2x07 - Atlas (4/20) - Coup de circuit
Dans les gradins d'un terrain de baseball en plein air, derrière les grilles qui protègent le public des balles perdues, un homme d'une quarantaine d'années aux traits hispaniques admoneste l'arbitre et les joueurs dans sa langue maternelle, à grands renforts de gestes. Comme la plupart des gens autour, Nelson pouffe. Assis à côté de son père, il cache son amusement dans un pot de popcorn.
— Tu sais que ça sert à rien de crier s'ils te comprennent pas, pas vrai ? fait observer l'ado, taquin.
— Ça ne servirait à rien non plus s'ils comprenaient, répond ce dernier, comme à chaque fois qu'on lui fait remarquer ça, retrouvant le sourire.
Il refuse comme toujours d'octroyer quelque légitimité que ce soit à ses exhortations. Il est parfaitement conscient qu'elles ne servent que lui, et ne peuvent et surtout ne doivent avoir aucun impact sur la partie en cours. Le public n'a pas à intervenir dans le sport ; ça gâcherait tout l'intérêt du spectacle. C'est juste plus fort que lui, de défendre son partenaire sur le terrain. Et dire qu'il n'était pas particulièrement intéressé par le sujet avant de le rencontrer…
— Pas faux, confirme mollement son fils adoptif.
Même si c'est lui qui a engagé la conversation, il se montre finalement peu loquace.
— Mais je pense quand même que c'est mieux qu'ils ne comprennent pas, poursuit alors l'homme.
Il penche la tête sur le côté, et son regard sombre se perd momentanément dans le vide, rétrospectivement peu fier des termes qu'il vient d'employer. Il cherche aussi quelque part un peu à poursuivre l'échange. Pourtant le plus sociable d'eux deux, Donovan a paradoxalement toujours été le plus à l'aise avec la communication non verbale. Lorenzo, lui, a besoin des mots pour comprendre ce qui se passe. Le traitement du silence est la pire punition qu'on puisse lui imposer, même s'il sait bien qu'en l'occurrence son fils ne cherche pas sciemment à l'aliéner.
— Pas faux non plus, Nels réitère son commentaire un peu passif.
Il se concentre sur le maïs soufflé dans le bocal entre ses mains. Complètement sorti du match maintenant, son père le toise un instant. Il considère sa mine un peu triste, et la place vide à côté de lui, avant de reprendre la parole :
— Pourquoi tu n'as pas invité Ellen ? il suggère.
Il feint la désinvolture en attrapant quelques grains dans le pot de son fils et regardant au loin.
— Huh ? Pourquoi j'aurais invité Ellen ? ne le suit pas l'adolescent.
Son attention ramenée à son interlocuteur, il fronce légèrement les sourcils.
— Je ne sais pas. Pour changer, poursuit l'adulte sur sa lancée faussement désintéressée.
Assez mauvais acteur, il hausse les épaules et gobe une sucrerie. Au tribunal, il laisse toujours les coups de bluff à ses collègues. C'est quand le bureau du procureur a justement besoin de projeter la sincérité qu'il est le meilleur. Chacun son truc. C'est pour ça qu'ils sont une équipe, après tout.
— Ell' n'aime pas trop le sport, tu sais, lui rappelle son fils.
Ce détail ne justifie pourtant qu'à moitié de ne pas avoir convié son amie au match. Et parfois, Enzo se remercie que sa piètre aptitude au mensonge ait été transmise au garçon.
— Mais elle aime bien traîner avec toi. Et nous, j'espère, il lui oppose gentiment.
D'un mouvement du menton, il désigne son partenaire de vie sur le terrain, pour justifier l'usage de la première personne du pluriel.
— Et on traîne ensemble souvent, se défend Nelson.
Il ne s'agace pas, mais il cherche toute de même clairement à clore le débat. Il a imprimé l'honnêteté de son père, mais pas vraiment son éloquence. Pour le moment, en tous cas. Il reste un adolescent.
— D'accord, cède son paternel avant qu'il ne se ferme totalement.
Il sait mieux que de le pousser trop fort. C'est le comble de sa vie, d'avoir grandi dans une maison remplie de filles plus bavardes les unes que les autres, à résoudre tout conflit à grand renfort de haussements de voix, et d'aujourd'hui devoir gérer deux hommes presque aussi peu communicatif de leurs émotions l'un que l'autre, et chacun pour des raisons différentes, en plus. Pour tous les efforts qu'il les sait faire pour son bénéfice, il se dit qu'ils ont encore beaucoup de progrès à faire dans ce département. Mais tant que la volonté y est, tout est pour le mieux.
Un silence passe avant que Nelson ne prenne justement son père en pitié et son courage à deux mains, et poursuive :
— Je sais ce que tu essayes de faire, et c'est bon, je me sens pas seul, Papá, il accorde à l'adulte.
Ce dernier est d'abord surpris puis attendri par la maturité de son fils. Sa perspicacité, il l'avait déjà quand ils l'ont récupéré ; ils n'ont fait que la nourrir du mieux qu'ils ont pu. Ils n'osent pas imaginer pourquoi il l'a développée en premier lieu. Ils ont une petite idée, mais ils préfèrent ne pas y penser.
— C'est tout ce que je veux, l'assure Enzo, venant le prendre par l'épaule.
— Et je sais qu'inviter quelqu'un à la place de Mae n'équivaudrait pas à la remplacer, Nelson poursuit dans ses proclamations de lucidité.
Il est tout à fait au clair sur son ressenti vis-à-vis de l'absence de sa meilleure amie, qui se fait à certains moments plus cruellement sentir qu'à d'autres. Comme maintenant. C'est pratiquement elle qui l'a amené à s'investir dans le baseball, initialement. Avant d'être adopté, il n'était pas spécialement attaché à un sport en particulier, et c'est la blondinette, en apprenant la profession de l'un de ses gardiens, qui lui avait communiqué son enthousiasme pour la discipline. Aujourd'hui, il est rare qu'il rate un match, même amical comme celui d'aujourd'hui. Tout comme il est rare que Mae ne soit pas à ses côtés dans les gradins.
— D'accord, d'accord ! Ça m'apprendra à me soucier de toi, capitule le parent.
Se détachant de lui, il lève les mains en signe de reddition. Ils s'étaient préparés à ce qu'un enfant comme Nelson, avec ses antécédents familiaux, grandisse peut-être un peu vite, dans certains domaines. Il n'a cependant de cesse de s'étonner de sa sagesse face à l'adversité. Il a rencontré tellement d'adultes qui n'étaient pas capables d'autant de recul en des circonstances pourtant moins tragiques.
— Mais… j'ai peut-être fait un truc qu'il fallait pas avec Ell', ceci dit, ajoute Nels dans un second temps, admettant tout de même qu'il n'a pas encore réponse à tout.
Et cette fois il ne s'agit pas de ménager son père. Il a réellement besoin de conseils, mais il n'avait pas encore trouvé comment aborder ce sujet.
— Comme quoi ? s'enquiert Lorenzo, heureux de peut-être pouvoir se rendre utile.
Il est surtout satisfait que son fils se confie. Il a bien remarqué que quelque chose le tracassait, cette semaine, mais soulever ce type de question n'est pas toujours évident. Il a compris qu'il finissait toujours par venir, mais le rythme du garçon lui fait souvent travailler sa patience. Paradoxalement, bien que plus dynamique en règle générale, Don est beaucoup plus doué à ce petit jeu d'attente que lui.
Nelson prend un grande inspiration, puis vide son sac :
— Depuis que Mae a été enlevée, Ellen cherche des explications farfelues un peu n'importe où, et j'ai demandé à l'infirmier du lycée de lui en parler. Je suis pas allé le voir juste pour ça, c'est lui qui est venu vers moi en premier, et je lui ai juste dit qu'il devrait plutôt s'inquiéter pour Ellen. Sauf que depuis… elle déprime.
Il n'a pas manqué le changement d'humeur de la marginale depuis son échange avec Uglow, et pas pour le meilleur.
Voyant bien qu'il se sent coupable d'être intervenu, son père revient passer son bras autour de lui, en guise de soutien. Il cherchait à bien faire et ses bonnes intentions se sont retournées contre lui. D'après son expérience, ça arrive à tout le monde, et surtout à des gens bien.
— Tu ne pensais pas à mal, au contraire, il tente d'alléger son fardeau, le serrant brièvement contre lui.
— Non. Mais j'aurais dû me douter que je devais pas m'en mêler. Ça lui apporte quoi, de s'inquiéter alors qu'elle peut rien faire ? Elle aurait pu rester dans son inconscience bénie jusqu'à ce que Mae revienne, et ça aurait rien changé ! proteste Nelson à cet argument, qu'il n'estime pas le dédouaner de quoi que ce soit.
Il baisse la tête, fixant le plancher des gradins entre ses pieds. Son père le considère encore un instant avant de reprendre, à la recherche de la meilleure tournure de phrase possible :
— Tu… as tendance à préférer voir les choses en face, aussi difficiles soient-elles. C'est une qualité, il insiste, d'un ton résolu et avec la moue qui va avec.
Il est confronté à ce trait de caractère chez le garçon encore et encore, depuis qu'il est petit. Il est donc bien placé pour savoir qu'il est parfois aussi difficile à vivre pour lui-même que pour les autres. Mais il est néanmoins convaincu que c'est bien là sa plus grande force. Nelson ne détourne jamais le regard des flammes, il est toujours prêt à affronter ce qui surgit devant lui. Il cherche toujours à voir le meilleur chez tout le monde, mais n'est jamais dupe pour autant quant à la triste vérité lorsqu'elle lui est présentée. Ça a malheureusement commencé comme un mécanisme de défense, mais il ne pense pas que ça se soit développé au fil du temps en une psychose quelconque, bien au contraire. C'est une force de son caractère, autant qu'il puisse en juger.
— Mais c'est pas pour tout le monde, continue cependant de protester l'adolescent.
Il est focalisé sur le désespoir de sa camarade, qui n'a pas sa résilience. Tout comme le sourire des gens qui sont ordinairement plutôt tristes est le plus brillant, la déprime de ceux qui sont usuellement enthousiastes est la plus déchirante. Voir l'originale se morfondre comme jamais ces derniers jours, sa mine déconfite sous son bonnet, a été encore plus difficile que de l'écouter théoriser avec ferveur jusqu'à l'absurde.
— Non, c'est vrai. Mais même si ce n'est pas notre idéal, ça ne veut pas dire que c'est impossible à gérer pour autant. Ellen va traverser tout ça comme une cheffe, l'assure son père, qui le trouve aussi dur avec son amie qu'avec lui-même.
— J'en sais trop rien, marmonne Nelson en grimaçant, pas convaincu.
— Et moi j'en suis sûr. Tu sais comment ? lui propose alors l'adulte, beaucoup plus confiant, un sourire soudain presque espiègle au coin des lèvres.
— Parce que tu es un parent et tu sais des trucs que je sais pas ? lui rétorque son fils, lui renvoyant l'argument qu'il lui a parfois donné lorsqu'il a osé objecter à certains de ses jugements qui lui paraissaient infondés.
— Non ! Parce qu'elle t'a toi pour l'épauler, le corrige Enzo, tout en s'esclaffant à la légère effronterie.
Nelson n'a pas le temps de formuler une réponse sur l'ironie d'être celui qui doit la sortir de son cafard après avoir été celui à la mettre dans cet état en premier lieu, car ils sont tous les deux distraits par les tribunes qui s'enflamment autour d'eux. Un coéquipier de Donovan vient de satelliser une balle, offrant une opportunité royale à son équipe de marquer plusieurs points. Ils se lèvent à leur tour pour soutenir les joueurs qui courent sur le terrain, assurés de ne pas pouvoir être éliminés par leurs adversaires.
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