2x07 - Atlas (12/20) - Cœur de rockeur

Allongé sur le dos, bras en croix, par terre au beau milieu du gymnase de Walter Payton, Jack contemple les poutres d'acier apparentes. Il y met une telle intensité qu'il n'entend ni l'une des lourdes portes métalliques s'ouvrir et se refermer, ni les pas qui s'approchent de lui ensuite.

Après être parti de chez lui – ou de chez ses parents, parfois il n'est pas exactement certain que ce soit la même chose –, il a erré en ville pendant plusieurs heures. Il est passé par quelques musées, pour se perdre dans l'admiration de certaines de ses œuvres d'art favorites, établir machinalement la liste des toutes les failles de sécurité, et écouter les commentaires candides des visiteurs les moins avertis. Puis, lassé, il s'est laissé guidé par ses jambes, qui l'ont machinalement amené devant son lycée. Il est entré par effraction, comme de nombreuses fois auparavant, bien qu'aujourd'hui par ennui au lieu d'avec un but précis. En flânant à l'intérieur, il n'a cependant pas été attiré par ses bêtises habituelles, ni par de nouvelles, alors il est allé trouver le plus grand espace possible, et s'est installé là, dans l'oisiveté physique la plus totale, à s'efforcer de faire en sorte que son esprit s'y attelle également.

— Jack ?

Avec cette interpellation, une tête bouclée surgit dans son champ de vision. Le petit pli entre les sourcils de la jeune fille fait assez bien écho au mélange d'inquiétude et de perplexité qu'il y avait déjà dans sa voix.

— Margo ! il s'exclame en reconnaissant sa camarade de classe penchée au-dessus de lui.

Il lui accorde l'un de ses plus beaux sourires, ce à quoi Margery fait rouler ses yeux dans leurs orbites. Plus de raison de se faire du souci quant au fait qu'il soit étendu là : clairement, il va bien.

— Tu sais que j'ai horreur qu'on m'appelle comme ça… elle rétorque.

Elle ne prend même pas la peine d'en faire une question ; elle sait pertinemment qu'il n'oublie jamais rien et qu'elle lui a déjà indiqué ce détail. Mais dire que la psychologie inversée fonctionne bien sur Jack Nimbleton serait en deçà de la vérité. Ce n'est même pas que ça fait effet, c'est qu'il n'attend que ça.

Il fronce brièvement le nez à cette réponse, mais choisit de tout de même s'excuser après avoir objecté :

— Pas toujours. Mais pardon.

Alors qu'il se redresse enfin, en appui sur ses mains derrière lui, sa camarade le toise d'un air étrange. Le mystère de sa présence n'est toujours pas résolu, mais maintenant elle s'inquiète aussi de son attitude.

— Wow. Je ne pensais pas que ça faisait partie de ton vocabulaire.

Il n'essaye même pas de se défendre de cette accusation, puisqu'elle lui paraît légitime. Il n'est pas réputé pour avouer ses torts, c'est vrai.

— Qu'est-ce que tu fais ici un Samedi ? il l'interroge à la place, alors qu'elle se pose exactement la même question à son sujet.

— Je commence les préparatifs pour la semaine prochaine, elle lui présente son excuse, bien plus robuste que la sienne, elle n'en doute pas.

Malheureusement pour elle, il ne voit pas où elle veut en venir.

— Qu'est-ce qui se passe la semaine prochaine ? il lui demande.

— Er… Le Bal de Promo…? elle répond, accordant cette fois l'intonation montante d'une question à sa phrase nominale.

S'il lui paraîtrait bizarre que n'importe quel autre élève ignore ce détail, il n'est pas impossible que le petit génie n'ait pas eu accès à cette information, avec le peu de temps qu'il passe dans les locaux, dernièrement. En tous cas pendant les heures d'ouverture. Et d'ailleurs personne, que ce soit parmi les élèves ou les enseignants, ne lui reproche son absentéisme accru. C'est toujours largement préférable à son comportement précédent de chercher la bagarre.

Jack reste songeur un instant, avant de décider de se montrer transparent quant aux questionnements que lui inspire la réponse de sa collègue. C'est le mieux qu'il puisse faire en matière de politesse, et Margo est bien l'une des rares personnes dans ce lycée à qui il estime encore en devoir un minimum.

— Hm. Je suis partagé entre te demander pourquoi les préparatifs commencent maintenant, et pourquoi c'est toi qui t'en charges.

Le 6 juin n'est pas une date surprenante pour un Bal de fin d'année. Et ce n'est pas comme s'il allait accorder quelque intérêt au thème, puisqu'il ne va probablement pas se rendre à la soirée en question. Reste donc simplement à s'interroger sur l'organisation de l'événement, tant au niveau de la répartition des tâches que leur distribution dans le calendrier. Elle va probablement se rendre compte que ça ne l'intéresse pas réellement, mais il devrait au moins gratter des points pour avoir fait l'effort de rebondir.

— Je fais partie du comité. Et tout le monde n'a pas autant de temps libre que toi, répond Margery, dans le désordre mais néanmoins clairement.

— Mais est-ce que tu ne vas pas gâcher la surprise à tout le monde en commençant l'installation aujourd'hui ? il raisonne.

Il songe notamment à l'immense baie vitrée qui entoure le gymnase, en plus du fait que tous les élèves y passent de toute manière au moins une fois par semaine.

La jeune fille soupire, et refuse de s'abaisser à entrer dans plus de détails encore.

— Qu'est-ce que TOI tu fais là ?

Elle se doute qu'il est plus intéressé par le débat que sa réponse réelle, et elle n'est pas d'humeur à lui faire le plaisir d'entrer dans son jeu. Elle n'en a pas le temps quoi qu'il en soit. Elle apprécie d'ailleurs de le connaître suffisamment pour enfin discerner les nuances dans son comportement et ne pas se laisser piéger, même si elle n'irait jamais jusqu'à se vanter de bien le connaître pour autant. Est-ce que même Caesar pourrait se targuer d'une telle chose ?

— J'évite mes parents, comme souvent, lui offre Jack sans aucune honte.

Sur ce, il achève de se relever tout à fait pour enfin faire convenablement face à son interlocutrice. Comme la moitié des filles de son âge, sans talons, elle fait la même taille que lui. Mais ça n'a jamais été une source de complexe pour lui. Ça l'aurait arrangé que ce soit un argument pour prouver qu'il a été échangé à la maternité, mais ses deux parents sont tout autant vers le bas de la courbe de croissance pour leur ethnie. Et comme eux, il compense ce qu'il n'occupe pas en hauteur par du charisme à l'état pur.

— Je suis surprise qu'ils ne t'aient pas implanté un tracker ou un truc du genre, commente l'adolescente bouclée presque pour elle-même.

Elle est plus que consciente de la valeur du blondinet, puisqu'elle en a déjà personnellement fait les frais. Bien que sur la pente remontante, elle est d'ailleurs même encore en train de se remettre de la prise d'otages dont ils ont tous été victimes.

— Oh, ils ont essayé. Disons simplement que mes tatouages ne sont pas tous là que pour faire joli, il valide son hypothèse, mais en profite aussi pour exposer la faille critique de ce plan de la part de ses géniteurs.

Ils ont arrêté de chercher à lui imposer une puce GPS après qu'il a failli perdre l'usage d'une de ses jambes en faisant retirer la dernière. S'il est capable de s'infliger ça à lui-même, des personnes mal intentionnées n'hésiteraient pas à faire pire. Il en serait d'ailleurs sans doute capable lui-même, alors ils ont préféré ne pas insister.

— C'est rassurant, vu qu'ils sont pas tous jolis pour commencer, le taquine Margery.

Avec un haussement de sourcils, elle avise le début de motif floral à l'encre de Chine qui dépasse du col de son T-shirt. Ce n'est pas spécifiquement lui la cible de sa critique, mais c'est le seul de ses marquages à être présentement visible. Jack place alors l'une de ses mains sur sa poitrine comme s'il était sincèrement vexé.

— Aouch ! il accuse exagérément la pique.

Elle a du mal à se retenir de pouffer à son jeu d'acteur délibérément mauvais, et détourne le regard un instant. Les garçons qui savent qu'ils sont charmants sont les plus ingérables.

— Bon, mais à part ça, tu comptes rester là à me regarder bosser, ou bien tu vas me donner un coup de main ? elle reprend plus sérieusement une fois sa contenance retrouvée.

— Est-ce que tu n'es pas supposée avoir une équipe pour t'aider ?

Il cherche plus à déterminer les intentions de la jeune fille qu'à esquiver le labeur proposé. Tant qu'il y trouve son compte, il ne rechigne jamais à l'effort. Et en l'occurrence, prêter main forte à sa collègue lui permettrait de tuer le temps autrement qu'en restant allongé sur le parquet, c'est vrai.

— C'est le cas. Mais est-ce que tu as mieux à faire ? elle lui retourne justement, presque défiante.

Elle en était arrivée à la même conclusion que lui. En tout honnêteté, Jack lui a toujours fait un peu de peine. Passée la première impression du génie rebelle et insoumis aux charmes pratiquement irrésistibles, il est plutôt évident qu'il doit se sentir extrêmement seul. Personne ne pourra jamais se mettre entièrement à sa place, que ce soit à cause de son QI ou tout simplement de son éducation. Après l'âge de cinq ans il n'est jamais resté dans un pays pour plus de 10 mois, ce qui serait difficile même pour quelqu'un qui n'aurait aucun mal à se faire des amis. Et clairement, établir des relations humaines n'est pas son fort. Pas étonnant donc que l'absence de Caesar l'ait autant affecté, d'abord lorsqu'il lui a mis son poing dans la figure – pour des raisons qui restent encore peu claires d'ailleurs – puis lorsqu'il a tenté de se faire du mal. Alors si elle peut lui tenir compagnie le temps d'un après-midi, pourquoi elle s'en priverait ? Son bon cœur la perdra peut-être, mais ce n'est pas comme si ce serait la première fois.

Le petit blond considère l'offre un court instant avant de l'accepter avec un sourire ravageur. Il n'est pas beaucoup plus avancé sur les motivations derrière cette invitation, mais il est effectivement désœuvré. Et il n'a pas l'intention de rentrer chez lui avant probablement le lendemain, voire plus tard, histoire d'être le plus sûr possible de ne pas croiser ses parents et subir l'un de leurs rares élans de culpabilité à le délaisser comme il le font le reste du temps. De plus, Jack entend la voix de son meilleur ami dans sa tête, qui lui souffle qu'il est peut-être un peu redevable à sa camarade de classe, après ce qui lui est arrivé le jour de la prise d'otages. En tous cas, ses parents le sont. Mais il ne peut pas compter sur eux pour faire quoi que ce soit pour elle, puisqu'ils sont loin d'être au courant des détails de ce qui s'est déroulé ce jour-là. Alors c'est sur lui que la responsabilité retombe. L'un dans l'autre, même s'il n'en saura probablement jamais rien, Jack apprécie l'idée que Caes serait peut-être fier de lui, pour une fois.

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