2x08 - L'eau qui dort (2/19) - Carnage
Fred lâche un lourd soupir de soulagement en tournant au coin d'une rue ; elle est enfin arrivée à bon port. Tout se ressemble, dans ce quartier résidentiel, même les arbres, mais la camionnette des légistes, le ruban jaune, et les quelques voitures de patrouilles ne trompent pas : un crime a été commis ici. Et ce ne serait quand même pas de chance que ce ne soit pas celui pour lequel elle a été appelée. Surtout dans ce coin de la ville particulièrement bien famé. D'ordinaire, en tous cas.
— Mademoiselle, vous ne pouvez pas entrer ici, c'est une scène de crime, un officier en uniforme l'arrête alors qu'elle se dirige vers l'entrée de la maison.
Il place sa paume devant lui pour lui barrer le passage. Fred baisse brièvement les yeux vers cette main tendue et fait jouer sa mâchoire inférieure de frustration, seul moyen qu'elle trouve pour se retenir de tout bonnement l'incendier sur place. Aujourd'hui n'est décidément pas sa journée. Et pourtant, en recevant l'appel pour venir ici, elle s'était dit que son humeur de ces derniers jours allait enfin pouvoir tourner. Mais c'était compter sans des rappels constants de ce pourquoi elle est en rogne en premier lieu.
— Je sais, c'est pour ça que je suis là, elle rétorque sèchement.
D'un geste tout aussi brusque que ses mots, elle dégage le badge qui pend à son cou de sous sa veste et le brandit sous le nez du gardien. Celui-ci louche légèrement à cette approche rapide d'un objet vers son visage, avant d'accommoder pour en distinguer les détails.
Bon, d'accord, elle peut le lui accorder, elle n'a pas la dégaine traditionnelle des inspecteurs de la brigade des Homicides. Ils ont tous une certaine prestance, ce charisme imposant, cette fière allure, qui lui manque un peu. Elle a clairement un caractère fort qui convient, mais elle n'a pas encore acquis cette capacité à la projeter autour d'elle. Elle interagissait avec trop peu de monde dans son dernier service pour avoir besoin de ça.
Après avoir constaté le grade de celle à qui il s'adresse, l'officier reste néanmoins perplexe.
— L'inspecteur Quanto est déjà là, il déclare doucement.
Qu'est-ce qu'une seconde inspectrice pourrait venir faire sur une scène de crime ? Il ne comprend pas.
— Quanto est mon coéquipier, s'explique Fred.
Elle ne retient pas une grimace hallucinée au fait que son interlocuteur n'ait pas deviné ça de lui-même.
— Oh, s'exclame pourtant l'officier, étonné.
Elle lève les yeux au ciel. Même sur le papier, son arrivée dans le district est passée inaperçue. Presque personne ne sait jamais qui elle est, et ce n'est pas la première fois qu'elle doit prouver faire équipe avec Sam en l'absence de son ancien partenaire. Elle ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle n'aurait sans doute pas ce problème si ce n'était pas seulement le troisième meurtre auquel elle est affectée depuis sa prise de poste, ceci dit. Déjà bien assez énervée comme ça, elle choisit cependant de ne pas entrer dans ce débat maintenant.
— Ouais, c'est ça, "oh". Je peux passer, maintenant ?
— Je vais juste vérifier votre numéro de badge dans le système, si ça ne vous dérange pas, inspecteur… se permet timidement l'uniforme.
Jurant entre ses dents d'avoir à le faire, Fred coopère et lui apprend son nom. Après tout, il ne fait que son travail, mais c'est agaçant quoi qu'il en soit.
— Insley. Fred Insley.
Une fois tout malentendu dissipé, elle peut enfin franchir la barrière de sécurité et rejoindre la scène de crime à proprement parler. Elle traverse une petite allée fort fournie en végétation, puis grimpe une volée de marches de pierre jusqu'à un perron de même matière, surplombé d'un petit préau de verre et de fer forgé. De là, elle rejoint directement le salon, au bout du couloir de l'entrée. Elle peut déjà y voir les équipes scientifiques s'affairer avant même d'avoir atteint sa destination. Lorsqu'elle franchit le seuil, elle ne peut pas manquer la victime, étendue sur dos après avoir été poignardée plusieurs fois avec un couteau de cuisine, encore en travers de sa gorge. Elle retient la grimace de dégoût qui lui a été reprochée sur ses deux dernières affaires. Elle lève ensuite les yeux, juste à temps pour voir Sam arriver du jardin par la porte vitrée, de l'autre côté de la pièce.
— Hey, Insley. D'après Sing, l'agresseur est arrivé par derrière. Il est entré par cette porte vitrée, et il a attendu ici que la victime rentre chez elle, le maître-chien la salue rapidement puis lui apprend.
Au fil de son résumé, il désigne tour à tour tous les éléments et endroits qu'il cite, avec le stylet qu'il a en main pour noter dans son carnet électronique.
— D'accord, elle répond simplement.
Elle est agacée qu'il ait commencé sans elle, mais elle poursuit sa politique de se retenir de se prendre la tête avec qui que ce soit aujourd'hui.
— Ça va ? s'enquiert tout de même son équipier, les yeux plissés.
Il n'a pas besoin de faire preuve d'une grande perspicacité pour percevoir que sa froideur est encore plus prononcée que d'habitude.
— Qu'est-ce que ça change ? elle esquive la question avec un haussement d'épaules.
— On a une affaire. Tu devrais être contente.
Elle trépigne depuis des semaines sur ce sujet. Et il ne peut pas vraiment lui donner tort. La vague de calme provoquée par l'intervention d'Eugène alias Kayle ne s'est pas encore totalement résorbée. De plus, comme Fred est associée à lui, toujours techniquement sur ce dossier en plus de celui de l'enlèvement de sa nièce, elle n'a pas été prioritaire pour les affaires qui ont effectivement été ouvertes.
— Un homme est mort, Quanto, elle lui lance alors, acerbe, espérant lui clouer le bec.
Il ne se laisse pas démonter. Il a eu de l'attitude bien avant elle. Et sa réaction rêche confirme au contraire qu'il a vu juste en pensant qu'elle n'était pas dans son état normal.
— Tu sais ce que je veux dire…
— Tu m'as même pas attendue pour entrer, elle choisit de souligner, puisque c'est le dernier affront en date qu'il lui a fait subir.
— Bah… Non. J'ai fait un premier tour avec Sing Sing, il confirme avec un froncement de sourcils aussi perplexe que surpris par sa remarque.
Il ne voit pas le problème. Elle aurait fait la même chose que lui si les rôles avaient été inversés. Même si elle n'avait pas eu de chien, d'ailleurs. Ils sont équipiers, pas siamois. On n'est pas supposé entrer sur une scène de crime seul, mais la Scientifique arrive toujours en masse bien avant les inspecteurs de toute manière, alors ce serait idiot de perdre du temps sans raison.
— Tu peux me dire à quoi je sers, si je peux être remplacée par un clébard ? s'agace Fred.
Elle désigne le Rottweiler du geste. Ce dernier penche la tête sur le côté en couinant à cette agressivité déplacée.
— Tu n'as rien d'interchangeable avec un canin et tu le sais. T'es pire que d'habitude, aujourd'hui. T'as tes règles ou quoi ?
Sam ne comprend toujours pas son comportement et place ses mains sur ses hanches, prenant inconsciemment sa posture autoritaire. Le manque de subtilité de sa question, en revanche, est intentionnel. Il cherche à la provoquer, pour la faire réagir par autre chose qu'une réponse vague et absconse. Cette tactique fonctionne avec la plupart des suspects en interrogatoire. Fred est supposée être plus maligne que ça, mais on est rarement au top lorsqu'on est de mauvaise humeur.
— Pourquoi, il y a une tisane en particulier qui marche bien pour toi ? elle réplique cependant, toujours aussi fermée et sa répartie toujours aussi vive.
— Si tu as besoin de te retirer, je t'en prie, il la met alors en garde.
Il serait bon qu'elle n'oublie pas que sa tolérance à son tempérament a des limites, et qu'être volatile sur une scène de crime est plus que malvenu. Lorsqu'il a déjà failli la faire sortir de la précédente, pour son manque de neutralité faciale en présence des proches de la victime, il n'avait pas manqué de le lui faire savoir. Mais avant ça, il a à plusieurs reprises eu à faire escorter Randers de l'autre côté du cordon le temps qu'il se calme, et il a lui-même quelques fois dû quitter une zone de crime dont le tableau l'avait un peu trop affecté dans un sens ou dans un autre. Personne n'est parfaitement imperméable. Il n'y a rien d'impardonnable à ça, l'important, c'est de reconnaître ou en tous cas d'accepter lorsqu'on n'est plus capable d'être efficace.
— Tu serais trop content de m'écarter d'une nouvelle affaire, crache Insley à cette proposition, sa rancune prenant le dessus sur ses bonnes résolutions.
Sam se met à hocher lentement la tête. Il croit qu'il comprend enfin l'aigreur de la jeune femme. Sans doute était-il temps que ça sorte…
— Oh. C'est à propos de ça, alors, il conclut dans un marmonnement, restant implicite.
Il y a quelques jours, à sa demande, Chuck a usé de sa position d'agent de la Sécurité Intérieure pour faire passer à Fred ses suspicions à propos de DeinoGene et l'enlèvement de Mae. Et, sans surprise, elle n'a pas exactement bien pris l'ingérence. Est-ce qu'il peut réellement lui en vouloir ? Il n'aurait pas apprécié non plus, à sa place. Il faut dire aussi que la visite du grand blond a tout eu pour lui déplaire : inattendue, injustifiée, et implacable. Sam s'en veut d'ailleurs encore d'avoir eu recours à l'argument d'autorité pour faire taire les intuitions pourtant correctes d'une inspectrice débutante. Mais il sait aussi qu'il n'avait pas d'autre choix pour la protéger ainsi que le reste de l'affaire. Entre les inquiétudes d'Iz et celles d'Ann à son sujet, il fallait intervenir, et il savait que la jeune femme ne l'écouterait pas lui. Pas sans de meilleurs arguments qu'il ne pouvait se permettre de lui en apporter, en tous cas. Ce dont il ne peut pas la blâmer non plus, vraiment, puisqu'il n'a encore rien fait pour mériter sa confiance. Il doute qu'il s'entendrait beaucoup mieux avec elle en des circonstances différentes, mais il trouve tout de même ça dommage que la situation ne fasse qu'empirer les choses entre eux.
— Contrairement à ce que tu crois sans doute, tout ne tourne pas toujours autour de ta petite personne. J'ai mes propres emmerdes à gérer, la bleue répond pourtant à l'accusation, niant que son humeur vient de son déplaisant entretien avec l'agent gouvernemental.
Et elle ne ment pas tout à fait, d'ailleurs. Elle était déjà en colère avant d'être officiellement tenue à l'écart. Sa rencontre avec Jazz la semaine passée la travaille pas mal. C'est comme si le nouveau départ qu'elle était supposée prendre en venant à Chicago n'avait fait qu'aller de travers.
— Et j'en fais quand même les frais. Logique, grommelle Sam dans son fond de barbe.
Il sait qu'il devrait la laisser passer ses nerfs sur lui. Elle le mérite. Il le mérite aussi. Mais il doit tout de même lutter pour s'y astreindre.
— Fais pas comme si ça t'aurait plu de te faire balancer un badge de la Sécurité Intérieure à la figure ! elle éclate.
Elle récolte plusieurs regards en biais de la part de techniciens qui passent par là, sans trop savoir s'ils doivent être alarmés ou amusés par la scène de ménage entre les deux équipiers. Elle n'y prête cependant aucune attention.
Ça a sans doute à voir avec le costard trois pièces, et la grande taille, et peut-être aussi cette élocution parfaite, mais Denton l'a fait se sentir comme une gamine. Il l'a fait se sentir comme ces flics qui ne l'avaient pas prise au sérieux lorsqu'elle était venue se plaindre qu'on la harcelait en ligne, sa première année de fac. Sauf que cette fois, elle n'a aucun moyen de prouver qu'elle dit vrai, puisqu'on la croit déjà. C'est sans doute ça, le pire : il sait qu'elle vise juste, et il la réduit quand même au silence, au lieu de l'impliquer. Lorsqu'il l'a congratulée pour son talent et sa perspicacité, elle a su qu'elle ne serait jamais insultée plus poliment que ça. Il a été absolument charmant et ça l'a fait le détester.
— Je croyais que t'étais pas énervée à cause de ça ? proteste Sam, bras écartés à présent.
Il se doutait bien que son déni était factice, puisqu'il n'y a absolument aucune chance qu'elle ait déjà digéré l'intervention de Denton, mais il joue la carte de la naïveté parce qu'il s'attend à plus d'honnêteté venant d'elle. D'une part, c'est important entre équipiers de manière générale, et d'autre part, elle ne lui a jamais donné de raison de penser qu'elle n'était pas une franche tireuse. Si elle lui en veut, d'accord, mais alors qu'elle soit cohérente dans sa façon de gérer. Soit elle ne veut pas qu'il le sache et elle arrive à tout garder à l'intérieur – ce qui ne semble pas être son fort –, soit elle lui tient rancune mais au moins elle a les tripes de le lui faire savoir. Il le mérite, alors elle n'a aucune raison de retenir ses coups.
— Pas que ! elle rattrape vaguement son incohérence, avec une grimace agacée d'avoir à se justifier.
— Peu importe. Dis-moi ce que tu vois.
Lassé de cette dispute sans queue ni tête, Sam ramène brusquement la conversation sur la scène de crime qu'ils sont supposés être en train de découvrir. Quitte à être énervée, autant que Fred mette son énergie au service de quelque chose de productif. Le maître-chien n'apprécie pas ce parallèle, mais Patrick n'est jamais aussi pertinent et intuitif que lorsqu'il se retient de cogner quelque chose.
— Je viens d'arriver ! se plaint la débutante.
Elle écarte les bras à son tour. Son agitation n'est pas encore retombée. Les quelques photographes alentours continuent de se retenir de rire à la scène, mais c'est superflu, puisque les deux protagonistes de celle-ci ne leur prêtent toujours aucune attention.
— Les premières impressions sont importantes. Balance, l'oncle encourage Fred à sa manière.
Avec un grognement étouffé, elle jette un nouveau coup d'œil autour de la pièce avant de répondre :
— Er… C'est bordélique.
C'est le premier commentaire qui lui vient. La forme n'y est pas, mais le fond est sincère. Il règne un sacré bazar ici.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Sam l'incite à élaborer.
D'une part, il essaye de se montrer pédagogue, et de l'autre, il cherche à confirmer ses propres impressions.
— Le mec s'est fait poignarder par un couteau de cuisine dans son salon. Alors que tu viens de me dire que le tueur a eu le temps d'attendre qu'il rentre. Qui tue quelqu'un dans son salon avec un couteau de cuisine ? C'est débile.
Elle ne mâche pas ses mots, et il n'y a bien que dans ce contexte précis que c'est potentiellement appréciable.
— D'autant que le couteau n'appartient pas à la victime, ajoute Sam.
Il a eu le temps de vérifier que tous les ensembles de lames de la cuisine étaient complets avant l'arrivée de la jeune femme. La légère dissonance entre l'arme et le lieu du crime lui avait parue étrange aussi.
— C'est encore pire, alors. Le tueur a amené sa propre arme et a sciemment choisi de l'utiliser dans un endroit où elle ne passerait pas inaperçue ? Fred paraphrase, avec un froncement de nez embrouillé.
— Ça m'en a tout l'air, confirme le maître-chien en hochant la tête.
Ils s'entre-regardent enfin sans animosité, pour la première depuis qu'ils se sont retrouvés ici. Ils ne sont pas plus en mesure l'un que l'autre de discerner une raison particulière à une telle décision de la part d'un meurtrier. Sur le principe, quand on tue quelqu'un, on cherche plutôt à ne pas se faire remarquer que l'inverse. Et si on veut attirer l'attention sur son crime, alors on devrait vouloir faire en sorte que le message soit clair. Un assassin laisse une carte de visite sous une forme ou une autre, de la même manière qu'un gang signe la plupart du temps ses forfaits. Si ce meurtre est purement personnel, l'histoire qui se cache derrière promet d'être compliquée. Mais si c'était simple, on n'aurait pas besoin d'eux, après tout.
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