2x08 - L'eau qui dort (4/19) - Nœud papillon
Penché au-dessus du bureau de sa chambre à l'institut Lakeshore, Caesar étudie les étapes à suivre pour faire un nœud papillon, présentées sous forme d'une série d'images animées en boucle et au ralenti. L'accès des résidents au Réseau est restreint, mais ce type d'information n'est pas jugé à risque. En chaussettes mais pantalon, chemise, et veste de costume, le ruban négligemment passé autour de son col relevé, le grand adolescent effectue des mouvements des mains dans le vide en plissant les yeux, concentré. La tâche lui paraîtrait sans doute moins difficile si son père était là. Ou même son frère. Markus sait forcément faire un nœud papillon, avec les galas annuels organisés par la fac. Et Jack, n'en parlons pas ; il a sans doute dû apprendre à mettre un nœud pap' avant d'apprendre à marcher. Caesar commence à se demander pourquoi il n'a pas choisi de mettre une cravate, ce qui aurait peut-être été plus simple, lorsqu'une voix féminine légèrement accentuée lui fait regarder par-dessus son épaule, vers la porte de la pièce :
— Nooon, s'exclame Setsuko depuis l'encadrement, la mâchoire décrochée.
Elle n'en croit pas ses yeux. Elle le toise de haut en bas et de bas en haut, à plusieurs reprises, à la fois amusée par son absence de chaussures dans une tenue si élégante, mais aussi un peu affectée de le voir ainsi sur son 31.
— Salut, Sets, il l'accueille avec un sourire embarrassé.
Pour se donner une contenance, il fait convenablement volte-face et glisse ses mains dans ses poches. Si seulement il savait que c'est elle qui est la plus déstabilisée d'eux deux. D'abord la coupe de cheveux, et maintenant le costard… Les pensionnaires de l'institut sont soit vieillis par leur expérience soit elle leur permet au contraire de retrouver leur enfance, et il n'y a aucun doute sur l'effet que la sienne aura eu sur Caesar. C'est comme s'il avait pris 4 ans en moitié moins de mois. Lorsqu'elle l'a rencontré, il avait l'air jeune pour ses 18 ans, et maintenant, il en fait un peu plus.
— Tu lui as dit, déduit la Japonaise de son accoutrement.
Malgré le caractère très implicite de la tournure de phrase, ce dont il est question n'est pas difficile à deviner pour celui à qui elle s'adresse. Il acquiesce doucement du chef.
— Elle m'a pratiquement extorqué une réponse. J'ai pas eu l'impression d'avoir le choix, il confirme.
Il a hésité jusqu'à la dernière minute à divulguer son hypothèse sur la date de son Bal de Promo au Docteur Conway. La semaine passée, elle a semblée encore plus appréhensive de son retour en circulation qu'avant si c'était possible. À tel point qu'il avait pensé que la situation chez lui avait peut-être empiré. Et puis, la veille, elle avait pris sur elle et lui avait fait tout un discours sur les priorités qu'il se devait d'avoir, que c'était bien gentil de penser aux autres avant lui mais qu'il fallait qu'il apprenne à se placer au premier plan de temps en temps. Alors, il avait osé.
— Et tu as vu juste ?
Bien qu'elle se doute que c'est le cas, sans quoi il ne serait pas dans cette tenue, Sets reste bluffée par un tel élan de perspicacité.
— Apparemment. Aujourd'hui, c'est mon Bal de Promo, il annonce avec un éclat de rire nerveux, comme s'il avait lui-même du mal à y croire.
Ça lui semble tellement trivial, comme déclaration. Le lycée lui paraît si loin, alors qu'il ne l'a quitté que depuis à peine plus de deux mois. Pas plus longtemps que des vacances d'Été. L'effet de dépaysement de la thérapie par l'isolement est insoupçonné.
— Tu n'as pas l'air si enchanté que ça… lui fait remarquer Setsuko, percevant la crispation dans son expression.
Puisque la conversation va potentiellement devenir plus personnelle, elle fait un pas dans la pièce, afin de ne plus s'adresser à lui depuis le couloir. Aucun autre résident n'est à portée de voix, mais elle considère que c'est une question de courtoisie.
— Je suis content. Mais un peu stressé, aussi. J'ai obtenu ce que je voulais, ce dont je pense avoir besoin, mais en même temps, j'ai un peu peur de sortir. Est-ce que ça paraît logique ?
Son aveu se fait sans effort, organiquement. Il est tout à fait en confiance avec elle, maintenant. Malgré leurs débuts et quelques passes difficiles, il a la sensation qu'ils ont trouvé un équilibre. C'est sans doute venu lorsqu'ils ont arrêté d'essayer de se déchiffrer l'un l'autre. Et malgré son naturel solitaire, il se surprend à apprécier sa présence, un peu comme il a fini par apprécier celle de Jack. Il se demande si beaucoup de gens ne se font jamais des amis qu'à l'usure. C'est forcément plus fréquent qu'il ne le pense.
— Je suis conseillère dans un institut psychiatrique ; oui, ça paraît logique. Ceci dit, je me sens obligée de demander : pourquoi est-ce que tu es déjà en costard ? Est-ce que ces trucs-là ne commencent pas en fin d'après-midi ?
C'est sciemment qu'elle dévie de sujet, pour le distraire de son appréhension. En plus du fait qu'elle se pose sincèrement la question.
— Je n'ai pas encore décidé si je vais passer par chez moi ou pas, alors je pars du principe que je n'aurai pas l'occasion de me changer une fois dehors, il explique simplement, haussant les épaules.
Une fois qu'il a obtenu sa permission de sortie, il a demandé au Docteur Conway de ne pas en parler à sa famille. Il ne veut pas les décevoir s'il ne se sent pas prêt à les revoir. Ils commencent à lui manquer terriblement, et même un peu plus chaque jour, mais il sait aussi qu'une confrontation est inévitable lorsqu'il va enfin les retrouver. Avec son père particulièrement. Et aussi son frère. Et probablement aussi un peu sa petite sœur. Pendant son mois de silence, il a bien eu le temps de réfléchir à ce qui l'avait conduit à son geste, et son travail sur ses capacités d'observation ensuite n'a fait que confirmer ses premières conclusions : tout le monde dans sa famille avait quelque chose à cacher. C'était subtil, et ce n'était peut-être pas grand-chose, mais c'est bien ça qui l'a perturbé à ce point. Il ne les blâme pas et se sent stupide d'en être arrivé là, mais ça n'empêche qu'il va devoir en discuter avec eux tout de même à un moment ou un autre. Et il n'a pas particulièrement hâte.
— D'accord. Et qu'est-ce que tu vas faire pendant les… dix prochaines heures, si tu ne rentres pas chez toi ? l'interroge la Japonaise en regardant sa montre à son poignet pour estimer le temps qui le sépare de l'évènement.
— Errer. Lire le journal, peut-être ? Je ne sais pas. Me réacclimater au monde extérieur, il propose, restant vague sur son itinéraire.
Il n'a encore rien décidé de définitif et se dit que l'improvisation lui fera sans doute un peu de bien. La leçon principale de son séjour ici aura été d'être plus attentif à ce qui l'entoure, afin de ne pas être complètement pris de court lorsqu'une impression s'impose à lui. Dans un environnement clos, ça a été plutôt un succès, mais il appréhende ce que ça peut donner en milieu ouvert. Il ne préfère donc pas trop s'avancer. Si ça se trouve, il va se recroqueviller en boule dans un coin et refuser de bouger jusqu'à ce que sa permission s'achève et qu'il soit l'heure de rentrer.
— Sage programme, valide Sets sans jugement.
Elle a même avec une moue et un hochement de tête appréciatifs à la mesure dont fait preuve son patient. Une erreur classique commise par un grand nombre de pensionnaires au moment de leur première sortie est de vouloir tout reprendre là où ils l'ont laissé, comme si rien ne s'était passé. Ou au contraire, d'orienter toutes leurs décisions par rapport à cet unique évènement tragique. Et c'est valable que le traumatisme soit une tentative de suicide ou non, d'ailleurs. D'autres que Caesar se seraient précipités pour connaître le fin mot de ce qu'ils soupçonnent d'être en train de se passer chez eux, mais malgré son indéniable anxiété par rapport à ça, il choisit de faire les choses dans l'ordre et commencer par de petites étapes avant d'en arriver à cette grande. C'est réellement prudent et réfléchi, mais pouvait-elle en attendre moins de sa part ? Il est quand même question du garçon qui n'a pas prononcé un mot pendant presque un mois entier avant de s'y sentir prêt et d'estimer que c'était strictement nécessaire.
— Quand est-ce que tu sors, toi ? Tu fais semblant d'aller mieux et tu décroches un faux laisser-passer ? il questionne soudain Setsuko, tout en prenant appui sur le bord du bureau derrière lui.
— Rien d'aussi élaboré. Tous les patients ne sont pas aussi attentifs à ce qui se passe autour d'eux que toi, tu sais. Ou aussi perspicaces, en tous cas. Je peux obtenir des permissions de sortie à peu près quand je veux, il me suffit de trouver une explication pas trop farfelue pour ceux que ça intéresserait. Pourquoi tu me demandes ?
Elle n'a aucune raison de ne pas satisfaire sa curiosité, mais elle en cherche tout de même l'origine. La plupart des choses à son sujet, il les devine, et sinon, il la laisse les partager d'elle-même. Il est rarement inquisiteur, certainement parce que ça le lasse qu'on le soit avec lui.
— Parce que… même si je lui ai souhaité son anniversaire l'autre jour, je n'étais pas exactement en meilleurs termes avec mon meilleur ami, en entrant ici. Et vu que je ne prévois pas de repasser chez moi, ça veut dire que je vais probablement déambuler tout seul dans Chicago jusqu'à l'heure du Bal, il explique maladroitement le contexte de son interrogation, le regard soudain un peu fuyant.
La Japonaise a un léger mouvement de recul du menton sous le coup de la surprise lorsqu'elle pense comprendre où il veut en venir. Elle a tout de même besoin de s'assurer qu'elle n'a pas mal interprété ce qu'il sous-entend :
— Caesar Quanto… Est-ce que tu es en train de m'inviter à t'accompagner ?
— Pas au Bal, non ! Là-bas, il y aura du monde, donc ça devrait aller. Je te demande juste si tu n'accepterais pas, par hasard, de me tenir compagnie d'ici à ce que ça commence. C'est ça ou je vais traîner dans un cimetière tout seul pendant au moins deux heures, et je ne sais pas si c'est bon pour moi, il s'empresse de préciser sa requête exacte.
Il détourne de plus en plus les yeux, ce qui est décidément inhabituel pour lui, au regard si franc même avant de quitter son mutisme volontaire.
Jusqu'à ce que le Docteur Conway lui confirme qu'il allait avoir un jour de sortie, il n'avait pas sérieusement réfléchi à ce qu'il allait en faire. Il avait décidé par avance que rentrer à la maison ne serait certainement pas dans ses plans, mais il n'avait percuté qu'il serait tout seul pendant des heures qu'au moment où elle lui avait rappelé les horaires de la célébration de la classe des finissants de Walter Payton. Une légère panique l'avait alors étreint, et il n'avait pu envisager qu'une seule personne pour potentiellement lui servir de bouée de sauvetage.
— Je ne pense pas que ce soit bon pour qui que ce soit. Laisse-moi juste confirmer avec le Doc ? répond Setsuko à cette annonce de ce qu'il a prévu.
Elle ne peut pas décemment laisser un de ses patients dans une telle situation, surtout s'il lui demande si gentiment son soutien, mais elle ne peut pas non plus quitter les lieux sans prévenir qui que ce soit.
— Er… Il se peut que je lui aie déjà posé la question. Et qu'elle ait dit que ça dépendait entièrement de toi, il précise alors, la coupant dans son élan.
Après ce nouvel aveu gênant, il baisse la tête et le rouge lui monte légèrement aux joues. Il se sent un peu bête, d'avoir obtenu une tentative de retourner à la vie normale et de quand même avoir demandé à ce que quelqu'un lui tienne la main. Et il sait de plus par expérience combien Setsuko peut se montrer féroce pour garder le contrôle d'une situation. Il se peut qu'elle n'apprécie pas qu'il ait pris les devants de la sorte. Elle le dévisage un instant, avec une moue indéchiffrable, lèvres sur le côté, jusqu'à ce qu'il ose discrètement relever les yeux vers elle.
— … Tu as besoin d'un coup de main avec ce nœud ? elle finit par lui demander.
Elle s'approche, désignant son cou. Il sourit largement en comprenant qu'elle accepte implicitement sa démarche sans s'offenser.
— Avec plaisir ! il accepte avidement.
Il se redresse et relève le menton. Il est soulagé, à la fois d'obtenir de l'aide avec ce délicat accessoire mais aussi et surtout que la jeune femme ne soit pas fâchée par ce qu'il a manigancé. Sans rien ajouter, elle commence à s'affairer autour de son col.
— Et ça, c'est pour quoi ? elle reprend au bout d'un moment.
D'un simple coup d'œil, elle désigne le loup blanc posé sur la table intelligente à côté d'eux. Ce n'est pas souvent qu'on croise ce genre d'objet. Il suit son regard jusqu'au masque, tout en s'appliquant à bouger le moins possible pour ne pas lui compliquer la tâche.
— Oh, ça. Tu ne vas jamais deviner le thème, il répond en pouffant.
— Tu as deviné, toi ?
Elle s'inquièterait presque à cette idée. Découvrir la date était déjà presque un exploit, est-ce qu'il serait seulement humainement possible d'aller plus loin ?
— Comme tu me l'as dit une fois, je suis pas devin, donc non, il la tempère, conscient des limites de sa condition.
Même lorsqu'il a tous les éléments, il n'a pas toujours l'intuition de tout ce pour quoi il lui serait théoriquement possible de l'avoir, ou alors il se trompe complètement dans son analyse. Mais il estime que c'est tant mieux, en ce qui le concerne. Avoir confiance en soi est une sensation un peu nouvelle pour lui, alors il ne l'a pas encore laissée l'envahir tout à fait, mais il peut deviner que ça doit vite monter à la tête si on n'y prête pas attention. Il ne sait pas s'il osera ou même devrait l'admettre à Jack un jour, mais il comprend un peu mieux pourquoi le petit génie se comporte comme il le fait. Il est encore en train de s'acclimater au fait que ses pressentiments ont potentiellement une quelconque valeur, et ça lui paraît déjà de plus en plus difficile de se retenir d'en faire part à quelqu'un. Qu'est-ce que ce serait s'il était sûr de taper dans le mille à tous les coups ?
— Contente de savoir que tu m'écoutes. Et alors ? C'est quoi, le thème ? s'enquiert donc Sets avec un certain soulagement.
— Unsung Heroes[1]. C'est un bal masqué, révèle Caesar.
Son sourire s'élargit mais s'assombrit aussi un brin, puisqu'il peut sans peine distinguer les raisons derrière ce choix. Margery s'est impliquée dans le comité, après la prise d'otages. Elle lui a elle-même confié à quel point cette activité lui avait permis de retrouver un équilibre, lorsqu'elle l'a remercié de s'être interposé entre elle et le mercenaire qui retenait leur classe. Il n'est donc pas très surpris qu'elle ait réussi à incorporer un hommage à son rétablissement dans les préparatifs. Uglow et les autres psys, les officiers qui sont intervenus, sont tous autant de figures presque anonymes à qui pourtant tous doivent beaucoup. Toute leur promotion va commencer sa vie après le diplôme avec une reconnaissance accrue d'être en vie, et un respect exacerbé pour les services d'urgence. Il est plutôt poétique que leur dernière fête ensemble célèbre tout ça.
— Il était temps que ta chance tourne, après tout, commente simplement son amie japonaise.
Son ouvrage autour de son cou enfin achevé, elle fait un pas en arrière pour admirer le résultat et lui sourit. Elle ne connaît pas les détails de l'Incident de fin Janvier. Elle est au courant, mais plus par le Docteur Conway que par lui, qui n'y fait jamais que de vagues allusions. Elle est donc loin de savoir tout ce que peut sous-entendre cette thématique pour Caesar. Ce dont elle peut en revanche se douter, d'après son appréhension à sortir, c'est que pouvoir porter un masque au milieu de ses camarades de lycée, qui ne s'attendent pas à le voir et auxquels il n'est pas certain de vouloir être confronté, va grandement lui faciliter la vie.
[1] Unsung Heroes = Héros méconnus, de l'ombre, anonymes et qui ne reçoivent pas directement les lauriers
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?