2x08 - L'eau qui dort (8/19) - Mise en bouche

Devant la porte de la maison habitée par les Homiens, une grande boîte en verre opaque à couvercle hermétique entre les mains, Uglow laisse échapper une longue expiration contrôlée. C'est pour se donner du courage. À la façon dont Andy l'avait quitté en tornade le Samedi précédent, il ne pensait pas du tout se trouver dans cette situation une semaine plus tard. Voire jamais. Et pourtant, comme toujours, elle l'a surpris. Il y a quelques jours, elle est passée le voir pour lui proposer ce déjeuner, en sa compagnie ainsi que celle de ses colocataires, et peut-être même un ou deux collègues. Elle a spontanément expliqué sa démarche comme une volonté de lui faire comprendre qu'il peut lui faire confiance, qu'il n'a pas à avoir peur. Il a hésité, mais la curiosité et son incapacité à garder rancœur l'ont emporté.

Malheureusement, rien de ce qui l'a poussé à accepter l'invitation ne l'empêche d'être légèrement angoissé alors qu'il se tient aujourd'hui sur le seuil et ose enfin frapper. Il est un fervent partisan des rameaux d'olivier, mais il ne sait en l'occurrence pas trop à quoi s'attendre, aussi bien de la part de la jeune femme que de son entourage. Mais a-t-il jamais su à quoi s'attendre d'Andy ? Il se demande d'ailleurs où ils en sont, tous les deux. Il se doute bien qu'elle n'a nullement l'intention de lui en dire plus sur le sujet qui les a fâchés en premier lieu, et il ne comprend donc pas trop ce qu'elle espère pouvoir accomplir avec ce repas. Il est fort probable qu'ils ne puissent pas réellement aller de l'avant tant que l'enlèvement de Mae Quanto ne sera pas résolu.

La porte s'ouvre quelques secondes après les coups discrets qui y ont été donnés, et un homme blond aussi grand que pâle apparaît. Avec un sourire avenant, ce dernier tend la main vers l'infirmier, afin de l'accueillir convenablement. Il faut dire aussi qu'il ne donne pas l'impression d'être quelqu'un qui fait quoi que ce soit rien de moins que convenablement, dans son costume trois pièces qu'il porte si bien qu'on en oublierait presque la réputation d'inconfort de ce format de tenue.

— Bonjour. Vous devez être Uriel. Charles Denton. Andy et moi travaillons ensemble.

— Enchanté ! Vous pouvez m'appeler Holden.

Avec cette introduction en bonne et due forme, le trentagénaire est déjà beaucoup plus à l'aise qu'un instant plus tôt. Tout en s'écartant de son passage, pour le laisser entrer, son comité d'accueil relève tout de même un petit détail :

— Pourquoi ?

— Er… Parce que c'est mon second prénom et que la plupart des gens ne sont pas à l'aise avec Uriel, s'explique timidement le jeune homme.

Rétrospectivement, il aurait sans doute dû s'attendre à cette question. Après tout, il n'y a rien dans ce qu'il sait d'Andy qui pourrait lui laisser penser qu'elle aurait mentionné son appellation d'usage à qui que ce soit en parlant de lui. Elle a toujours été très attachée à son nom de baptême, dès leur rencontre formelle. C'est l'une des premières façons dont elle l'a déstabilisé, d'ailleurs. Et elle n'en a jamais démordu par la suite.

— Et qu'est-ce que vous préférez, vous ? Charles poursuit tranquillement dans son inquisition candide.

Sa pertinence met soudain en évidence aux yeux de son interlocuteur qu'Andy et lui sont collègues, ou au moins pourquoi. Jusqu'à maintenant, elle est sans doute la personne qu'il a vue le plus souvent mettre dans le mille en posant une question. Sans perdre le sourire, l'infirmier hausse les épaules, écarte les mains, et secoue la tête.

— Je n'ai pas de préférence. Je réponds aux deux.

C'est tout ce que peut offrir, puisque c'est la stricte vérité. Il regrette cependant un tout petit peu que cette façon de se présenter soit autant un automatisme pour lui. Partout où il est allé ces dix dernières années, il a toujours récolté des regards curieux à la lecture de son prénom, ce qui l'a poussé à systématiquement donner l'autorisation à tout le monde de le contourner. Et voilà qu'aujourd'hui c'est tout l'inverse. Il aurait aimé ne pas soulever la question. C'est comme s'il ne pouvait pas gagner, avec son identité.

— Intéressant, commente simplement Chuck.

Il hoche doucement la tête, sans cesser de sourire lui non plus. Peut-être que c'est sa grande taille, ou bien sa tenue d'une élégance à la fois inattendue et parfaitement à sa place, mais il y a quelque chose dans son attitude qui fait Uglow se sentir très petit. Pas d'une manière oppressante ni menaçante, non, il lui donne plutôt le même ressenti qu'il a en franchissant le seuil d'une cathédrale, lorsqu'il a soudain la certitude de se trouver en la présence de quelque chose d'incommensurablement plus ancien et plus sage qu'il ne l'est. Bien qu'il aurait du mal à lui donner un âge, il ne décrirait pourtant pas cet homme comme vieux.

— Er… Merci ? Andy, ça sent très bon, enchaîne alors le trentagénaire, soudain désireux de changer de sujet.

Il a repéré la jeune femme aux fourneaux en entrant, et profite de s'adresser à elle pour se soustraire au regard clair transperçant du grand blond en chemise. Et lui qui pensait que justement sa compagne blonde était la reine de l'intimidation, le voilà ébranlé dans ses certitudes.

— Elle a eu de l'aide, se permet Ben.

Surgissant de sa chambre à l'étage, le mécanicien dévale les escaliers avec un sourire fier. Il arbore exceptionnellement un pull à capuche par-dessus son habituel débardeur blanc, peu adapté à l'occasion.

— La ferme, le rabroue instantanément l'organisatrice.

Elle sourit mais le foudroie tout de même des yeux depuis la cuisine, où elle est encore en train d'appliquer les touches finales au repas. L'ensemble a pourtant bien meilleure allure qu'un peu plus tôt, attestant de l'intervention de quelqu'un de plus compétent qu'elle.

— Il n'y a pas de honte à recevoir de l'aide. Bonjour, Ben, intervient Holden, pour la paix des ménages, avant de saluer le nouvel arrivant.

Ils ne se sont encore jamais que croisés, plutôt de loin que de près, lorsque le motard venait déposer ou chercher sa cohabitante au lycée, mais ils ont quand même l'impression de se connaître. Il y a un certain je-ne-sais-quoi chez le grand brun pourtant ténébreux qui met tout de suite à l'aise. En dépit des teintes sombres de ses vêtements et une bonne partie de son phénotype, il est comme un rayon de soleil personnifié.

— Salut, répond le mécano.

Son immense sourire éclatant aux lèvres, il vient serrer la main à leur invité avec grand enthousiasme. Il est fasciné par l'idée que quelqu'un ait réussi à retenir l'attention d'Andy, et également intéressé par la vocation qu'il partage avec l'infirmier.

— Puisqu'on parle prénoms, j'ai été surpris de voir que le tien n'était pas un diminutif, Uriel choisit de commenter.

Il cherche à détendre l'atmosphère et ne pas laisser un silence s'installer. Il fait référence à la fois où il a été amené à consulter le dossier de Strauss, lorsqu'il a été chargé d'évaluer son bien-être psychologique suite à la prise d'otages, et y a appris l'identité de ses contacts en cas d'urgence. Certes, le fait qu'il s'appelle Ben et non Benjamin n'est pas le détail le plus cocasse dans l'état civil du grand brun ; juxtaposer Ben et Franklin demande un certain culot, et les porter ensemble un bel aplomb. Mais, étant donné son inconfort à la mention de ses propres prénoms, Holden ne cherche pas à rendre la faveur. Il n'a choisi ce sujet que par manque d'inspiration, tout simplement.

— Ouais, celui qui m'a nommé a pensé que ça m'irait mieux comme ça, confirme l'intéressé sans complexe, assumant pleinement son appellation.

À défaut d'un langage à proprement parler, chaque Homien se voit attribuer une identité à son arrivée sur Terre. Ils passent plusieurs heures avec un linguiste attaché au gouvernement de leur nation d'accueil, qui échange avec eux jusqu'à trouver la combinaison parfaite à laquelle ils répondront le mieux tout en collant à leur ethnicité apparente et leur dégaine. C'est ainsi que Strauss réagit surtout à ce qui correspond pourtant à son nom de famille, et Chuck et Andy à leurs surnoms, par exemple.

— Il veut dire ses parents, intervient justement la jolie blonde de là où elle est, dans un effort de rendre la tournure de phrase utilisée moins étrange.

— J'avais deviné… l'assure Uriel en plissant les yeux.

Finalement, il est plus intrigué par cette précision que par la déclaration précédente. Qu'est-ce qu'elle avait peur qu'il s'imagine d'autre ?

— Les ascendants sont un sujet sensible dans cette maison. Mais c'est aussi comme ça qu'on se connaît tous ; par nos origines, rattrape Charles avec aisance.

Il est moins désarçonné par la présence de l'infirmier que sa collègue plus jeune, qu'il incite d'ailleurs à se ressaisir d'un regard furtif.

— Vous vous connaissiez avant de travailler ensemble ? relève Uglow, intéressé.

— Oui. Mais c'est une histoire plutôt longue dans laquelle je pense que personne n'a envie d'entrer maintenant, esquive habilement l'aîné de la bande.

Bien que son sourire plaisant ne quitte pas ses lèvres, son ton est sans appel. Le Terrien à côté de lui hoche la tête en signe d'assentiment. Il n'est ni surpris ni déçu.

— Andy ne parle jamais de son passé, il se permet de rappeler.

Sans doute ses hôtes sont-ils encore plus au courant de cette caractéristique que lui.

— Je ne crois pas qu'on pourrait mieux la décrire, la voix de Strauss se fait entendre juste avant qu'il apparaisse à son tour en haut des escaliers, à l'instar de Ben quelques minutes plus tôt, quittant ses propres quartiers.

— Hugh ! Ça fait plaisir de te revoir. Comment ça va ? l'accueille Holden avec enthousiasme, content de recroiser son ancien collègue.

— Je ne peux pas me plaindre, le mathématicien lui offre avec un sourire aussi forcé qu'il paraît pourtant réel.

C'est la seule réponse qu'il puisse donner sans mentir ni pour autant laisser deviner sa détresse. La vérité, c'est qu'il se décompose un peu plus intérieurement chaque jour qui passe sans que Maena ne se réveille. Son impuissance face à ce problème, plus avancée encore que celle de Ben ou Kayle, le ronge. Elle ne fait que rendre le souvenir de l'enlèvement de la jeune fille, son hurlement lorsque les mercenaires se sont saisis d'elle, ainsi que de son sauvetage, lorsqu'elle ne l'a pas reconnu et a eu peur de lui en se réveillant, plus difficiles.

— Tu enseignes toujours ? continue Uglow dans les banalités, bien que sincèrement à l'écoute.

S'il était au courant de ce qui est réellement en train de se passer pour son interlocuteur, il lui serait sans doute d'un grand soutien. Sa compassion et sa tolérance sont ses qualités les plus admirables.

— Oui. Des cours particuliers, répond Strauss simplement.

C'est la couverture qu'il avait prévue de mettre en place à son retour de Home. Il n'a pas encore trop eu l'occasion de l'utiliser, détourné de ses projets par le kidnapping de Maena, mais elle n'en reste pas moins plausible.

— Tu as amené le dessert. Parfait ! intervient une nouvelle fois Andy.

Se rapprochant du groupe, elle tend les mains pour débarrasser Uriel de son chargement. Cette fois, elle est désireuse d'éviter que le jeune Diplomate n'ait à entrer trop en détails dans son mensonge. Il est habituellement doté d'une excellente répartie dans ce type de situation, puisque son rôle l'amène à se fondre dans la masse à un degré plus avancé qu'un Soigneur ou un Protecteur, mais elle sait qu'il n'est pas dans son assiette, ces derniers temps. C'est d'ailleurs l'une des raisons de ce petit rassemblement. Elle veut réintroduire de la normalité dans leur existence, un équilibre qu'ils ont perdu malgré eux et presque sans s'en rendre compte.

— On devrait s'asseoir. Peut-être que ça la rassurera, propose Chuck à leur visiteur avec un sourire complice, avant de fusiller une nouvelle fois sa collègue du regard à l'insu de ce dernier.

— Je ne savais pas qu'elle pouvait être stressée, plaisante l'infirmier sur le même ton de la confidence.

Il est effectivement très surpris que la reine du zen soit soudain dans tous ses états par sa simple présence chez elle. Il en est à la fois flatté et un peu inquiet.

Dans une répartition des rôles aussi vieillotte que non intentionnelle, les quatre hommes laissent donc la femme côté cuisine pour aller s'installer côté salon. Chuck et Strauss occupent le canapé, tandis que Ben et leur invité prennent chacun place dans les deux fauteuils de part et d'autre à la fois du sofa et de la table basse. À la fois sociable mais aussi très curieux, Uriel cherche à engager la conversation :

— Je sais que je ne peux pas vraiment poser de questions sur ce que vous faites, Charles, mais j'aurais peut-être plus de chance avec Ben…?

— Tu peux m'appeler Chuck, l'assure le grand blond.

Il va jusqu'à lui accorder un clin d'œil, mais le mouvement est si furtif que son destinataire n'est même pas certain de l'avoir bien vu.

— Je suis réparateur, répond Ben dans la foulée.

Ce qu'il ignore, c'est que le terme qu'il vient d'utiliser est potentiellement malheureux pour décrire sa profession, dans le contexte de celle que prétend occuper Andy. Réparateur, pour les espions et les gangs, n'est ni plus ni moins qu'un euphémisme pour nettoyeur de scène de crime voire carrément tueur à gage. C'est un homme à tout faire qui s'arrange pour que les problèmes et éventuelles complications disparaissent. La fausse blonde se raidit et vient déposer un plateau de petits fours sur la table.

— Mécanicien. Il veut dire mécanicien, elle précise.

— Il a compris ce qu'il voulait dire, Andy, la tempère Strauss avec un rien moins de tact que Chuck un peu plus tôt.

Ce dernier retient d'ailleurs un sourire amusé. Il vient juste de rencontrer Uriel mais il peut déjà pressentir qu'il n'est pas quelqu'un de naturellement suspicieux. Quelles que soient les craintes qu'il a pu exprimer à Andy sur son occupation exactement, il ne doute pas qu'elles émanaient d'un sentiment d'inquiétude pour elle, et non pas d'une sensation d'insécurité pour lui-même. Elle n'avait donc probablement pas à faire tous ses efforts pour le tranquilliser. L'infirmier lui fait déjà pleinement confiance ; il a simplement besoin de cohérence. Elle se torture pour rien.

— Tu travailles sur quelque chose de particulier, en ce moment ? interroge l'infirmier.

Il essaye de poursuivre l'échange qu'il a lancé avec Ben comme si de rien n'était. Il se dit qu'avec un peu de chance, peut-être que ne pas y faire attention va finir par apaiser la tension d'Andy. Il n'a pas de meilleure stratégie dans l'immédiat.

— Oui ! J'ai une patiente… er… une voiture qui… ne démarre pas. Je n'arrive pas à trouver ce qui cloche, et ça me rend fou.

Puisqu'il ne peut évidemment pas partager la vérité, le motard utilise une analogie maladroite de la vérité. Chuck se retient de plus belle de s'esclaffer, avec la retenue obtenue après des millénaires d'entraînement, tandis que Strauss ne peut pas réprimer un petit haussement de sourcil amusé au parallèle. C'est bien pensé, ceci dit. Peut-être que ça amusera Maena lorsqu'il le lui racontera. Pourvu qu'il puisse le lui raconter un jour…

— C'est amusant que tu appelles tes voitures des patients, commente simplement Uglow.

Comme l'a deviné Chuck avec perspicacité, il ne se raccroche effectivement pas aux étrangetés de ses hôtes, qui pourraient pourtant être les plus suspectes. Le géant blond soupçonne pourquoi, mais il faudra qu'il le confirme avec Andy ultérieurement.

— Ah bon ? s'étonne Ben en écarquillant les yeux, trop heureux de ne pas avoir mis les pieds dans le plat.

— Uriel était infirmier aux urgences avant de venir à Walter Payton, choisit alors de leur apprendre Andy.

Parvenant peu à peu à recouvrer son calme habituel, elle s'assoit sur l'accoudoir de l'humain. Il avait raison : faire comme si de rien n'était l'a aidée.

— J'ai vu mon quota de comateux. Mais je doute que mon expertise soit d'une grande aide à Ben, tempère l'intéressé, modeste.

Il lève un regard inquisiteur vers sa compagne. Est-ce que cette information était réellement pertinente à ce stade de la conversation ? Il n'a pas été invité chez beaucoup de familles. Pas en tant qu'élément rapporté, en tous cas. Pour peu que ce soit encore son statut par rapport à Andy. Mais quoi qu'il en soit, il se surprend tout à coup à se demander si elle n'est pas tout simplement aussi paniquée parce qu'elle veut qu'il fasse bonne impression. Ce qui n'est pas quelque chose qu'il aurait pu soupçonner de sa part. Et si c'est réellement ce qui est en train de se passer, il est touché que ça lui tienne à cœur.

— Pourquoi changer, si je peux me permettre ? interroge Chuck.

Il reste le plus à l'aise de tous avec leur visiteur. Il a l'avantage de n'être ni émotionnellement impliqué avec lui, ni novice dans les échanges avec les humains, ni taraudé par une situation personnelle.

— Eh bien, je suis devenu infirmier pour aider les gens. Mais l'hôpital a fini par me devenir… inhospitalier, paradoxalement. Trop de… mort, trop de trauma. J'avais besoin d'air, révèle Holden.

La surprise passe sur son visage à la simplicité avec laquelle il est capable de résumer ce passage de sa vie, pourtant pas anodin. Quitter ce milieu a presque été une étape aussi importante pour lui qu'y entrer.

— Compréhensible, commente le grand blond.

Il est encore celui qui possède le plus d'expérience en la matière et le recul pour l'admettre. Il a une petite pensée pour Kayle, dans un coin de son esprit. La futilité de ses efforts pour lutter contre la fatalité n'est pas étrangère à sa chute dans la folie.

— Tu y retournerais un jour ? demande ensuite Strauss.

Il est quant à lui intéressé à la fois par l'idée de la reconversion mais aussi la possibilité de revenir en arrière. Est-ce que Kayle peut être réformé ? Est-ce que Maena va se remettre ? Est-il possible pour un Terrien de rebondir une fois sa vie retournée par l'intercession d'Homiens ? Ce sont autant de questions qui lui trottent dans la tête, récemment. Il pensait être confronté à des problèmes bien plus abordables, lors de sa première année sur cette planète, mais tout s'est précipité.

— Peut-être, oui. Qu'on soit bien d'accord, je ne doute pas de mon utilité à WP, mais je ne peux pas écarter l'idée qu'à un moment donné mes compétences me paraîtront mieux employées à trier les blessés d'un carambolage plutôt qu'à chaperonner un Bal de Promo, répond le trentagénaire, tout à fait lucide quant à sa situation.

— Ça fait partie de tes responsabilités ? s'étonne Ben.

Lui qui pensait pouvoir mettre son rôle en adéquation avec celui de l'infirmier, il se voit détrompé. Il a bien plus besoin d'encadrement qu'il n'est capable d'en fournir.

— C'est ce que je fais ce soir, en tous cas, confirme Uriel en souriant.

Il a tout simplement pris l'exemple le plus récent de tâche incongrue qui lui incombe au lycée. En tant qu'infirmier, il est systématiquement enrôlé dans l'équipe des chaperons de tous les évènements étudiants de l'établissement. Il est non seulement plus apte à gérer les urgences qu'un simple secouriste certifié, mais il connaît aussi les élèves, une combinaison précieuse pour un superviseur.

Dans un second temps, le trentagénaire jette un furtif regard embarrassé vers Andy, toujours assise sur son accoudoir. Il se rend brusquement compte qu'elle n'était pas au courant de cet évènement et redoute de l'avoir vexée. Il avait initialement prévu de l'inviter, mais avec ce qui s'est passé entre eux récemment, d'abord les mystérieuses absences à répétition de la jeune femme et ensuite leur désaccord sur ce qu'il peut accepter qu'elle lui cache, l'occasion ne s'est pas présentée.

— Je suis sûr que ce sera sympa, intervient Chuck.

Du coin de l'œil, il surveille lui aussi la réaction d'Andy, mais pour des raisons différentes. Il ne pense pas que ce sera elle, qui va terminer blessée, dans cet échange.

— À t'entendre, on croirait que tu n'as jamais eu à surveiller des juvéniles… elle raille justement, éliminant tout doute possible quant au fait que l'activité ne lui fait nullement envie.

À vrai dire, si son congénère plus âgé lui a tendu cette perche, c'est parce qu'il savait que l'idée d'être la cavalière d'Uriel ne l'avait pas effleurée une seule seconde. Elle ne s'intéresse pas suffisamment aux rites Terriens pour s'attendre à quoi que ce soit. Mais évidemment, aussi bien qu'il la connaisse, le pauvre jeune homme ne peut pas s'en douter. Avec toute autre demoiselle, son appréhension aurait été légitime. Il sait que ça ne doit pas lui faire plaisir de constater que celle qu'il choisirait pour sa cavalière ne semble pas envisager l'idée en ce qui la concerne, mais c'est sans doute mieux que de s'imaginer qu'il est lui-même fautif.

Satisfait d'avoir dissipé le malaise qui s'annonçait chez leur invité, et aussi que l'organisatrice du rassemblement soit enfin de retour à son état normal après un démarrage sous tension, Chuck initie le repas à proprement parler en se saisissant d'un amuse-bouche. Si l'objectif de ce déjeuner était de jeter de la poudre aux yeux du jeune humain, ce n'est pas exactement un succès retentissant. Heureusement que donner l'illusion n'est pas strictement nécessaire en l'occurrence, car les cadets du grand alien blond manquent encore cruellement de pratique en la matière. Puisqu'il a lui-même su duper de nombreux chefs d'États au fil des années, il voit cependant cette occasion comme une excellente opportunité pour leur montrer l'exemple.

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