2x07 - Atlas (10/20) - Cavalier
À plat ventre sur son lit, chevilles croisées en l'air et le menton sur un oreiller qu'elle serre entre ses bras, Ellen regarde un épisode d'une de ses séries préférées, sur une tablette en appui contre le mur en face d'elle. Elle l'a déjà vu, mais elle n'est pas d'humeur à rattraper son retard dans ceux qui viennent de sortir dernièrement. Elle n'est plus d'humeur à grand-chose, depuis son petit tête-à-tête avec Uglow en début de semaine. Elle a du mal à se sortir de l'esprit l'image de Mae lors de la prise d'otage. Sauf qu'elle est toute seule ; il n'y a ni Nelson pour la rassurer, ni Strauss pour s'interposer entre elle et les mercenaires.
— Ma chérie ! Il y a un garçon à la porte pour toi, la voix de sa mère se fait soudain entendre depuis le rez-de-chaussée.
L'appel fait froncer les sourcils à l'adolescente, et elle appuie sur le petit écran en face d'elle afin de mettre le narratif en pause.
— Depuis quand tu appelles Nels "un garçon" ? elle répond sur le même volume.
Elle se redresse pour rejoindre le couloir, et apparaît un instant plus tard en haut des escaliers. De là, elle découvre sa génitrice, devant la porte d'entrée, une main sur la hanche et un sourire espiègle au coin des lèvres.
— Ce n'est pas Nelson… elle lui apprend un peu plus bas, haussant un sourcil pour compléter son expression taquine.
De plus en plus perplexe, Ellen descend les marches. Sa mère n'ajoute rien avant de s'éclipser, lui cédant sa place à la porte. Lorsqu'elle vient se tenir dans l'ouverture, l'adolescente croit bien halluciner. Elle reste figée près d'une minute, ce qui incite son visiteur à prendre la parole en premier :
— Hey, Illi, la salue Brennen.
À l'expression éberluée de la jeune fille aussi bien qu'à ses chaussettes hautes aux couleurs de l'arc-en-ciel sous sa salopette courte, le sourire éclatant du jeune homme s'élargit.
— Bren ?! Qu'est-ce que tu fais ici ?
Ses yeux n'arrivent pas à s'arrêter de papillonner sous l'effet de la surprise de cette visite impromptue. Et surtout improbable. Le jeune homme n'est jamais venu ici. Il a sans doute trouvé son adresse grâce à sa fonction au journal de leur lycée, mais il y a quelques secondes encore elle n'aurait pas estimé qu'il pourrait un jour en avoir l'utilité.
— Est-ce que tu me croirais si je te disais que tu es ma seule amie ? il lui soumet alors, avec une petite grimace au caractère risqué de sa question.
— Non, elle répond.
Son manque d'hésitation, accompagné par la moue correspondante, ruine l'effet de son visiteur. Il soupire gentiment. Il dodeline de la tête mais sourit tout de même à la position un peu vulnérable dans laquelle il est sur le point de s'enfoncer :
— Eh ben, dommage, parce que c'est un peu vrai, il insiste sur ce qu'il vient de dire.
Elle secoue la tête à la négative, et commence à lister toutes les raisons pour lesquelles elle ne peut pas possiblement être sa seule amie :
— Pas du tout ! T'es super populaire. Tu es rédacteur en chef du Paw Print, t'es sympa avec tout le monde, tout le monde t'aime bien, tu…
Parfois elle se demande même s'ils sont amis tout court. Il est plus son idole / mentor / collègue. Ils ont des débats constructifs, mais ils ne passent pas du temps ensemble de la même façon qu'elle le fait avec Nelson, par exemple. Il faut toujours des circonstances bien particulières pour les réunir. Jusqu'à aujourd'hui, en tous cas.
— Ouais, ouais, je suis un véritable enfant de chœur. Mais… Ces gens-là… J'ai pas tellement envie de traîner avec eux, depuis quelques temps, l'interrompt Brennen pour la corriger, quoique sans vraiment la contredire pour autant.
Brusquement, la jeune fille se rappelle de ce qu'il lui a confié un soir en sortant du lycée, il y a une paire de semaines.
— Parce que je suis la seule personne à te parler à peu près normalement depuis ce qui s'est passé avec Mae.
Quand elle pense qu'elle avait bien failli lui sauter à la gorge, ce soir-là, pour ne pas lui avoir dit s'être souvenu de quelque chose à propos de l'enlèvement de Mae. Non pas qu'elle ait pu en tirer quoi que ce soit, au final. Ce symbole ne lui a rien dit du tout, et Jack l'avait déjà récupéré et il n'a pas eu plus de chance qu'elle.
— Et ce qui s'est passé avec Caesar, aussi, ajoute Brennen avec un éclat de rire nerveux.
Honnêtement, il n'a toujours pas passé outre sa malchance de s'être trouvé sur les lieux de ces deux tragédies. Il est content de ne plus avoir de stigmates physiques, mais il ne pense pas qu'il se sentirait très serein s'il était amené à rencontrer le dernier membre de la fratrie Quanto. Sans doute ira-t-il mieux lorsque les deux qu'il connaît seront de retour chez eux.
— Certes… Ellen ne peut que commenter, en regardant par terre.
Elle ne voudrait ni diminuer ni amplifier la difficulté de sa position. Il est un peu entre deux chaises, puisqu'il est affecté par tout ça sans pour autant être le plus impacté de tous. Il ne peut pas vraiment se plaindre, et en même temps il en aurait sans doute bien envie. Il n'était proche ni de Caesar ni de Mae, et ses séquelles de chaque situation sont indéniablement moindre que ceux des principaux intéressés, l'un toujours interné en institut psychiatrique et l'autre carrément disparue. Et pourtant, il s'est bien retrouvé couvert de sang qui n'était pas le sien un après-midi, et frappé au visage un autre. Il est heureux que ce soit tout ce qui lui est arrivé, mais ça ne signifie pas que ça n'a pas été traumatisant.
— Enfin bref, est-ce que tu irais au Bal de Promo avec moi ? il enchaîne soudain, passant du coq à l'âne.
— … Quoi ?
Ellen croit avoir mal entendu sa question. Elle relève lentement vers lui des yeux encore plus grands qu'ils ne le sont naturellement. Cette phrase est invraisemblable pour tellement de raisons qu'elle en a la tête qui tourne.
— D'accord… Tu es sans doute déjà au courant, mais le Bal de fin d'année est la semaine prochaine. Or, en tant que rédacteur en chef, je suis aussi en partie responsable de l'annuaire et des élections étudiantes. Ce qui signifie que je dois annoncer pas mal de trucs tout au long de la soirée, ce qui signifie que je ne peux pas la louper. Et plus ça approche, moins j'ai envie de la passer tout seul comme un idiot, sauf que comme tu n'es pas une Terminale, tu ne seras pas là si personne ne t'invite, alors si ce n'est pas déjà le cas, voilà, il procure un peu de contexte à sa demande, d'une traite pratiquement sans respirer.
— Tu es en train de m'inviter au Bal de Promo, percute enfin la jeune fille en face de lui, encore interloquée.
— Yep, il confirme, avec plusieurs lents hochements de tête.
— Tu es en train de m'inviter MOI à ton Bal de Promo. Comme ta cavalière, elle reformule une nouvelle fois, incertaine quant aux implications de la demande.
— On n'est pas obligés de danser si tu n'en as pas envie, il s'empresse de préciser, la pensant paniquée à cette idée.
— Non, j'aime danser ! elle le corrige tout aussi rapidement, puisque ce n'est pas là son problème.
— D'accord. Bien, il commente, à la fois rassuré et toujours dans l'expectative.
Il a hésité à mettre une intonation interrogative. Il ne voit pas ce qu'elle aurait pu vouloir dire d'autre en paraphrasant sa demande comme elle l'a fait.
— Est-ce que toi tu aimes danser ? elle enchaîne.
De son côté, elle se demande si le fait qu'il propose cette échappatoire relève réellement du hasard.
— Er… J'en sais trop rien, en fait, il ne peut que répondre.
Il n'a pas eu suffisamment d'occasions de pratiquer la discipline pour se forger une opinion. Pourtant, la jeune fille a du mal à s'imaginer qu'il ne se soit réellement jamais adonné à une activité à son sens aussi basique.
— Comment tu peux ne pas savoir si tu aimes danser ? elle s'étonne donc.
Elle est peut-être excentrique, mais il n'y a forcément pas qu'elle qui danse lorsqu'elle s'habille ou bien est toute seule à la maison. Elle sait que la famille du jeune journaliste est spéciale sous certains angles, mais tout de même. Et il est sociable, donc il a bien dû se rendre à des fêtes.
— J'ai l'impression qu'on s'éloigne du sujet, là, il tente de recentrer la conversation.
Il attend toujours une réponse à sa question. Et elle n'est pas des moins stressantes, en plus.
— Tu t'attendais à quoi, en te pointant chez moi le jour de TON anniversaire pour m'inviter à TON Bal ? C'est bizarre. C'est normal que j'aie des questions, Ellen défend sa digression, bras croisés et menton relevé.
— Mon anniversaire ? il ne la suit pas, fronçant les sourcils.
— Je savais bien que j'avais déjà pensé à toi aujourd'hui pour un truc. On est le 30 Mai. C'est bien ton anniversaire, non ?
Elle se souvient clairement de l'alerte qu'elle a vue sur son calendrier au matin. Elle n'avait pas prévu de le lui souhaiter, puisqu'elle n'avait même pas prévu de le voir, mais ça n'empêche qu'elle détient l'information. Et il serait gonflé de lui reprocher de l'avoir, puisqu'il a clairement lui aussi ouvert son dossier pour obtenir son adresse.
— Er… Possible, il répond, après avoir regardé en l'air comme s'il avait besoin d'y réfléchir.
— Possible ?
Ellen est de plus en plus intriguée. Elle comprend encore moins qu'il ne soit pas sûr de sa date de naissance qu'il ne sache pas s'il aime danser.
— Dans ma famille, on célèbre la date de conception. Cherche pas. Mais comment est-ce que toi tu connais ma date de naissance ? il explique rapidement son détachement, avant de retourner ses questions vers elle.
— Probablement de la même manière que tu as su où j'habite, elle lui renvoie.
Elle refuse de se faire accuser de fouineuse quand il est bien plus coupable qu'elle dans ce département.
— … C'est honnête, il se voit bien obligé de lui accorder.
Son regard vert clair se perd à nouveau dans le vide un instant alors qu'il songe à toutes les informations qu'il a pu obtenir de cette façon, certaines bien plus intrusives qu'une date d'anniversaire. Pas étonnant que les comités d'éthique journalistique soient si exigeants, vu les accès que peut conférer la position.
— Tu veux toujours que je t'accompagne au Bal ? vérifie tout de même Ellen, méfiante.
Elle n'était déjà pas convaincue par sa demande à la base, et là il vient de découvrir qu'elle a fouillé dans son dossier. Enfin, fouillé, c'est un bien grand mot. Elle l'a consulté. Suffisamment de fois pour en mémoriser certains éléments. Peu importe combien elle essaye de se convaincre elle-même que ce n'est pas obsessionnel, elle comprendrait qu'il se rende soudain compte qu'elle est beaucoup trop bizarre pour qu'il la fréquente.
— C'est plutôt toi qui es indécise, jusqu'ici, il confirme cependant son souhait, avec un sourire amusé.
— Alors d'accord, elle finit donc par accepter, hochant la tête, retrouvant elle aussi son sourire.
— Cool ! Parfait.
Il est aussi content d'enfin avoir une réponse que du fait que celle-ci soit positive. Si elle est flattée par son enthousiasme, Ellen ne sait en revanche pas trop comment rebondir sur cette exclamation.
— C'est tout ce que tu voulais ? elle reprend avant que le silence ne devienne inconfortable.
Elle ne veut pas le chasser, mais il reste planté là sans avoir l'air d'avoir l'intention d'ajouter quoi que ce soit, un grand sourire sur son visage. Non pas qu'elle ait envie de s'en plaindre, sur le principe, mais elle s'inquiéterait presque.
— Er… Ouais. Je devrais y aller. Et te laisser aller déjeuner avec tes parents. Et aller déjeuner avec les miens, il bafouille, brusquement ramené à la réalité par sa question.
— D'accord. À Lundi, alors ?
Plus habituée que lui à être celle qui marmonne n'importe quoi, elle reste pour sa part assez composée en les circonstances. Il y a aussi une jubilation certaine à voir quelqu'un avec l'aplomb usuel de Brennen complètement dérouté. Ça le lui rend encore plus charmant, si c'était possible. Mais elle se dit ça à chaque fois que quelque chose change chez lui, alors bon.
— Ouais. Bon week-end, Illi, il la salue finalement.
Pour accompagner son propos, il se penche légèrement en avant, dans un ersatz de révérence. Bien qu'encombrée par sa main toujours sur la porte, elle s'efforce de lui rendre sa salutation le moins maladroitement possible.
— Bon week-end à toi aussi, elle lui retourne gentiment.
Avec un dernier regard et un sourire au bord de l'éclat de rire, il s'éloigne enfin de son porche, à reculons d'abord avant de se retourner et rejoindre la rue, mains dans les poches de son blouson kaki. Elle le regarde partir le plus longtemps possible, comme si tout ce qui venait de se passer allait s'annuler lorsqu'il disparaîtra au coin de la rue.
Pour toute son imagination, elle se dit cependant qu'elle n'aurait jamais pu halluciner la scène qui vient de se dérouler. Ce n'est même pas le genre de choses qu'elle s'invente lors de ses divagations les plus folles au sujet du journaliste aux grands yeux verts.
Alors qu'elle referme la porte derrière elle et s'apprête à retourner dans sa chambre, un seul détail vient diminuer son excitation : de ne pas pouvoir tout raconter de suite à sa meilleure amie.
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