2x08 - L'eau qui dort (5/19) - Électricité statique
Laissant échapper une brève exclamation de satisfaction, un fer à souder de précision entre les doigts, Aleksander tend les bras en l'air, poings serrés, puis se lève de sa chaise sans les rabaisser, triomphant. Assise à côté de lui dans son bureau, une jambe ramenée sous elle et un sourcil haussé, Ann pouffe derrière une bulle de chewing-gum. Lorsqu'elle éclate, la sphère fluo permet de voir sur son visage une moue à la fois attendrie et perplexe.
— T'es franchement un mec chelou, on te l'a déjà dit ? elle commente cette manifestation de victoire étonnamment sobre à son goût.
Une tablette sur les genoux, sur laquelle les symboles et les images animées indiquent qu'elle est en conversation au moins intermittente avec Caroline et Robert, la pirate n'est visiblement pas aussi enthousiasmée que l'ingénieur par le bras mécanique qui fait jouer ses doigts sur le meuble à roulettes en face d'eux. Ce qu'il lui manque en esthétique, l'objet le compense pourtant en complexité, la structure métallique rudimentaire parcourue d'une multitude de pistes électroniques, sur lesquelles étaient justement en train de s'affairer Alek, d'après l'outil qu'il tient encore dans une main.
— Pas depuis très longtemps. Mais s'il te plaît, ne gâche pas mon plaisir. Je ne me rappelle pas de la dernière fois où j'ai travaillé sur des composants aussi gros, répond gentiment le père de famille.
Acceptant malgré tout la remarque, il ramène ses bras le long de son corps. Qu'il soit paradoxalement affublé d'une paire de lunettes-loupe dignes d'un neurochirurgien n'aide cependant pas à réduire son étrangeté aux yeux de la jeune femme.
— Dinosaure, elle lâche en faisant semblant de tousser derrière son poing.
— Tu dis juste ça parce qu'il te rappelle quelqu'un, lui lance alors une autre voix masculine, depuis l'autre côté du plan de travail mobile.
S'extirpant de sous le meuble, où il s'affairait parmi une énorme liasse de fins câbles colorés, Jazz se redresse à son tour. Le frère jumeau et la bête noire de Fred toise sa femme avec un sourire aussi espiègle que resplendissant, que cette dernière ne manque pas de lui rendre bien malgré elle, incapable de se retenir.
— Dans tes rêves, elle murmure tout de même du bout des lèvres, malicieuse.
Jusqu'ici, elle n'a encore jamais eu quelque difficulté que ce soit à attiser la jalousie de son mari envers le Professeur. Il faut dire aussi qu'il a du mal à la masquer depuis qu'elle le fréquente. C'est un sentiment absurde de sa part, et il en est clairement conscient même si ça ne l'aide pas à s'en défaire, mais pour une fois qu'il y a un trou dans son armure, elle l'exploite sans vergogne. Elle aurait pourtant pensé que se joindre à leurs recherches apaiserait son inquiétude déplacée, mais force est de constater que non.
Voilà en effet quelques jours que Jasper s'est joint à eux dans leur quête d'une amélioration de l'état comateux de Caroline et Robert. Ann l'a invité pour plusieurs raisons. La première, c'est parce qu'il dispose de compétences en électronique qui pourraient leur servir mais lui échappent à elle-même. La deuxième, c'est parce qu'il avait bien besoin d'une distraction de ses récentes pérégrinations avec sa sœur. Lui faire laisser de côté sa réticence usuelle à compromettre son anonymat n'a pas été facile, mais ni lui ni elle ne regrettent qu'elle y soit parvenue. Il faut dire aussi qu'elle avait l'argument de poids qu'il venait justement de le faire pour Fred, qui pourtant n'a de cesse de revendiquer son intention de le mettre en cage. Le faire pour quelqu'un qui a ouvertement confirmé sa volonté de protéger leur identité paraît donc acceptable.
La troisième raison d'intégrer Jasper à leur petite équipe était d'aider à occuper l'esprit d'Alek. Au retour de Mae, le patriarche s'est évidemment vu retiré un énorme poids des épaules. Néanmoins, si l'inconscience de sa fille lui est moins inquiétante que son absence, elle le laisse hélas tout aussi impuissant. De lui-même, en attendant que les personnes compétentes trouvent une solution à ce qui affecte sa benjamine, il s'est donc lancé dans une nouvelle approche encore du problème des désincarnés numériques, sur lequel c'est lui l'expert référent, autant que faire se peut. Le renfort de Jazz est ainsi l'apport idéal aussi bien d'un point de vue technique que d'un point de vue humain. Si le sujet ne suffisait pas à accaparer l'ingénieur, gérer ce turbulent nouveau collaborateur garantit qu'il ait le moins de temps possible à consacrer à se faire un sang d'encre.
La nouvelle approche du problème de Caroline et Robert est venue à l'ingénieur après mûre réflexion sur les suggestions de Chuck et ses propres conclusions. Il a décidé qu'il se devait d'entretenir les fonctions cérébrales de ses deux protégés qu'ils n'utilisent plus depuis qu'ils n'habitent plus leur corps, à savoir leurs capacités motrices. Il se dit qu'en préservant la partie de leur signal neural qu'il sait pouvoir réintégrer leur boîte crânienne, ce sera toujours une chose de moins à s'inquiéter le moment venu. C'est une chose de les avoir dépassées, une autre de les avoir complètement remplacées.
C'est ainsi qu'il a commencé à s'atteler à la conception de membres mécaniques, que les deux fantômes de la machine pourraient actionner de la même façon qu'un amputé utilise une prothèse, une fois les bons branchements effectués. Cette avenue est dangereusement proche de l'alternative des androïdes, qu'il s'interdit d'emprunter tout à fait, mais ça ne devrait être que temporaire. Et c'est là que l'expertise de Jazz est entrée en jeu.
Enfin faire la connaissance de celui dont il avait tant entendu parler sans pour autant vraiment savoir quoi que ce soit sur lui avait été pour le moins inattendu, pour Alek. D'une part parce qu'il ne pensait pas que ça arriverait un jour, et d'autre part parce que le jeune homme ne correspond à rien de ce qu'il s'était imaginé à son sujet. Jusqu'ici, le pirate s'est cependant montré tout aussi utile et plein de ressources que sa femme, si ce n'est plus. Le seul inconvénient à son intégration de l'équipe est qu'avoir le couple dans son laboratoire donne parfois l'impression au père de famille d'être dans une cour d'école.
— Menteuse, Jasper répond justement à son épouse sur le même ton railleur qu'elle, illustrant sans le savoir parfaitement le sentiment du chercheur qui les observe.
Le pire, c'est que le jeune homme sait qu'il n'a aucun souci à se faire. Sa déesse des Morts n'a d'yeux que pour lui. Il a eu du mal à l'accepter d'abord, puis à la convaincre ensuite, mais elle est et demeure sa plus grande admiratrice. Et pourtant, l'entendre complimenter quelqu'un d'autre le hérisse toujours un peu. Et comme elle n'a pas vraiment tari au sujet du quadragénaire, depuis qu'elle a commencé à travailler à ses côtés, forcément, il est particulièrement facile à taquiner sur le sujet. Non pas qu'il ne comprenne pas pourquoi elle a tant de respect pour l'ingénieur, après avoir pu constater par lui-même à quel point il est prolifique dans son domaine, ces derniers jours. Mais quand même…
— Vous savez, si on était passés par le marché noir comme je l'ai suggéré à la base, vous n'auriez pas eu à partir de zéro, et on en serait peut-être un peu plus loin qu'aux fonctions motrices brutes, à l'heure qu'il est, fait remarquer Anubis.
C'est sans ménagement qu'elle met un terme à leur petit aparté marital. C'est divertissant, mais ils ont mieux à faire. Surtout vu le temps qu'elle estime qu'ils perdent. Son manque d'émotions à ce qu'ils viennent de réussir à accomplir n'est pas une première. Ils font mumuse depuis 5 jours, et le truc remue à peine. D'accord, il leur a fallu une petite période d'adaptation pour bien bosser ensemble, mais ça paraît négligeable pour des esprits comme les leurs. Ils ne correspondent pas à la définition de sociable, mais ils sont tous les deux aussi tordu et intello l'un que l'autre à leur manière. Surtout que le terrain avait été préparé par beaucoup de recherches préalables. Elle en sait quelque chose, puisque c'est justement aider à les réaliser qui l'a conduite à vouloir intégrer Jasper à leur groupe de travail.
— Trouver un mécanisme anthropomorphe dont la circuiterie s'approcherait suffisamment de la complexité du système nerveux humain pour pouvoir nous être utile dans notre entreprise nous aurait au contraire retardés, oppose doucement Aleksander.
Retirant ses lunettes grossissantes et les posant sur un pan de bureau à côté de lui, il se rassied. Il comprend la déception de la jeune femme, mais il est tout à fait convaincu de ce qu'il avance. Aussi fascinante et perfectionnée l'anatomie humaine soit-elle, chercher à la reproduire dans un robot serait d'une inefficacité rare. Il n'y a bien que leur situation qui appelle à un tel besoin. La beauté d'un mammifère, et même de tout être vivant, est son indépendance énergétique, mais celle-ci repose sur des comportements de sustentation inadaptés à des entités mécaniques. Problème que l'ingénieur et ses nouveaux acolytes vont donc d'ailleurs rencontrer à terme dans leurs travaux, mais chaque chose en son temps.
— Et on se serait vachement moins éclatés, aussi, ajoute Jazz, plus dans l'affect que la logique, en ce qui le concerne.
En plus de la prouesse que construire cette petite merveille représente intrinsèquement, c'est également la seule activité qui ait réussi à lui faire oublier sa rencontre avec Fred depuis qu'elle a eu lieu. Voilà une semaine qu'il reste allongé les yeux grands ouverts la nuit à réexaminer les moindres petits détails de cette entrevue, chaque mot et chaque micro expression de sa jumelle, face à tous les scénarios qu'il a pu s'imaginer au fil des années pour leur premier contact. Il ne sait pas trop pourquoi il se fatigue avec cet exercice, puisqu'il n'a aucun doute sur le fait que ça n'aurait pas pu se passer autrement en les circonstances. Il a l'esprit tranquille de ce côté-là, donc. Et bien que l'Agent de la Sécurité Intérieure avec lequel travaille la famille Quanto soit intervenu deux jours plus tard et ait rendu sa visite superflue, le pirate ne regrette pas sa décision d'avoir été le premier à mettre sa sœur en garde non plus. Avec un peu de chance, ça va lui gagner un peu de crédibilité à ses yeux. Même s'il en doute fortement.
— T'es sûr que c'est pas moi qui devrais être jalouse ? commente alors Ann.
Bien qu'elle ne demande pas ça sérieusement, au regard attendri que son mari porte au membre artificiel entre eux, la question pourrait être légitime. La prise de parole a au moins le mérite de le tirer de sa brève digression en pensée.
— De toute façon, on peut aller au rythme qu'on veut, parce que tant que les cartographies ne sont pas terminées, on ne peut pas faire grand-chose. Comment ça s'annonce ? il lui renvoie.
Si elle est insatisfaite de leur avancement, elle ne peut pourtant pas se vanter du sien, autant qu'il sache. Croisant les bras, il la toise de toute sa hauteur, compétitif, comme toujours.
— Encore long. J'ai du mal à les garder concentrés sur les exercices. C'est comme s'ils avaient la durée d'attention d'enfants de cinq ans. Je crois que notre projet les enchante moyennement, en fait, lui apprend cependant sa femme très sérieusement.
Elle affiche une moue déçue alors qu'elle toise les deux jauges de progression sur le côté de son écran, ni l'une ni l'autre ne dépassant 15%. La taquinerie est méritée et bien lancée, mais elle n'a malgré tout pas trop envie de rire sur ce sujet.
Pendant que les deux hommes s'occupent de l'atelier bricolage, elle est chargée de leur préparer le terrain. Leurs deux patients ne pourront pas être interfacés avec ce qu'ils sont en train de construire tant que la correspondance entre leurs anciennes connexions neuronales et leurs équivalents dans la matrice informatique n'aura pas été établie. C'est un mappage encore une fois quelque part un peu similaire à celui qui est fait sur les amputés avant de pouvoir leur fournir une prothèse, à ceci près que la communication avec leurs sujets n'est pas aussi facile qu'un simple échange verbal, et qu'ils n'ont aucun repère anatomique pour les aiguiller ; si chaque cerveau est unique, un médecin a tout de même une assez bonne idée de quelle zone est dédiée à quelles fonctions. En l'occurrence, les signaux électriques ne sont plus cantonnés à une espace physique mais éparpillés un peu partout dans un environnement virtuel. Les identifier est un sacré défi.
— Je croirai qu'ils n'ont rien perdu quand ils auront passé tous nos tests, grommelle Alek.
Il n'apprécie guère le manque de coopération de deux jeunes gens. Il leur a bien entendu exposé son idée lorsqu'elle lui est venue, mais dès le début ils n'ont pas paru emballés. Ils n'ont pas semblé voir l'intérêt de la démarche, tout simplement. Il leur a fallu de nombreuses tentatives et beaucoup de symboles avant de faire comprendre qu'ils avaient encore des sensations fantômes, l'impression d'une forme physique sans en avoir réellement. Si cette information a un peu rassuré l'ingénieur quant aux chances de succès de son projet et le pronostic global de ses deux protégés, il ne s'en est cependant pas contenté et a insisté pour une cartographie en bonne et due forme tout de même, à laquelle les deux cobayes se sont donc montrés très récalcitrants.
— Je suis pas sûre que ce soit qu'ils sont vexés, le problème, le tempère Anubis.
Elle n'arrive pas à chasser de son esprit l'idée que les deux téléversés leur cachent quelque chose, même si elle serait bien en mal de dire à quel sujet exactement. Déjà qu'avec quelqu'un en chair et en os, les échanges purement textuels sont particulièrement sujets à mauvaise interprétation, alors avec eux, c'est une pente encore plus glissante.
— Quel qu'il soit, c'est toi qui as le meilleur rapport avec eux. S'il te plaît, continue à essayer de les convaincre. Même si tout ça n'aboutit pas, c'est toujours un diagnostic qui pourrait nous servir, insiste doucement le Professeur.
Les yeux fatigués d'avoir passé tant de temps concentrés sur des soudures minuscules, il se frotte ensuite les paupières.
— Je ne m'inquiète pas. S'il y a bien un talent que tu possèdes, c'est la persuasion, commente Jazz sans hésitation.
La confiance qu'il accorde à sa chère et tendre est absolue. Lorsqu'il la sait capable de quelque chose, il ne fait aucun doute dans son esprit. De la même manière, il semble avoir une conscience accrue de ses limites et Alek ne l'a jamais vu la surestimer. Ils forment réellement une équipe impressionnante.
— Ah ouais ? Tu me rappelles pourquoi ta frangine nous a suivis ici ? proteste pourtant Ann à ce compliment, un sourcil haussé.
Ce à quoi elle fait bien entendu allusion, c'est qu'elle n'a pas réussi à plaider sa cause lorsqu'il a été question de laisser Fred derrière eux au moment de quitter Portland. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé.
— Et tu me rappelles pourquoi on est venus en premier lieu ? Jasper lui oppose presque sans marquer de pause, bras toujours croisés et menton levé, espiègle.
— … Tu gagnes cette manche, elle doit bien admettre après un court silence.
Elle n'est pas en position de nier que partir à la poursuite des responsables de la chute de DeinoGene était entièrement son idée. Agacée d'avoir été si facilement circonvenue, elle grogne et baisse les yeux sur sa tablette, faisant à moitié semblant de travailler. Amusé comme toujours par son caractère de cochon, Jasper contourne le chariot devant lui et vient déposer un baiser sur son front. Alors qu'elle s'applique à ne pas relever la tête, sans doute pour ne pas que la façon dont elle se mord la lèvre inférieure et le rouge qui lui monte aux joues ne soient trop apparents, il profite de son passage pour attraper leurs tasses vides derrière elle, puis quitte la pièce, sans doute pour aller les remplir.
À cette manifestation publique d'affection, Aleksander se détourne. Il s'abstient de tout commentaire. Il se remémore simplement avec nostalgie un temps où Angie agissait comme ça avec lui, concentré sur sa dernière idée en date. Il ne se passe pas un jour sans qu'elle lui manque d'une façon ou d'une autre, mais travailler avec une couple qui bénéficie d'une complicité similaire à celle qu'il avait avec elle, pour tous les avantages que ça présente, est parfois un rappel cruel de ce qu'il a perdu.
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