2x07 - Atlas (14/20) - Convergence

Assise dans le coin du fond d'un café, le plus éloigné des vitres qu'elle a pu trouver, Fred tape nerveusement du talon. Elle trace distraitement les contours de sa tasse du bout des doigts d'une main, et se mordille ceux de l'autre. Elle surveille la porte d'entrée avec impatience, jusqu'à ce que Jones fasse son apparition. La profileuse scanne l'assemblée du regard, et la jeune inspectrice attire alors son attention d'une main levée.

— Merci d'être venue. Désolée de t'avoir appelée pendant ton week-end, elle l'accueille en face d'elle.

Elle ne perd qu'un peu de son agitation à l'arrivée de son invitée, alors celle-ci ne manque pas de la remarquer. Tout en déposant sa veste à côté d'elle sur la banquette, Iz fait cependant un effort pour ne pas souligner cette observation.

— C'est pas grave, je ne faisais rien de spécial, elle répond gentiment.

— Rien de prévu avec Quanto ? raille Insley.

Malheureusement, dans son état de nervosité actuel, elle est bien incapable de retenir ce genre d'élan. La brunette plisse les yeux d'atterrement mais choisit de ne pas lui tenir rigueur de cette remarque ; elle peut bien voir à quel point elle est tendue. C'est toujours encore plus difficile de faire des efforts lorsque notre esprit est préoccupé par autre chose. Et avant que la jeune femme ait intégré un peu de retenue et de compassion à son comportement, et n'ait plus à faire d'effort conscient, il lui reste encore du travail. L'important, c'est qu'elle ait commencé. En attendant, elle a donc droit à de l'indulgence de la part de ceux qui savent qu'elle a pris la bonne route.

— C'est mon homme, pas mon fils. Et dans ton message tu semblais avoir vraiment besoin de parler. Qu'est-ce qui se passe ? renvoie Iz, recentrant habilement l'attention sur l'instigatrice de ce petit tête-à-tête.

Il est assez peu conventionnel de vouloir la voir en dehors du commissariat, mais elle n'estime pas accorder un traitement faveur à la petite bleue pour autant. La plupart des inspecteurs sont plus à l'aise dans leur environnement, sur leur terrain, mais elle ne voit aucun inconvénient à s'adapter pour quelqu'un pour qui ce n'est peut-être pas le cas. Elle est bien passée voir Randers chez lui, lorsqu'il n'est pas revenu alors que sa thérapie physique était terminée.

— J'ai besoin de quelqu'un sur qui faire rebondir mes idées, et tu m'as dit que tout ce que je pourrais te dire restera entre nous. Ça tient toujours ? commence par s'assurer Fred.

En vérité, elle ne veut simplement pas avouer qu'elle n'a personne d'autre à qui parler dans cette ville. Ou une autre ville, d'ailleurs. Sans le savoir, elle a plus en commun avec son nouveau coéquipier qu'elle ne pourrait le croire. Comme la difficulté à se faire des amis, notamment. L'avantage de Sam est qu'il a eu un peu plus de temps pour s'en faire un, et il a aussi sa famille pour le soutenir.

— À moins que tu aies tué quelqu'un ou en aies l'intention, oui, confirme doucement Jones.

Elle ne se laisse pas contaminer par l'apparente agitation de son interlocutrice. Bien que loin d'être infaillible sur ce plan, elle a tout de même été entraînée pour garder son calme face aux plus agressifs des criminels comme aux plus traumatisées des victimes. Sans ça, elle serait bien incapable d'aider qui que ce soit. Certains cas demandent d'exprimer ses réactions, mais elle ne pense pas qu'il s'agisse d'un de ceux-là.

Sa tentative de boutade pour détendre l'atmosphère n'a hélas pas l'effet escompté. Fred reste de marbre au trait d'humour noir, et continue de jeter des coups d'œil autour d'elle comme si elle avait peur d'être suivie.

— Qu'est-ce que tu ferais si un suspect te demandait de ne pas faire quelque chose, sous prétexte que tu pourrais mettre des vies en danger ? elle soumet finalement, sans plus de civilités.

— Est-ce qu'on parle d'une menace ou d'un avertissement ? enchaîne Iz sans sourciller.

Il s'avère qu'elle est assez friande de débats éthiques comme celui qui s'annonce. Elle aime à penser qu'il y a toujours une bonne et une mauvaise réponse, qu'une fois la situation bien examinée, on peut en tirer une solution absolue. La subtilité vient justement de la complexité et surtout le caractère unique de chaque ensemble de circonstances.

— Je suis pas sûre, ne peut que répondre la plus jeune, avec un dodelinement de tête frustré.

Autant elle ne fait pas confiance à Jazz, autant elle se demande pourquoi il nierait la menacer. S'il avait insisté que c'était le cas, elle aurait pu douter qu'il dise vrai, mais elle a beau chercher, elle ne voit aucun avantage pour lui à au contraire dissimuler son intention. À moins qu'il ait anticipé qu'elle ne le croirait pas s'il forçait trop le trait et… Elle s'emballe. Encore. Pour la énième fois depuis son entrevue avec le pirate ce matin.

— Et on parle de quel type de suspect, exactement ? poursuit la brunette dans ses questions, imperturbable.

— Un sale type. Le genre qui ne nie rien de ce dont on l'accuse, crache presque Fred.

Elle transmet tout son ressentiment pour l'individu dont elle parle rien que dans son ton. Et son expression n'est pas en reste. L'arrogance de Jazz est la pire de ses caractéristiques. Qu'il fanfaronne de ses forfaits, voire essaye de soutenir qu'il ne fait rien de mal, la dégoûte.

— Hm. Autant ça n'inspire pas confiance au sens où un tel individu est généralement imprévisible, autant ça met en avant une certaine part d'honnêteté tout de même, qui pourrait t'inciter à prendre ce qu'il dit au sérieux, la profileuse raisonne tout haut et avec objectivité.

— Il ne m'a pas dit sur qui porterait potentiellement le danger de mort, non plus, ajoute sa cadette, comme si ça pouvait retirer de la crédibilité à son pire ennemi.

— Est-ce que ça changerait ta propension à vouloir courir le risque ? rétorque Iz.

Elle grimace de se faire un peu l'avocate du diable, mais elle sait qu'elle a raison de le faire. C'est très précisément pour ça qu'Insley l'a contactée. Même si la jeune inspectrice ne se l'avoue peut-être pas à elle-même, elle sait, au moins à un niveau subconscient, qu'elle a besoin d'une voix d'opposition dans ce débat intérieur qu'elle est en train d'avoir.

— Donc tu obéirais, à ma place ? conclut Fred, avec une grimace écœurée qui ne surprend pas du tout celle qui lui fait face.

Ne pouvant pas accepter la responsabilité d'une décision basée sur aussi peu d'éléments, surtout une décision de ce type, la brunette prend un peu de distance. Fred n'est pas en train de lui demander conseil sur sa prochaine coupe de cheveux ou une tenue vestimentaire. Le sujet présent est à la fois personnel et professionnel. Un criminel est impliqué, et des vies potentiellement en danger. Dans tous les cas, l'intégrité et la conscience de l'inspectrice sont en jeu.

— On est en train d'avoir une discussion hypothétique. On peut difficilement répondre à une question de morale par l'absolu ; les circonstances sont toujours cruciales. Qu'est-ce qui t'a été demandé de ne pas faire ? Tu avais la ferme intention de le faire, à la base, ou bien c'est plutôt quelque chose que tu pourrais faire, seulement ?

— J'hésitais, justement, admet Insley malgré elle, se renfonçant dans son siège en fronçant le nez, comme boudeuse.

— Donc, potentiellement, tu aurais pu décider par toi-même de ne pas le faire, en déduit sa collègue, impartiale, elle.

— Ouais. Mais maintenant qu'un sale type me le demande, j'ai plutôt envie de faire le contraire ! rétorque l'ancienne cyber-enquêteuse.

La psychologie inversée fonctionne décidément beaucoup trop bien sur elle. Elle a d'ailleurs envisagé, à un moment donné, que Jazz lui ait justement demandé de ne rien dire précisément dans l'espoir qu'elle fasse l'inverse. Mais pourquoi ajouter cette histoire de vie ou de mort, alors ? Le meilleur moyen de s'assurer qu'elle parle aurait été de lui faire croire que ça ne l'arrangerait pas, tout simplement. Éventuellement, il aurait pu la menacer elle, pour faire bonne figure, mais pourquoi évoquer un danger aussi vague ? Elle n'a jamais pu étudier ses forfaits qu'a posteriori, mais il lui a toujours paru beaucoup plus décisif dans ses tactiques, dans le genre maniaque du contrôle qui ne laisse jamais rien au hasard. Il n'a pas improvisé de la rencontrer aujourd'hui. Au contraire, il a longtemps dû peser le pour et le contre. Il y a forcément une excellente raison pour qu'il en soit arrivé là, et ça signifie aussi que toutes les informations qu'il lui a transmises ont été choisies avec soin. Tout comme celles qu'il n'a pas partagées avec elle, malheureusement.

— C'est beaucoup trop théorique, tout ça. Est-ce que j'ai raison de présumer que le sale type en question est ta fameuse bête noire dont tu me parlais l'autre jour ? Tu l'as rencontré, comme je l'ai suggéré ? demande soudain Iz.

Elle se lasse d'être dans gardée dans l'ignorance. Peut-être parce que ça lui arrive un peu trop souvent, ces derniers temps.

Fred dévisage la profileuse, comme si elle lui en voulait d'avoir deviné ce détail. Elle pondère l'idée de confirmer ou non. Elle a notamment un peu honte de ne pas avoir pu tenir sa promesse d'arrêter Jazz lorsqu'elle le rencontrerait.

— … Pas exactement. Il m'a enfermée avec lui dans un ascenseur, elle avoue en fin de compte, avant de baisser les yeux.

— Quoi ? T'es sérieuse ?! s'exclame son interlocutrice.

Elle a évidemment du mal à y croire. Qu'est-ce que les gens autour d'elle ont tous à évoquer des situations improbables comme si ce n'était rien du tout ?

— C'était peut-être pas lui, ceci dit. C'était peut-être un imposteur qu'il aurait envoyé par précaution, se reprend Fred.

Tous les prétextes sont bons pour retirer de la crédibilité à son ennemi juré. Elle n'a visiblement pas saisi toute l'origine de la surprise de celle qui lui fait face, mais cette dernière ne lui en tient pas rigueur. Et parallèlement, elle n'est pas du tout convaincue par cette nouvelle hypothèse, et elle secoue donc la tête à la négative :

— Huh huh. D'après son dossier, Jazz est beaucoup trop narcissique pour laisser quelqu'un se faire passer pour lui. Et tu es sa Némésis et aussi peut-être sa sœur ; il n'aurait pas gâché votre premier face à face avec un mensonge.

Suite aux confessions de Fred au sujet du pirate informatique, en début de semaine, Iz a bien entendu parcouru son dossier. Il a été moins difficile à trouver qu'elle ne l'aurait cru, même avec le peu d'informations qu'elle avait sur l'individu en question. Mais il fallait bien qu'elle le déniche de toute manière, puisqu'elle ne peut pas aider ses inspecteurs sans en savoir le plus possible sur ce qui les tracasse.

La jeune femme de l'autre côté de la table tique en se rendant compte qu'elle est aussi bien informée, mais n'émet aucun commentaire. Ce n'est pas la première fois que la profileuse la surprend sur ce plan, après tout. Et elle ne fait que son travail.

— De toute façon, ça change rien. Que ça ait été lui ou pas, qu'il soit mon frère ou pas ; le message vient quand même de lui. Et c'est un sale type !

Insley tient ferme sur son opinion du hacker, qui l'empêche de voir le reste de la situation objectivement. Sa thérapeute pousse un soupir discret, puis entreprend de lui faire prendre du recul par rapport à son ressenti. Elle la devine plus maligne que son propre entêtement, aussi fort soit-il.

— Alors on récapitule. Qu'est-ce qui se passe si tu fais comme il veut, et qu'est-ce qui se passe sinon ? elle lui propose, présentant ses paumes l'une après l'autre sur la table, afin d'illustrer les choix possibles.

— Si je fais rien, je dissimule potentiellement des éléments pour des enquêtes en cours, résume Fred.

Elle n'apprécie nullement l'idée qu'une voire carrément deux affaires restent irrésolues par sa faute, c'est donc pour elle un fort point négatif.

— Donc tu n'es pas certaine que ces éléments soient effectivement nécessaires, voire seulement pertinents, en déduit Iz.

Elle cherche encore une fois à prendre le contrepied du point de vue de son interlocutrice, afin d'élargir sa perception de la situation. Si aucune des alternatives ne présentait d'inconvénient, elle n'aurait pas besoin d'aide pour prendre une décision.

— Non. Mais si quelqu'un arrive à relier les deux affaires sans mon aide et se rend compte que j'aurais pu faire le lien avant, je pourrais quand même avoir des ennuis ! proteste la jeune femme, coriace dans ses présomptions négatives.

La découverte de pistes non remontées, à moins qu'on puisse prouver que ça ait été fait par volonté explicite de protéger un coupable, n'entraîne pas une si forte sanction. Les enquêteurs ont le droit à l'erreur. Ils ne sont qu'humains, et l'archivage n'est strictement obligatoire que lorsqu'une affaire est classée. La plus grande partie du temps, la non-transmission d'éléments est une erreur honnête de la part d'un inspecteur, qui n'aurait jamais pu anticiper que quoi que ce soit dans ses notes aurait pu être utile à une autre enquête que la sienne. Mais Iz décide de ne pas rappeler ce détail maintenant, car elle soupçonne que Fred prenne toute sanction, aussi minime soit-elle, comme dramatique.

— D'accord… Et si tu parles ? elle passe donc à l'analyse de l'autre alternative.

— Alors peut-être que je fais avancer deux enquêtes en cours. Ou pas, répond Insley.

Sur ce point, elle arrive enfin à se montrer un peu moins tranchée.

— Et tu mets très probablement des vies en danger, ajoute la profileuse dans le mauvais plateau de la balance.

Elle cherche à englober tous les aspects du dilemme, et elle trouve que la mise en garde proférée par le pirate n'est pas négligeable. Il n'est jamais facile d'accepter de négocier avec des criminels, mais lorsque des termes pareils sont avancés, il paraît nécessaire de le considérer.

— Ou j'en sauve. T'es du côté de qui, là ? s'exclame Fred, écartant les mains.

Comme tout le monde, voire un peu plus que la moyenne, elle a tendance à préférer lorsqu'on lui confirme son opinion au lieu de la contredire, même lorsqu'elle demande un avis extérieur.

— De personne. J'essaye juste de t'aider à résoudre ton problème avec le peu d'informations que tu m'as données, se défend vertement son interlocutrice, sans se laisser démonter.

Elle n'est pas étrangère aux métaphores et analogies, de la part de ses patients, lorsque le sujet dont ils ont envie de discuter est sensible. Il lui arrive même d'en faire usage elle-même, car c'est un excellent moyen de faciliter l'échange. En l'occurrence, la question semble cependant particulièrement concrète, et surtout d'actualité. Des évènements passés peuvent être abordés dans les grandes lignes, mais pour des situations présentes, le moindre détail peut être essentiel. Et autant dire qu'elle n'en a presque aucun, à ce stade de la conversation.

Fred hésite. Elle se doute bien que sa collègue sera beaucoup plus à même de lui offrir des conseils pertinents si elle sait de quoi il est question exactement. Cependant, elle est aussi très proche de cette histoire, du fait de sa relation avec Sam. Est-ce qu'elle est digne de confiance ? Est-ce qu'elle lui dirait, si elle en savait déjà plus qu'elle sur ce que manigance potentiellement le maître-chien ? Est-ce qu'elle ne va pas la faire ressortir de cette entrevue avec plus de doutes qu'elle n'y est arrivée ?

— … Très bien ! Tu te souviens de ce bâtiment que j'ai réussi à relier à l'enlèvement de la nièce de Quanto ? Celui qu'il m'a dit de garder pour moi parce qu'il est borderline parano ? elle finit par avouer après un lourd soupir résigné, se disant qu'elle n'a pas d'autre choix.

C'est un peu aussi ce qu'elle s'est dit en contactant Jones. Et elle a bien tenté de garder le plus de choses pour elle le plus longtemps possible, mais ça n'a mené nulle part. Alors autant tenter le coup. Elle estime avoir plus à gagner qu'à perdre.

— Oui, bien sûr. Et ? confirme Iz.

Elle ne juge pas pertinent de rappeler que la méfiance du maître-chien vis-à-vis de leurs système central n'est pas entièrement injustifiée, après l'affaire Eugène. Quoi qu'elle en dise, et quelles qu'aient été les relations qu'elle a entretenues avec ses anciens collègues, l'allégeance d'Insley ira toujours en partie à la brigade Cyber.

— Il y a eu une descente là-bas, Lundi. Apparemment, c'était un genre de labo clandestin. Les rapports auxquels j'ai réussi à avoir accès disent qu'ils ont été victimes d'un malheureux – ou bienheureux, du point de vue des autorités – dysfonctionnement, mais pour moi, ça reste suspect, poursuit la jeune inspectrice.

Elle a autant de certitudes que de doutes à partager, dans cette histoire. Et c'est précisément ce qui rend la marche à suivre difficile à distinguer.

— Suspect comment ? relève Jones.

Elle s'efforce de ne pas songer au fait que c'est justement ce Lundi que Sam lui a annoncé aller chercher Mae. Est-ce que c'est là-bas qu'il se serait rendu ? Si ses actions avaient porté leurs fruits, il en aurait fait un rapport, et le mystère serait levé. Mais puisqu'il est revenu bredouille, il continue à agir en secret. Il n'y a pas qu'à elle qu'il devra des comptes lorsque sa nièce sera retrouvée. Il aura beaucoup à expliquer à beaucoup de monde.

— Vraiment ? Je donne une adresse à Quanto, qu'il me dit de glisser sous le tapis, et bizarrement le truc se fait perquisitionner dans les semaines qui suivent ? Fred soumet à la profileuse, avec un sourcil levé, estimant que la conclusion s'impose presque d'elle-même.

— Ce n'est pas une petite accusation, ça, lui fait remarquer Iz, bien que s'accrochant à l'absence d'éléments concrets pour la soutenir.

Même si le timing coïncide, l'inspectrice peut aussi bien avoir raison que tort. Peut-être que Sam n'a rien à voir avec ce bâtiment, qu'il est allé ailleurs, en début de semaine. Ou peut-être pas, mais que les rapports auxquels elle a eu accès font erreur pour les mêmes raisons que celui de l'enlèvement de Mae est incomplet. Il a bien dit ne pas aller là-bas tout seul, il se peut tout à fait qu'il ait travaillé avec une autre agence des forces de l'ordre. Autant de scénarios où le pointer du doigt serait malvenu.

— Je sais ! Et c'est en partie pour ça que je dis rien. J'ai pas de preuve, et j'ai quand même envie de laisser le bénéfice du doute à mon coéquipier. Mais vu que c'est une occasion en or de creuser cette piste, j'ai du mal à comprendre pour quelle autre raison il voudrait continuer à la garder fermée. Certes, la gamine était pas là-bas, sinon ils l'auraient trouvée, mais elle y a peut-être été à un moment donné, ou en tous cas les types qui l'ont emmenée. Sauf que s'ils le soupçonnent même pas, les enquêteurs sur le coup sauront jamais quoi chercher et quelles questions poser, Fred éclate, illustrant parfaitement son ressenti d'être tiraillée de toutes parts par ses diverses allégeances.

Elle n'a pas envie de trahir son partenaire, quoi qu'il trafique et quelle que soit la qualité de leur relation, mais elle n'a pas envie non plus d'enterrer une opportunité de retrouver une ado, surtout sans justification de sa part. Et elle ne veut pas suivre les instructions de Jazz, mais elle ne voudrait pas non plus mettre des vies innocentes en danger bêtement.

— … Oh Mon Dieu ! s'écrie soudain Iz en face d'elle, plaçant sa main devant sa bouche, en proie à une révélation aussi brusque qu'effrayante.

— Quoi ?

— Est-ce que tu as dit que c'était un laboratoire ? cherche à confirmer la jolie brune, qui ne s'était pas focalisée sur ce détail au premier abord.

— Ouais, pourquoi ?

Sourcils froncés à présent, Fred ne la suit toujours pas. Elle ne voit pas en quoi ce point est important. Les mercenaires ne sont pas regardants quant à leurs fréquentations. Un laboratoire, un entrepôt, un centre de détention, ou une usine, tant que ce n'est sur aucune carte, pour eux, ça fait l'affaire comme point de chute.

— Je crois que je sais qui est en danger, annonce alors Iz dans un murmure, choquée par sa propre conclusion.

Elle a vu des rapports de ce type à la pelle, durant ses études. Les scientifiques fous sont plutôt bien classés, parmi les meurtriers de masse. Et leurs cobayes sont des victimes assurées, puisque même lorsqu'ils ne les tuent pas, c'est le gouvernement qui s'en charge, par principe de précaution. Si Mae a réellement été retenue dans un laboratoire, personne ne va se poser de questions sur ce qui lui a été fait ou non. La tolérance est zéro sur les risques biotechnologiques, depuis les débordements du transhumanisme au début du siècle dernier. Sans approbation par un comité éthique, toute expérimentation est systématiquement jugée dangereuse et à être éliminée au plus vite. Après tout, pour quelle autre raison un scientifique refuserait-il de se soumettre à l'inspection par ses pairs ?

Beaucoup moins au fait de la législation dans ce domaine, Insley reste perdue :

— Quoi !? Comment ? Et qui ?

— Il faut que j'y aille, déclare Jones sans répondre à la question.

Soudain pâle, elle récupère sa veste à côté d'elle avec fébrilité, avant de se lever précipitamment.

— Hey ! Tu peux pas lâcher une bombe pareille et partir comme ça ! proteste Fred, quittant sa banquette à son tour, pour la retenir.

— Je suis désolée, mais ma théorie est bien plus inquiétante que la tienne, alors il faut que j'aille trouver mes propres réponses avant de pouvoir en discuter avec toi. Si tu veux avancer de ton côté, je te suggère de trouver Jazz. Clairement, il en sait plus sur toute cette histoire que nous deux réunies, s'excuse la profileuse un peu abruptement, déjà sur le chemin de la sortie.

— Trouver Jazz. Bien sûr. Rien de plus simple, raille Fred en lui emboîtant le pas.

A-t-elle réellement besoin de rappeler qu'elle a passé la dernière décennie de sa vie ou presque à pourchasser l'intéressé ? Elle n'a même pas été capable de l'arrêter alors qu'elle était coincée dans quelques mètres cubes avec lui. Même maintenant qu'elle connaît son visage, elle doute d'avoir plus de facilité à le traquer qu'auparavant. Encore une fois, il n'aurait pas pris ce risque sans le maîtriser.

— Arrête de le considérer comme un criminel. De toute évidence, ça ne fonctionne pas. Pense à lui comme un indic. N'essaye plus de l'attraper, mais de l'approcher, pour commencer, lui propose Iz.

C'est une suggestion un peu générique mais pas forcément non pertinente.

— C'est ça, ton conseil ? a du mal à accepter l'inspectrice, écartant les bras alors qu'elles atteignent la porte du café.

— Oui, c'est ça, mon conseil. Et ne prends surtout pas de décision à propos de ce qu'il t'a demandé avant d'en savoir plus ! ajoute la brunette.

Elle lève un index, à la fois de requête et de mise en garde, avant de quitter l'établissement pour de bon. Laissée plantée à l'intérieur, Fred la regarde partir les bras toujours ouverts, incrédule. Désabusée par ce qui vient de se passer, elle finit par les laisser retomber le long de son corps avec un grognement de frustration. Qu'est-ce qui lui manque ? Comment, avec ce qu'elle lui a raconté, Jones a-t-elle bien pu deviner de qui Jazz parlait en disant que des vies innocentes étaient en péril ? Parce qu'elle a eu beau y réfléchir, avant d'avoir recours à sa collègue pour un avis extérieur, elle n'a réussi à concevoir aucun scénario où son intervention pourrait entraîner des morts. Même s'il a un peu colorié en dehors des lignes en allant chercher sa nièce tout seul, Quanto ne sera jamais condamné aussi fortement que par la peine de mort. Au pire il perdra sa plaque, et ce n'est même pas une certitude. Et elle a du mal à voir comment relier les affaires de l'enlèvement et du labo pourrait mettre les enquêteurs sur l'un ou l'autre des sujets plus en danger qu'ils ne le sont déjà. Ceux de la brigade des Personnes Disparues trépignent, et ceux de la capitale ont clos leur dossier ; qu'est-ce qu'ils peuvent bien risquer ?

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