2x08 - L'eau qui dort (6/19) - Sacrifice
Il n'aura pas fallu une semaine à Siegfried et Vladas pour localiser le scientifique avec qui ils ont tous dû laisser partir Mae le jour de son sauvetage, même alors qu'ils n'ont pas entrepris sa traque dès qu'il s'est séparé de la jeune fille. Au plus grand déconcertement du duo, il semblerait que celui-ci n'ait fait aucun effort pour se cacher, après avoir mis sa patiente dans un bus pour Chicago. Voire, au contraire, il aurait plutôt tout fait pour se faire repérer…
Sa piste s'est bien brusquement refroidie à un moment, mais les deux espions ont vite compris pourquoi en découvrant qu'il avait lui-même été enlevé. L'idée qu'il se soit fait remarquer intentionnellement une fois séparé de Mae afin d'attirer l'attention sur lui et la détourner d'elle leur a effleuré l'esprit, mais ils ont préféré ne pas y penser. En ce qui les concerne, peu importe combien ils ont besoin de lui, il est toujours l'ennemi.
Une fois capturé, forcément, le scientifique a tout de suite été moins facile à traquer. Il n'a cependant pas cessé de laisser des traces de son passage, et ce malgré toutes les précautions de ses geôliers pour les dissimuler. Pour le peu d'estime qu'ils portent au laborantin avant même de le rencontrer formellement, les deux Européens ont au moins dû admettre qu'il avait de la ressource. Et de la pugnacité, puisqu'il n'a à leur connaissance aucune raison de penser que quelqu'un va venir le chercher.
Accroupis sur le toit du conteneur placé au-dessus de l'entrée du réseau de bunkers dans lequel leur cible est retenue, les deux équipiers se faufilent discrètement jusqu'à la trappe d'accès supérieure. Leurs pas sont étonnamment légers sur métal. De plus, portant les mêmes tenues de camouflage que lors de leur intervention à DG, ils sont toujours aussi invisibles à qui n'aurait pas le nez sur eux. L'ouverture qu'ils surplombent a été condamnée par la soudure, mais ce n'est qu'un obstacle mineur pour eux. Après avoir jeté un coup d'œil au nombre de personnes à l'intérieur, à l'aide de lunettes à vision thermique, ils échangent des sourires entendus et entreprennent d'appliquer une pâte chauffante aux contours de l'ancienne entrée. Une étincelle plus tard, le carré de tôle est tombé sur la tête de l'un des trois gardes, tandis qu'ils se sont jetés chacun sur l'un des deux autres avant que ceux-ci n'aient eu le temps de comprendre ce qui se passait.
Déplorant le manque de sécurité de l'endroit dans sa langue maternelle, et dégageant avec dédain un corps inconscient de son passage du pied, Sieg s'approche des moniteurs de surveillance du site souterrain. Pendant ce temps, son partenaire s'applique à déverrouiller l'accès à l'étage inférieur. La zone, à la surface ressemblant à s'y méprendre à un simple cimetière de caissons de transport maritimes, est en réalité une prison de transit pour diverses organisations plus ou moins légitimes. En d'autres circonstances, ils seraient tout à fait capables d'amener quelqu'un ici, en attendant des renforts ou un mode de transport sécurisé. Pas aujourd'hui, cependant. Aujourd'hui, ils sont là pour une extraction.
Au moment où le Scandinave se retourne vers Vlad pour lui indiquer qu'il a déterminé dans quelle cellule se trouve celui qu'ils sont venus chercher, celui-ci fait lui-même volte-face pour lui montrer qu'il vient d'ouvrir la porte. Sans autre concertation qu'en amenant leurs poings l'un à l'autre pour se féliciter de leur synchronisation, ils s'engouffrent dans l'écoutille.
Un étage plus bas, ils ignorent royalement tous les couloirs qui s'offrent à eux pour se diriger droit vers leur destination. Peu importe qui d'autre est retenu dans ce labyrinthe souterrain et secret ; ce n'est pas leur problème. Il n'y a que ceux qui vont se tenir entre eux et Bertram qui ont à craindre de leur part. À vrai dire, après tous ces jours de recherches sans avoir eu besoin de recourir à leurs techniques d'interrogatoire les plus musclées, les deux agents sont assez satisfaits d'enfin pouvoir se frotter à de la résistance. Se souriant de plus belle, joueurs, ils s'adossent chacun d'un côté de la porte de la pièce au numéro qu'ils cherchaient, et viennent y frapper de concert d'un simple doigt replié.
Lorsque l'un des deux cogneurs affectés à la détention de Gregor regarde par le judas, il ne voit rien. Estimant qu'il a eu le temps de jeter un œil puis de se détourner, les deux grands blonds tapent à nouveau. Le déclic de l'armement d'un pistolet indique alors qu'on s'apprête à sortir. L'altercation qui s'annonce va peut-être faire un peu de bruit, mais ça importe peu ; les occupants des autres pièces n'ont aucune raison d'intervenir. Chacun s'occupe de ses affaires, dans un endroit comme celui-ci. Et les missions comme celle-ci, avec une certaine impunité, sont les plus marrantes, vraiment.
Saisissant le cerbère par la première partie de son corps à franchir le seuil, à savoir sa cheville (tant pis pour lui, si ça avait été son poignet, sa chute aurait été moins rude), Vladas l'entraîne hors du champ de vision de son coéquipier à l'intérieur. Ce dernier bondit évidemment sur ses pieds pour lui venir en aide, mais il n'a pas le temps d'analyser la situation, puisque Siegfried a déjà balancé un fumigène dans la pièce. Lâchant un juron sonore ainsi que son arme à feu, devenue inutile en les circonstances de visibilité réduite, le garde dégaine un couteau en attendant que son assaillant se jette sur lui. Malheureusement, il a mal estimé son adversaire, et le bruit du métal sur le cuir est suivi de celui du métal dans l'air juste avant que la même lame que Siegfried avait plantée dans le mur des Quanto ne vienne s'ancrer dans son épaule droite.
Sous la force de l'impact inattendu, le geôlier tombe en arrière, hurlant de douleur. Une botte de combat sur son autre épaule l'empêche ensuite rapidement de se relever. Du bout du pied qu'il a déjà sur lui, Sieg le contraint à tourner la tête, cherchant à mettre en évidence le tatouage qu'il le devine arborer sur le côté gauche de son cou.
— Peacock[1]. Bien sûr. On aurait dû s'y attendre, il commente la plume de paon bleue et verte.
Le dessin est tape-à-l'œil même à travers son masque à gaz et la fumée qui tarde encore à se dissiper à cause de la mauvaise aération de la pièce.
— Anvil[1], ajoute Vlad en rejoignant son partenaire à l'intérieur.
Il traîne derrière lui la brute qu'il a terminé de neutraliser sur le seuil, par le bras droit. La manche retroussée de l'inconscient laisse entrevoir un tatouage d'enclume sur son poignet, confirmation de son identité.
Malgré le nombre de personnes à passer par la formation qu'ils ont suivie depuis leur plus jeune âge, leur monde est curieusement petit, et la réputation de ses membres est construite sur la base de noms de scène systématiquement associés à des marquages corporels. Or, ceux de l'enclume au poignet et la plume de paon au cou sont d'autant plus familiers aux deux grands blonds qu'ils en ont entendu parler récemment. Par Alek. Lorsqu'il leur a fait part de son témoignage de l'attaque qu'il a subie dans son laboratoire.
— Montre ta face, connard ! crache le poignardé en se comprenant reconnu.
Qu'il parvienne à rester conscient et même se débattre malgré la douleur est un crédit à sa ténacité. Ses bravades ne font cependant même pas fléchir Sieg. Quant à Vladas, il met genou à terre près de l'enragé. Il le considère en silence pendant une longue minute, puis vient retirer la lame de son épaule d'un geste sec, déclenchant l'hémorragie jusqu'ici contenue et réveillant les hurlements du blessé.
Se redressant sans attendre que l'exsanguination ait fait tomber Peacock dans les pommes, Vlad rend son arme à Siegfried puis se dirige vers le fond de la pièce, où il sait se trouver celui pour qui ils sont venus. Lorsque la fumée s'est enfin suffisamment dispersée pour qu'ils puissent retirer leurs masques, alors ils s'en délestent tous les deux, les raccrochent à leur ceinture, et découvrent leur cible.
Torse et pieds nus, les poignets et les chevilles menottés aux quatre pattes de la chaise en métal sur laquelle il est assis, Gregor est en piteux état. Ils ne s'attendaient pas à le trouver en blouse blanche, puisqu'il s'est débarrassé du vêtement dès qu'il a pu, avant même de quitter Mae, mais tout de même. Tête baissée, son visage est dissimulé par ses mèches noires les plus longues, mais on peut tout de même deviner qu'il n'a pas été épargné par la torture qu'on a dû lui faire subir ici. Ses cheveux sont collés ensemble par ce qui est à ne pas s'y méprendre du sang coagulé. De longues et fines coulées rouges serpentent de ses tempes le long de son cou, de l'écarlate au cramoisi selon leur ancienneté. Son abdomen est couvert d'hématomes.
Toujours sans un mot, Vlad met à nouveau genou à terre, en face du prisonnier cette fois. Avec grande délicatesse, il vient placer deux doigts sous son menton pour lui relever la tête. Au contact, le Docteur a d'abord un mouvement de recul avant d'ouvrir les yeux. La reconnaissance passe alors dans son regard clair :
— C'est vous…. La fille. Vous avez trouvé la fille ? Dites-moi que vous l'avez… il s'emballe.
Il grimace à la douleur que son réveil implique dans tous ses membres, encore attachés et endoloris, mais il reconnaît Vlad pour l'avoir vu le jour du sauvetage. Il n'est pas prêt d'oublier quelque visage que ce soit de ceux qu'il a découverts ce jour-là. Le grand blond peu bavard échange une œillade avec son partenaire, debout à côté de lui, avant de répondre :
— On l'a.
Même si ni l'un ni l'autre ne laisse paraître d'émotion, ils sont tous les deux très surpris de la réaction du scientifique. Ils s'attendaient soit à de la peur soit à des suppliques de libération, certainement pas à de l'inquiétude pour la blondinette. Ou qui que ce soit d'autre que lui-même, d'ailleurs.
— Comment va-t-elle ? poursuit Greg.
Ses yeux bleus passent de l'un à l'autre des agents. Il se fiche complètement de qui va lui offrir une réponse du moment qu'il en obtient une.
— Pas terrible, poursuit Vlad dans ses déclarations succinctes.
Bertram ferme les paupières à la réception de cette information décevante, mais elle ne lui semble pas non plus entièrement inattendue.
— Je sais ce qui ne va pas, il annonce.
— C'est ce qu'on espérait. On n'est pas venus pour ton joli minois, intervient Siegfried.
Il est lassé de cette démonstration d'altruisme à son sens déplacée. Son expression fermée n'est que renforcée par le frottement feutré et répétitif de son couteau sur son pantalon, pour l'essuyer.
— Son dossier – son dossier complet – est dans mon coffre-fort numérique, dans ma douche, à DeinoGene. Vous allez avoir besoin de l'empreinte d'une de mes mains, d'un de mes yeux avec mon ADN, et d'une combinaison de chiffres que je vais vous donner, il leur apprend sans aucune négociation de leur part, plus qu'heureux de coopérer.
Ce n'est pas la première fois qu'il est séquestré et torturé, donc il sait tenir sa langue. Il y a cependant toujours un certain soulagement à tout déballer, une fois qu'on se retrouve enfin dans une position où révéler ce qu'on a tant lutté pour dissimuler est possible.
— Er… Tu as vraiment besoin de tes notes ? Tout n'est pas dans ta tête ? l'interroge le Scandinave.
Il n'a nullement envie de remettre les pieds dans ce maudit labo s'il peut l'éviter. Surtout en se trimballant un otage.
— Si, mais… commence à protester Greg, avant de s'interrompre, comme s'il venait de penser à quelque chose.
— Mais quoi ? On va pas s'embêter à retourner là-bas pour quelque chose dont tu n'as pas strictement besoin, s'agace Sieg.
Sur cette déclaration, il se détourne pour aller palper les poches de leurs deux adversaires inconscients, à la recherche de la clé des liens de leur prisonnier.
— Mais vous l'avez sauvée. Vous n'êtes pas venus la voler, vous l'avez sauvée. Elle est chez elle, non ? le scientifique achève enfin l'objection qu'il a commencée juste avant.
Il y a sur son visage une expression d'incrédulité totale. Puisque Vladas est le seul à être resté en face de lui, toujours agenouillé, c'est vers lui qu'il se tourne et à qui il s'adresse.
— Oui, confirme simplement le grand blond taiseux, hochant doucement la tête.
— Et vous voulez m'amener jusqu'à elle ? poursuit Greg dans son incompréhension de la situation.
Il n'arrive pas à concevoir qu'on puisse vouloir le réunir avec la jeune fille, alors qu'il est le responsable de son état. Personne n'avait eu l'air satisfait de la laisser partir avec lui, le jour où ils sont venus la chercher. La décision avait été prise sous la contrainte. S'ils ont une alternative à sa présence aujourd'hui, pourquoi n'en profitent-ils pas ?
— T'inquiète. De tous ses proches, il n'y en a que quelques-uns qui sont armés, répond Sieg sans se retourner.
Il pouffe à l'appréhension du scientifique, qu'il juge amplement méritée et plus encore. Bertram fait cependant claquer sa langue, frustré d'être incompris. Comment le corriger dans sa mauvaise interprétation de son alarme ?
— Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète ! Personne n'a envoyé ces types après moi. Ils m'ont cherché d'eux-mêmes ; ils ne vont pas arrêter, parce que personne ne va les rappeler. Et d'autres pourraient venir, aussi.
Après avoir entendu ce raisonnement, Vlad se redresse et se retourne vers son coéquipier, lui aussi à nouveau debout, la clé des menottes dans une main. Ils échangent un long regard pensif. Ils n'avaient pas envisagé ce scénario. Traditionnellement, qu'il s'agisse d'une personne ou d'un objet, un pion n'est pas échangé plus de deux fois. Lorsqu'il a été dérobé à son détenteur initial, celui-ci ne fera que rarement plusieurs tentatives pour le récupérer. On préfère souvent détruire quelque chose que de laisser quelqu'un d'autre l'avoir. C'est parfois une question de moyens, mais le plus souvent une question de bon sens, qui conduit à éviter d'entrer dans un cercle vicieux. Cette règle tacite est cependant beaucoup plus respectée dans le cadre de missions commanditées que d'affaires personnelles. Si leurs collègues par terre ont agi de leur propre chef, tous les coups peuvent être permis.
— Tu es sûr ? interroge simplement Siegfried.
Il lance le petit trousseau à son partenaire, qui le réceptionne sans effort d'une main, avant d'entreprendre d'en faire usage, remettant genou à terre.
— La chute d'une organisation n'entraîne jamais que deux choses : pillage et vengeance. Je ne serais pas dans cette situation si j'étais encore d'une quelconque valeur. Clairement, que je sois le seul à m'être échappé fait de moi le suspect idéal pour ce qui s'est passé. Et je n'ai pas besoin de vous faire le dessin de ce qu'on réserve aux traîtres en général. La chasse est ouverte et je suis le gros lot. Ce n'est pas prudent de me fréquenter.
Pendant son explication, Vlad achève de défaire ses liens. Puis, il dépose précautionneusement les chaînes au sol, dans un cliquetis étonnamment doux à l'oreille. Le retrait de la tension sur ses membres fait grimacer Gregor de plus belle, mais il tient bon.
— Qu'est-ce que tu suggères ? demande alors son libérateur.
— Laissez-moi ici. Mort ou vif, peu importe. Prenez ma main, mon œil, et mon mot de passe, et allez chercher mes documents dans mon coffre. Il n'y a sans doute plus personne là-bas, donc ça ne devrait pas vous poser de problème. Et si vous avez pu la tirer de là, vous saurez exploiter mes notes sans moi. Je ne vaux pas les ennuis que je vais vous apporter, Bertram insiste sur son idée première.
Comme si ça pouvait soulager la vilaine brûlure qu'on y devine, il entreprend ensuite de recroqueviller son bras droit dans sa main gauche. Ses articulations douloureuses ne lui rendent pas la tâche confortable, mais puisqu'il aura mal dans une position ou une autre, il essaye quand même de trouver la moins pénible pour l'heure. Ça semble futile, au vu de ce qu'il propose qu'on lui inflige encore, mais c'est un réflexe.
Sieg penche la tête sur le côté, considérant la proposition. Après s'être redressé, Vlad le couve d'un regard tranquille, s'en remettant comme souvent à son jugement. Il sait que, quoi qu'il choisisse, il le suivra sans aucun état d'âme. Cette dynamique a été établie très tôt dans leur duo, et sans accroc aucun.
Le principal intéressé par la décision à prendre dévisage également le Scandinave sans fléchir, menton levé, brave malgré son piteux état. Il n'a pas encore la force de quitter sa chaise, mais est-ce réellement nécessaire pour ce qu'il imagine devoir se dérouler ?
Après ce qui lui semble avoir été une éternité, Siegfried s'approche enfin de lui. Il le surplombe de toute sa hauteur sans rien dire un instant, puis vient abattre son poing sur sa figure. Le coup est sec, net et précis, et fait instantanément perdre connaissance au scientifique. Perplexe, Vladas ouvre les bras et hausse un sourcil.
— On l'embarque. On verra plus tard pour le reste, déclare simplement l'autre avec un geste et une grimace dédaigneux, se détournant déjà vers la sortie.
Un sourire amusé au coin des lèvres mais sans commentaire, son partenaire balance donc Gregor par-dessus son épaule, comme s'il ne pesait rien, puis lui emboîte le pas. Il peut comprendre ce choix. Ils se sont donnés beaucoup de mal pour retrouver ce type, ils ne vont pas le laisser là. Sans compter qu'il pourrait leur mentir au sujet de ses notes, et comme le réveil de Mae en dépend, ils ne peuvent pas se permettre de prendre de risque par rapport à ça. Si détenir le scientifique en personne s'avère effectivement représenter un danger pour eux et tous leurs collaborateurs dans cette affaire, ils devraient avoir encore un peu de temps pour aviser d'une marche à suivre. Et pour pouvoir la soumettre à un vote informé, il faut commencer par rentrer au bercail avec tous les éléments.
[1] Peacock = Paon
[2] Anvil = Enclume
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