2x08 - L'eau qui dort (7/19) - Bricolage
Accoudée sur le dossier de la chaise sur laquelle elle est assise presque à l'envers, le menton sur ses poignets croisés et les deux jambes du même côté, Ellen surveille attentivement les mains de Nelson qui s'affairent à tresser des tiges d'osier avec des petits bouts de bois flottant. En face d'elle dans son atelier, sur un tabouret de l'autre côté d'un grand plan de travail, l'adolescent tire la langue sous le coup de la concentration. Ça ne l'a jamais dérangé qu'on le regarde faire. Il arrive que ça le distraie un peu, mais ça ne l'a jamais fait perdre ses moyens. L'avantage principal de ce degré d'imperméabilité est de ne pas avoir à s'interrompre dans son ouvrage lorsque l'une ou l'autre de ses amies a besoin de parler. Et bonus, il s'avère bien souvent que la contemplation les aide à ne plus penser à ce qui les tracassait en premier lieu.
— C'est quoi, que tu fabriques ? sa visiteuse lui demande au bout d'un moment.
Elle n'est pas plus capable de discerner la forme qu'il est en train de créer que de supporter un silence trop long.
— Si j'arrive à mes fins, ce sera un cheval, il répond sans lâcher son ouvrage des yeux.
Il fronce le nez en parlant, car il est bien en mal encore de déterminer s'il va réussir à confectionner ce qu'il envisage. Il est habitué à des objets plus grands et moins détaillés.
— Juste le buste ou bien le corps avec ? enchaîne son amie.
Elle penche la tête sur le côté à présent, pour essayer de considérer l'objet sous un nouvel angle de vue.
— Cherche pas, ça ressemble à rien, pour le moment, il lui accorde, bien que toujours sans s'interrompre.
— Et c'est pour qui ? elle poursuit sans tarder.
— Qu'est-ce qui te fait dire que c'est pour quelqu'un en particulier ?
Cette question-ci l'étonne. Il jette un coup d'œil aussi bref que possible dans la direction d'Ellen, afin de ne pas se détourner trop longtemps de ce qu'il est en train de faire.
— Il n'y a jamais que les meubles que tu fasses sans commande, répond simplement la marginale, haussant les épaules comme si cette information était triviale.
Les mains de Nelson s'immobilisent alors qu'il reste un instant coi à cette remarque étonnamment observatrice. Il n'avait jamais vraiment noté ce détail lui-même jusqu'à maintenant. Il aime bricoler, tout particulièrement avec le bois, mais il n'avait jamais fait attention à ce qu'il a le plus tendance à fabriquer ou pourquoi. Il sait ce qui lui est le plus facile, mais il n'avait jamais cherché de dénominateur commun. Devant le fait accompli, il est cependant bien forcé d'admettre que, s'il orne souvent ses créations, elles sont très rarement purement décoratives. À moins que ce soit un cadeau…
— C'est pour une de mes cousines. Elle aime les poneys, il choisit donc de répondre à l'interrogation, puisqu'il ne peut pas décemment objecter à la déclaration qui l'a suivie.
— Elle a quel âge ? demande alors Ell', passant d'une idée à l'autre avec fluidité.
— 8 ans. Enfin, elle va les avoir bientôt.
Comme la figurine est supposée parvenir à la fillette pour son anniversaire, l'information est fraîche dans son esprit. Il ne voit pas souvent sa famille étendue, mais en l'occurrence, la passion pour les équidés de la petite fille est suffisamment envahissante pour qu'il soit au courant. En conséquence, l'idée de cette bricole lui a parue couler de source.
— Tu as combien de cousins, déjà ? continue sa spectatrice dans ses questions, inlassable.
Il faut cette fois un petit temps de réflexion à Nels avant de pouvoir répondre. Il lève les yeux en l'air alors qu'il additionne dans sa tête combien d'enfants chacune de ses trois tantes a, puisqu'il n'a jamais le total en tête.
— Er… Neuf. J'ai neuf cousins. Six garçons et trois filles.
— Et d'un seul côté de ta famille ? s'enquiert sa camarade.
Elle plisse les yeux comme si elle essayait de se construire une image mentale de son arbre généalogique d'adoption, à l'aide de ces nouvelles informations et celles qu'elle aurait déjà.
Cette fois, Nelson atteint son seuil de saturation. Il a été très patient, mais là, ça devient bizarre. Il n'a aucun problème à répondre à ce qu'elle lui demande, mais c'est justement le fait qu'elle demande qui le rend perplexe. Il interrompt ce qu'il est en train de faire pour accorder toute son attention à la conversation :
— C'est quoi, cet interrogatoire ?
Il a beau la savoir curieuse, il ne comprend pas ce soudain intérêt qu'elle semble lui porter. Aucune de ses incartades intrusives ne cache jamais de mauvaise intention, mais elles ne sont jamais particulièrement bon signe pour autant.
— J'essaye juste de joindre l'utile à l'utile en en apprenant plus sur ta famille tout en me distrayant de cet après-midi, elle avoue son plan avec une grimace penaude.
La démarche ne lui était à vrai dire qu'à moitié inconnue. Elle lui a dès son arrivée tout à l'heure annoncé avoir besoin de compagnie aujourd'hui afin de ne pas songer à son rendez-vous avec Brennen. Toute la semaine, il l'a vue devenir de plus en plus anxieuse à l'approche de la date fatidique. Elle a soigneusement évité de croiser le chemin de son futur cavalier dans les couloirs du lycée, et il a dû à plusieurs reprises la dissuader d'annuler complètement le rencard. Ce genre de crise de micro-hystérie n'est pas inédit pour Ellen, mais une fois de plus, d'habitude, c'est Mae qui gère. Puisqu'elle n'est toujours pas là, Nelson continue donc gracieusement de jouer les remplaçants, dans la limite de ses capacités. Il ne se doutait pas que ça pouvait être aussi éprouvant.
— Je ne vois toujours pas pourquoi tu stresses. C'est quoi, le pire qui pourrait se passer ? il craque et lui demande finalement, après avoir systématiquement tenté de la rassurer jusqu'ici.
La lancer sur ses peurs est une pente glissante, mais il est à court d'idées pour la maintenir optimiste. Clairement, son angoisse va au-delà de ce qui est raisonnable avant un rendez-vous. Même un premier. Et les méthodes de soutien les plus classiques semblent sans effet sur elle.
— Tu te souviens qu'on a été retenus en otages, dans ce lycée, non ? elle rétorque à sa question, se redressant de son appui, presque indignée qu'il ose demander.
Pour une fois, la mention de l'Incident le laisse en ce qui le concerne impassible. Il n'estime pas que ce soit une excuse valable en l'occurrence. S'ils auraient sans doute tort d'oublier cette épreuve qu'ils ont dû traverser, ils ne peuvent pas se cacher derrière ça pour toujours pour autant.
— Ouais. Et on en est ressortis. De un, statistiquement, c'est peu probable qu'un truc aussi catastrophique que ça se produise, et de deux, même si c'était le cas, on serait sans doute mieux préparés, puisque c'est déjà arrivé. Mais je parlais plutôt pendant la soirée en elle-même, pas d'un évènement perturbateur extérieur.
Sachant bien qu'elle part volontairement dans les extrêmes pour éviter de parler de ce qui l'embête réellement, il recentre calmement le débat. Une grande partie du comportement d'Ellen n'est rien d'autre qu'une vaste distraction. Une distraction du fait qu'elle est intérieurement encore plus excentrique qu'elle ne l'est en apparence, mais une distraction tout de même. Personnellement il lui arrive de trouver ça épuisant, et il doute qu'il se serait rapproché d'elle si Mae n'avait pas initié le contact, mais il ne regrette pas pour autant d'être ami avec elle. Pour tous ses écrans de fumée, elle est dans le fond dotée de ce degré de loyauté qu'il espère toujours recevoir en retour de la sienne.
— T'as déjà lu Carrie ? elle lui propose alors, restant dans l'exagération.
— Vraiment ? Tu penses que Brennen Watson serait ce genre de type ? il proteste, atterré.
Il n'a pas lu le roman en question, mais il en connaît les grandes lignes. Et bien qu'il ne connaisse pas tant que ça le journaliste en herbe, il aurait tout de même tendance à estimer qu'il n'inviterait pas quelqu'un à son Bal de Promo uniquement pour l'humilier publiquement. Il a tout l'air d'un gentil garçon. Et même s'il cachait bien son jeu, Nelson ne peut pas s'empêcher de penser que personne n'oserait jamais tenter l'expérience sur Ellen et s'exposer à ses représailles. Pour un être de si petite taille il ne fait aucun doute dans son esprit qu'elle est capable de destruction d'une ampleur considérable. Pas grâce à des pouvoirs psychiques comme Carrie White, mais pour un résultat proche si moins sanglant. Elle n'a pas reculé devant l'idée de s'en prendre à la reine des pestes de leur lycée dès qu'elle a pensé qu'elle lui voulait du mal, après tout. Même par article de journal interposé, un tel plan n'est pas sans risques.
— Peut-être qu'il est pas au courant, continue Ell' dans son délire total.
Son regard est presque dément à présent, et laisse deviner tout ce qu'elle doit s'imaginer comme horreurs. Nelson se retient de sourire, pour ne pas la vexer. Il va lui faire cadeau de cette dernière répartie, mais il serait temps qu'elle redescende sur Terre :
— Dans tous les cas, tu n'aurais pas de mal à te défendre, t'inquiète. Mais tu peux être réaliste deux minutes ? Parce que là je vais pas réussir à te suivre dans tes élucubrations beaucoup plus longtemps.
Il se sait parfaitement incapable de pousser un raisonnement logique dans l'absurde comme leur amie blonde y arrive presque à chaque fois que c'est nécessaire. Il ne sait pas si c'est parce qu'il manque d'imagination, ou bien si c'est un truc de filles, mais il a toujours été laissé bouche bée à la façon dont Mae parvient à rester rationnelle pendant les débats complètements barrés que lui soumet parfois Ellen.
— Mais j'ai pas vraiment d'arguments tangibles, en fait… confesse alors la marginale.
Embarrassée, elle baisse les yeux sur ses gants coupés, comme soudain absorbée par l'examen de l'ourlet de chaque doigt.
— T'as peur de l'inconnu. Ça se comprend.
Il ne voit pas le problème, en ce qui le concerne, ou en tous cas pas l'ampleur qu'il a prise. Ellen n'est ni la première ni la dernière personne à appréhender une expérience nouvelle, aussi positive sa réputation soit-elle. Le sentiment qui l'étreint actuellement a fait couler pas mal d'encre, aussi bien par des poètes que des musiciens, à travers tous les âges de la civilisation humaine. Et il y a bien plus d'une situation ouvertement et mondialement reconnue comme le provoquant.
— Et si jamais je dis ou fais un truc qu'il faut pas ? Ou si lui il fait ou dit quelque chose que je sais pas gérer ? Je sais même pas comment j'ai ENVIE que ça se passe, Ellen enchaîne justement sur ces questions que la plupart des gens se posent au moins une fois dans leur vie, désemparée.
Ne se considérant pas comme un donneur de conseil né, ni terriblement bien placé pour en devenir un, Nelson hésite un peu avant de lui offrir une réponse. Les mains sur le rebord de son plan de travail, il fait légèrement jouer son poids d'un pied à l'autre de son tabouret, songeur.
— Mes pères m'ont toujours dit qu'on ne pouvait pas plus choisir nos proches que nos proches peuvent nous choisir. On ne peut pas négocier en relations humaines. Il va se passer ce qu'il va se passer. Parce que tu peux t'améliorer dans une matière ou une discipline, tu peux réviser ou t'entraîner, mais pas quand il est question de ton rapport aux gens. Il y en a qui restent et d'autres qui partent, mais personne n'y peut jamais rien. Tout ce qu'on peut faire, c'est être soi-même. Et pour info, c'est un truc pour lequel tu es plutôt douée, il finit par déclarer, estimant ses figures parentales bien plus dignes de confiance que lui-même en la matière.
Sa propre expérience semble confirmer la leur, jusqu'ici, mais une quarantaine d'années en valent sans doute mieux qu'une grosse quinzaine, alors il préfère les citer. Surtout que leurs années sont de surcroît couronnées d'un certain succès, autant qu'il peut en juger, tandis qu'il ne peut pas encore se vanter de la même chose.
— Ça sonne terriblement… déterministe, tout ça, fait remarquer Ellen après avoir considéré ce qu'il vient de lui dire.
— Ils me disent aussi souvent que quand tu rencontres quelqu'un qui va rester, tu le sais. Tu sais peut-être pas que tu le sais, mais tu fais la différence avec quelqu'un de passage dans ta vie. Et j'ai su pour eux, par rapport à ma précédente famille d'accueil. Et j'ai su pour Mae, et ensuite pour toi. Donc je pense pas qu'ils baratinent, poursuit Nels dans sa transmission de bons conseils.
Il se surprend lui-même d'avoir aussi bien retenu ces leçons, pourtant pas mentionnées tous les jours non plus. La marginale se montre cependant moins confiante sur ce point que le précédent :
— Tu veux dire que je suis censée savoir à l'avance si Bren est mon prince charmant ou pas ?
Nels pouffe à ce nouvel élan d'hyperbole.
— Il a pas besoin d'être ton prince charmant pour rester dans ta vie, il se permet de répondre, bien que confirmant à moitié sa supposition.
— Et si jamais je suis stressée parce que justement, je sens qu'on va se perdre de vue ? propose ensuite l'adolescente à bonnet, avec une grimace à cette idée décevante.
— Alors tu profites du temps que vous avez ensemble, tout simplement, répond l'autre sur le ton de l'évidence, haussant les épaules.
Ellen rend décidément beaucoup de choses beaucoup plus compliquées qu'elles n'ont besoin de l'être, vraiment.
— Comme tu as fait avec Degriff ? elle l'interroge soudain, le prenant de court.
Le sujet de la rouquine à frange est resté à éviter, depuis sa triste aventure avec elle et ses conséquences sur ses amitiés. De son côté, il ne voulait pas ressasser la trahison qu'il a subie, et du leur, Ellen et Mae ne voulaient pas accorder d'importance à celle qui leur avait presque coûté leur meilleur pote. Ils n'ont pas exactement fait comme si rien ne s'était passé, mais ils ont gentiment marché sur des œufs autour du sujet lorsqu'ils s'en approchaient pour une raison ou une autre. Tout le contraire de la mention directe qui vient d'en être faite, donc.
Le regard vert de Nelson se perd à nouveau dans le vide alors qu'il réfléchit avant de répondre. Est-ce qu'il aurait dû voir les choses moins simplement avec son ex ? Est-ce que ça lui aurait épargné ce qui s'est passé ? Est-ce qu'il aurait pu voir ce qu'elle manigançait, qu'elle se servait de lui, n'était pas honnête avec lui ?
— … Je pensais que je pouvais la changer. Enfin non, pas la changer, mais l'aider à faire ressortir son bon fond. Je pensais que son attitude cachait sa personnalité, et c'est sans doute vrai, sauf que je me suis gouré sur ce qu'était sa personnalité, justement.
Après avoir parlé, il se pousse à ramener ses yeux à ceux de son interlocutrice toujours en face de lui, de l'autre côté de son établi. Il ne veut pas se laisser abattre par ce mauvais souvenir.
— Donc tu savais que ça durerait pas entre vous, conclut Ellen.
Son effort pour que son soulagement ne transparaisse pas trop dans sa voix n'est pas très concluant, mais il ne lui en tient pas rigueur. Est-ce que, même si Degriff avait été sincère, le fait qu'elle lui ait coûté ses deux meilleures amies ne les aurait pas séparés quand même, au bout du compte ? Est-ce qu'il n'aurait pas fini par faire confiance aux instincts de Mae et Ellen indépendamment d'un évènement tangible pour les soutenir ? Ou est-ce que, s'il avait eu raison et elle était réellement une gentille fille dans le fond, elle serait restée avec lui après qu'il ait réussi à faire ressortir cette facette de sa personnalité ? Est-ce que, même si Mae et Ell' l'avait appréciée, les choses auraient pu durer entre eux ?
— Bah, dans quel monde une fille comme elle reste avec un mec comme moi ? Elle est irréprochable en toute occasion. Elle met 30 minutes à s'habiller le matin, rien que pour choisir la tenue parfaite. Et moi j'ai un traceur dans ma cheville, des Converses pas toujours appareillées, et dans mon temps libre je fais des petits chevaux en bois pour des gamines de 8 ans.
Pour achever de souligner tout ce qui les séparaient effectivement d'entrée de jeu, il désigne d'un geste ample son œuvre encore inachevée devant lui, et par extension le désordre ambiant de l'établi dans lequel ils se trouvent tous les deux. Parfois il se demande comment ses pères restent aussi stoïques par rapport à ce passe-temps chaotique. Il n'arrive pas à comprendre pourquoi ils ne l'ont pas dissuadé de la menuiserie lorsqu'il a démontré de l'intérêt pour ça pour la première fois, en accompagnant Donovan chercher une nouvelle batte chez l'artisan. C'est productif, oui, mais aussi un peu dangereux, quand même.
— T'as raison, elle te mérite pas, valide Ellen du tac au tac, bien que dans le sens inverse de celui où Nelson entendait son raisonnement.
Incapable de trouver une réponse à ce compliment d'une spontanéité frappante, il l'accepte en silence. Un sourire étire tout de même ses lèvres et le rouge lui monte légèrement aux joues. Alors qu'il baisse les yeux, gêné, et retourne à son ouvrage pour se donner une contenance, elle affiche pour sa part une moue pas peu fière. C'est un sentiment agréable que celui d'être à la hauteur de ses amis. Elle a beau avoir été majoritairement obnubilée par ce qui va se passer cet après-midi, ça ne l'a pas empêchée de se rendre compte à quel point elle était certainement usante avec cette histoire, toute cette semaine. Et en l'absence de Mae pour faire tampon, Nels a eu la patience d'un roi. Hors de question qu'il ose se considérer comme inférieur à qui que ce soit, donc. Pas si elle a son mot à dire.
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