2x07 - Atlas (6/20) - Trou à rats
Comme Setsuko traverse le couloir des chambres de l'Institut Lakeshore, afin de rejoindre la sienne, tout au fond, elle passe devant la porte de Caesar. Puisque celle-ci est grand ouverte, elle peut apercevoir le jeune homme assis en tailleur sur la moquette, coudes sur ses genoux, menton en appui sur ses poings joints, concentré. Il a sous les yeux une grande surface intelligente, sur laquelle sont affichés pas mal d'éléments qu'il semble avoir mis en relation les uns par rapports aux autres. Il lui arrive de faire ses devoirs, mais c'est le week-end, et il s'efforce de se donner une impression de normalité en adoptant un rythme hebdomadaire pour ses activités scolaires. Et puis de toute manière, même s'il faisait une entorse à cette règle non dite, elle ne voit pas quel type d'exercice pourrait conduire à un tel résultat.
— Qu'est-ce que tu fais ? elle s'enquiert donc depuis l'encadrement, curieuse et désœuvrée.
— Tu promets de ne pas te moquer ? il répond à la question par une question.
Alors qu'il n'a même pas encore levé les yeux vers elle, il ne sursaute pourtant pas à son arrivée. Il a sans doute entendu ses pas. Les matinées de fin de semaine sont toujours très calmes, ici. Et il est vrai que personne d'autre ne s'approche jamais de sa chambre que la jeune Japonaise.
— Tu m'as déjà vue me moquer ? elle poursuit l'aller-retour d'interrogations, défendant sa capacité à rester impassible en toutes circonstances.
Elle vit dans un établissement de pédopsychiatrie depuis plus de cinq ans ; elle en a suffisamment entendu pour savoir bétonner ses expressions faciales aux révélations les plus choquantes, en plus de son naturel déjà peu effusif. Ce sont d'ailleurs au contraire les rôles exubérants qui lui donnent le plus de fil à retordre.
— Je cherche à trouver la date de mon Bal de promo, Caesar répond alors à sa toute première question.
Ses propres mots lui font froncer le nez, mais il ne le lève toujours pas de son ouvrage.
— Er… D'accord. Mais pourquoi ? sa visiteuse ne peut s'empêcher de demander, les yeux plissés à présent mais sans cesser de sourire, comme promis sans jugement.
Elle a connu des patients qui ont fait des pieds et des mains pour obtenir une permission pour ce jour-ci ou un équivalent, allant même jusqu'à organiser leur évasion pour les plus dramatiques, aussi superflue soit-elle puisqu'un patient n'est jamais réellement retenu contre son gré. Elle n'aurait cependant jamais dit que le grand brun était de ces gens pour qui cet évènement est essentiel. Pour preuve, c'est bien la première fois qu'elle l'entend faire mention de la fête, et il a lui-même admis être un peu en froid avec son seul ami. Aussi, il a passé presque un semestre ici au lieu d'être au lycée. Pourquoi voudrait-il alors célébrer la fin d'une année dans un endroit qu'il n'a déjà plus fréquenté depuis des mois, avec des gens qui lui sont pratiquement des inconnus ?
— Le Docteur Conway m'a mis au défi, il explique simplement, hochant la tête.
Ça confirme un peu l'analyse de la jeune femme ; il n'a pas eu cette idée tout seul. Mais ça soulève parallèlement d'autres interrogations pour elle. Même si les raisons derrière ce sentiment ont évolué, elle reste donc perdue :
— Ma question persiste.
Qu'est-ce qui pourrait pousser Kennedy à l'atteler à une telle tâche ? Setsuko ne sait pas quelle est la situation dans la famille de Caesar ; elle n'a pas demandé, et elle ne veut pas savoir. Elle ne pense pas qu'elle arriverait à le lui cacher si elle était au courant de quoi que ce soit. Elle soupçonne cependant que c'est assez grave, à la fois pour que l'adolescent ait été capable de le pressentir au simple comportement du personnel suite aux visites de ses proches, et à la fois à son observation directe de la responsable de l'institut lorsqu'il est question de ce patient en particulier. Pourquoi alors lui faire miroiter quoi que ce soit d'autre qui se passe au dehors ? Si c'est une nouvelle tactique pour le distraire, elle est risquée.
— Hier, je lui ai demandé pourquoi elle ne me laissait pas sortir, raconte Caesar, même si ça n'aide pas à rendre plus clair l'origine du défi de leur thérapeute à tous les deux.
— Tu es au courant que l'isolation est un grand principe de la thérapie en institut, non ? relève Setsuko, voulant l'inciter à approfondir.
— Et tu sais que le sarcasme peut être considéré comme une forme de moquerie ? il réplique alors, espiègle.
Il lève enfin les yeux vers elle, alors qu'il était jusqu'ici resté focalisé sur son travail.
Elle sourit, à la fois à sa pertinence et pour cacher son trouble à l'intensité de son regard. Puis, prenant le fait qu'il daigne enfin lui accorder son attention visuelle comme une invitation, elle entre dans sa chambre et vient s'asseoir à genoux par terre en face de lui.
— Très bien, excuse-moi, continue, elle se rattrape.
Il sourit à son tour, quoique plus discrètement, comme à son habitude, avant d'obtempérer à la requête :
— Je fais des progrès. J'ai suivi tous ses exercices, je commence à maîtriser toutes ces pensées bizarres qu'avant de venir ici je faisais qu'ignorer. Je me sens mieux. J'ai développé des techniques, aussi bien pour creuser une impression que pour gérer la frustration de ne pas pouvoir le faire. Je prends même des notes, parfois.
L'état des lieux qu'il dresse de son avancée dans son traitement paraît en effet prometteur. Mais Setsuko est bien placée pour savoir que la thérapie n'est pas une simple liste de cases à cocher.
— Et tu penses que ça veut dire que tu devrais être autorisé à rentrer ? lui demande la Japonaise.
Elle ne peut pas nier son constat, mais elle sait que ce n'est pas toujours suffisant pour être libéré. Certains patients sortent rapidement, d'autres doivent rester plus longtemps, et il est parfois difficile de déterminer pourquoi, d'un point de vue d'observateur. Il n'y a pas de cerceaux prédéterminés dans lesquels sauter, de progression type à suivre, chacun doit parcourir un chemin qui lui est propre avant d'être estimé apte à rejoindre le monde réel par son thérapeute, qui s'efforce toujours de faire preuve du meilleur jugement possible en la matière, avec l'aide de son bagage de connaissances aussi bien que celle de son expérience personnelle.
— Je pense surtout que je ne peux plus progresser en restant enfermé ici, Caesar corrige légèrement sa conclusion.
Ce n'est pas qu'il est impatient de sortir ; c'est plutôt qu'il est convaincu qu'il est temps, qu'il le veuille ou non.
— Le Doc n'est sûrement pas de cet avis, lui oppose Setsuko.
Encore une fois, elle ne connaît pas l'opinion exacte de sa formatrice sur la question ; les sorties ne sont pas des décisions qui la regardent. Mais elle peut l'inférer du fait que le jeune homme est toujours entre les murs. Kennedy ne garderait pas plus quelqu'un ici qui serait pourtant apte à sortir qu'elle n'enverrait au dehors quelqu'un qui n'est pas prêt à s'y trouver. L'une comme l'autre des exagérations est mauvaise.
Aussi logique elle puisse paraître, Caesar grimace pourtant à cette déduction.
— Si, justement. Je pense qu'elle est d'accord sur le principe, mais que ce qui se passe à la maison n'est pas réglé, et qu'elle a peur de m'y confronter. Alors elle m'a donné cette tâche impossible pour retarder l'échéance, il expose calmement sa propre interprétation du comportement de la psychiatre.
Pour toute son anxiété à ce qui peut bien être en train de se passer au dehors, sortir ne l'avait pas effleuré avant qu'il ait la nette impression que sa thérapeute avait commencé à considérer l'idée. Il veut juste savoir, pas nécessairement intervenir. De toute façon qu'est-ce qu'il pourrait faire, quel que soit le souci ?
L'Asiatique le considère un instant d'un air grave, avant de décider qu'il ne serait pas pertinent de débattre de ce qui peut bien se passer dans la tête de Kennedy. Alors, à la place, elle en revient au diagramme étalé entre eux :
— Le défi, c'est quoi, exactement ?
D'une part, Setsuko évite toujours de se poser trop de questions sur ce que son encadrante a décidé d'adopter comme stratégie avec un patient. Ce n'est pas son rôle de se coordonner avec elle dans ses actions. Au contraire, moins elle en sait, plus sa propre approche peut porter ses fruits. Elle ne préfère donc pas se prononcer sur un sujet sur lequel elle n'est pas suffisamment informée. D'autre part, malgré ce point d'honneur à ne pas se mêler des agissements du médecin, elle n'est pas sûre d'apprécier les insinuations de manigance de la part du grand brun pour autant. Ken n'est pas aussi tordue. Elle ne chercherait pas à tromper l'un de ses protégés de cette façon, même pour son bien. Si elle ne l'estimait pas prêt à sortir, elle le lui dirait en face, non ?
Abaissant ses bras sur ses genoux et se redressant, Caesar élabore les conditions du pari :
— La date de mon Bal de fin d'année n'avait pas encore été annoncée, quand je suis arrivé ici. Mais Conway dit que, si je suis aussi à l'aise avec ma condition que j'en ai l'air, je peux peut-être deviner avec les éléments que j'ai.
— Ce qui est absurde, commente de suite Setsuko.
Elle ne voit pas comment il pourrait possiblement deviner une chose pareille alors qu'il ne s'est pas rendu sur place depuis des mois. Même en admettant que ça a été décidé avant son départ, et que ça n'a pas changé, quels indices aurait-il bien pu repérer, tout à la spirale descendante qui l'a conduite à son geste ?
Il grimace une fois de plus, avant de doucement remettre en question le verdict :
— Bah… Pas tant que ça, finalement. Je connais les traditions de Walter Payton, je connais un peu la fille qui se charge de la logistique de l'évènement, je connais le contexte de cette année, …
D'un geste vague, il désigne le diagramme qu'il a tracé autour d'un calendrier. Il a éliminé certaines dates mais semble sérieusement en considérer d'autres.
— Donc tu as trouvé ?!
La jeune femme en face de lui n'en croit pas ses oreilles. Elle penche la tête pour essayer de faire sens du schéma, qui en plus d'être confus est à l'envers pour elle.
— J'hésite entre deux dates, Caesar résume ses résultats, modeste.
— C'était pas si impossible que ça, alors. Peut-être que c'était vraiment juste un dernier test pour être sûre que tu es prêt à sortir, la Japonaise en revient aux motivations du Docteur, une pointe de soulagement dans la voix.
Elle avait raison. Kennedy n'est pas manipulatrice. Tout ce qu'elle fait dépend entièrement de la confiance que ses patients lui accordent, alors elle ne peut pas se permettre de subterfuge. Avec quelqu'un comme Caesar encore moins qu'avec n'importe qui d'autre, d'ailleurs. Ça peut paraître un comble qu'elle ait recours à Setsuko comme infiltrée, mais lorsqu'interrogée directement, elle n'a jamais nié le statut de la jeune femme. Ça ne veut pas dire que personne ne lui a jamais tenu rigueur de cette pratique lorsqu'ils en ont été mis au courant, mais elle a toujours eu une base saine sur laquelle retomber.
De son côté, le grand brun ne change cependant pas d'avis :
— Non. Elle n'a pas envie que je sorte.
Alors qu'il secoue la tête de gauche à droite, il illustre sans s'en rendre compte la distance qu'il a parcourue depuis qu'il a été admis ici. Il n'a jamais défendu aucune de ses impressions de cette façon ; il ne s'est jamais accordé suffisamment de crédit pour le faire. Le peu de fois où il aurait seulement eu intérêt à le faire, il n'y croyait pas lui-même. Si ça ne lui traverse pas l'esprit à cet instant précis, c'est souvent, lorsqu'il est seul et s'entraîne à s'écouter, qu'il souhaiterait avoir une meilleure mémoire. Il ne pourrait rien y changer, mais il aimerait avoir un suffisamment bon souvenir de son passé pour pouvoir déterminer combien de fois il a sans s'en rendre compte ignoré cette petite voix qu'il commence à peine à apprivoiser aujourd'hui.
Sa conviction ne suffit pas à faire tomber Setsuko d'accord avec lui, mais elle choisit de la respecter malgré tout. Elle n'a pas de preuve qu'il se trompe. Et elle est surtout suffisamment fine pour comprendre à quel point il est important qu'il prenne confiance en lui.
— Si tu trouves la bonne date, elle ne va pas trop avoir le choix.
C'est tout ce qu'elle trouve à lui répondre sans le contredire. Elle sait que Kennedy tiendra parole quelles qu'aient pu être ses intentions avec ce défi, d'effectivement le mettre à l'épreuve ou bien temporiser.
— Ce qui me fait hésiter à lui donner ma réponse… Si elle avait pu me dire pourquoi elle ne veut pas que je sorte, ou au moins qu'elle ne pouvait pas me le dire, elle l'aurait fait. C'est ce qu'elle a fait jusqu'ici. Mais ça n'empêche pas qu'à mon avis elle a une bonne raison. Et j'ai plutôt envie de faire confiance à son jugement que de lui forcer la main, expose alors Caesar en retour, rebondissant sur ce lien de cause à effet qu'il anticipe également.
La Japonaise hésite un instant, clignant plusieurs fois des yeux, voulant s'assurer d'avoir bien compris ce qu'il vient de dire avant d'y réagir. Il y a quelque chose de franchement à l'envers dans sa déclaration.
À ce stade de l'internement, où sortir devient une réelle possibilité, il y a grosso modo deux types de patients : ceux qui n'ont que cette hâte et ceux qui freinent des quatre fers. On repère les mêmes attitudes à l'admission, d'ailleurs, même si ceux qui voulaient sortir en arrivant ne sont pas toujours les plus pressés de partir le moment venu, et vice versa. Si Caesar n'était pas particulièrement intéressé par l'idée de rentrer chez lui au début de son séjour, il est devenu de plus en plus clair ces dernières semaines que c'est désormais son objectif, à terme. Il n'est pas pressé, mais il sait que c'est là la finalité de son traitement. Ce n'est donc pas par peur qu'il se propose de laisser passer une opportunité de justement obtenir son ticket de sortie. Mais pourquoi, alors ?
— Qu'est-ce qui pourrait être si secret ou si grave que le Doc ne pourrait même pas te dire qu'elle ne peut pas t'en parler ? la jeune femme choisit de relever dans un premier temps.
Elle trouve l'analyse du jeune homme assis en face d'elle un rien alambiquée, en plus du fait que sa conclusion aille à l'encontre de son but. Il veut sortir, il en a l'opportunité, et il refuserait de la saisir ?
— Je pense qu'elle a juste un extrêmement mauvais pressentiment. Ce qui n'est pas exactement un argument scientifique irréfutable. Mais ce serait un peu hypocrite de ma part de ne pas faire confiance aux intuitions des autres, tu crois pas ? il répond simplement avec un haussement d'épaule et une énième grimace.
Presque malgré lui, il a déniché le seul argument que sa psychiatre ne pourrait en effet pas lui avancer. Comme n'importe quel autre médecin, elle n'oserait jamais avouer garder un patient sous sa tutelle sous le seul prétexte d'un sentiment d'appréhension. Ce ne serait pas raisonnable. Et pourtant, elle reste une personne, et est comme tout le monde soumise à des impressions parfois irrépressibles.
Setsuko est à deux doigts de suggérer qu'il insiste tout de même auprès de la thérapeute, pour infirmer sa théorie, mais s'abstient à l'ultime seconde.
En n'importe quelles autres circonstances, elle aurait certifié sur son honneur que jamais Kennedy ne remettrait en cause son professionnalisme de cette façon. Mais c'est de Caesar Quanto dont il est question, et elle est mal placée pour affirmer qu'il ne serait pas capable de chambouler n'importe qui, puisqu'il l'affecte elle-même comme aucun autre patient avant lui. Et s'il a raison, elle n'a pas envie de voir sa mentor confrontée à son propre écart de conduite par celui qui l'a justement poussée à le commettre. Elle n'a pas besoin de chercher très loin pour s'imaginer à quel point ça lui déplairait à sa place, ayant déjà envisagé de nombreux scénarios embarrassants où le jeune homme réaliserait qu'il ne la laisse pas indifférente.
La jeune Asiatique reste donc silencieuse, choisissant de ne pas essayer d'influencer la décision du grand brun dans un sens ou dans l'autre. Elle s'en voudrait tout autant quoi qu'il arrive, de toute manière : qu'il déclare forfait au défi qui lui a été lancé (surtout s'il a réellement réussi à le relever), ou qu'il mette Ken au pied du mur. Les deux situations l'embêteraient, car dans les deux cas, quelqu'un perd au change.
L'ennui, c'est que d'après ce qui est affiché entre eux deux, la première date qu'il pense avoir pu être choisie pour son Bal de Promo est le 6 Juin, c'est-à-dire dans une semaine. Voilà qui ne leur laisse pas beaucoup de temps pour décider quoi faire, ni à l'un ni à l'autre.
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