autorisait il sait qu'il ne laisserait jamais leur futur prisonnier franchir le seuil de sa maison. Il espère juste que c'est la dernière couleuvre qu'il va devoir avaler pour que sa fille lui soit rendue, car elles semblent aller en grossissant, et celle-ci est de taille. Plus grosse encore qu'accepter que le tueur en série qui a blessé le coéquipier de son frère soit ramené à la vie, ce qui n'était pourtant déjà pas négligeable.

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