2x06 - Coup de poing (19/19) - Extraction
— Je suis à l'intérieur.
La voix de Kayle ramène brutalement tous les Homiens à leur mission principale, alors qu'ils étaient plutôt occupés à diagnostiquer à haute voix les dommages subis par Jena, pour le bénéfice de leurs coéquipiers Terriens. Une cheville brisée, et ayant de plus profité de son état de douleur déjà avancé pour sortir la tête de son humérus de son omoplate, la jeune femme est loin d'être au meilleur de son intégrité physique. Mais elle n'a pas perdu connaissance, ce qui est aussi impressionnant que bon signe. Elle pleure et se mord la langue et les lèvres jusqu'au sang, mais les aliens se gardent bien de communiquer trop de ce type de détails à ses congénères déjà mortifiés.
— Kayle est à l'intérieur, Chad relaie l'information à ceux qui ne l'ont pas obtenue.
Le serial killer ne porte plus son émetteur. S'il ne l'avait pas retiré, il l'aurait de toute manière détruit dans sa manœuvre d'infiltration. Et le reconstituer n'aurait peut-être servi à rien, car il est possible que la fréquence qu'il utilise soit bloquée par le revêtement du laboratoire dans lequel il vient de s'introduire.
— Qu'est-ce que j'ai manqué ? interroge le blondinet.
Malgré l'austérité naturelle de son collègue encapuchonné, la tension dans sa voix ne lui échappe pas. À défaut d'avoir eu une forme physique adaptée au moment des faits, il n'a pas suivi la chute de la brunette. Il comprend bien que quelque chose ne va pas, mais il n'arrive pas à reconstituer ce qui s'est passé de lui-même.
— Contente-toi de faire ce que tu as à faire, lui demande Strauss un peu sèchement.
Il est impatient d'en finir avec cette intervention. Et il préférerait surtout ne pas en voir encore augmenter le coût humain.
Sans insister, Kayle hausse les épaules et s'avance jusqu'à la porte ouverte de l'alcôve dans laquelle il a repris forme humanoïde, contournant le cadavre qu'il savait déjà se trouver là. De son regard clair, il scanne les scientifiques qui s'affairent au centre de la grande salle en étoile, en avisant aussi certains dans des recoins similaires à celui dans lequel il se trouve. Chacun de ces 7 renfoncements devrait contenir l'un des boutons qu'il faut faire presser simultanément aux occupants du laboratoire afin de permettre l'entrée de nouveau matériel. Comme anticipé par Jena le matin-même, bien que sur le ton de la raillerie, il ne voit effectivement aucune difficulté à sa tâche. Il n'a même aucun mal à déterminer qui sera l'otage idéal pour obtenir ce qu'il veut du reste des blouses blanches…
En un éclair, il a quitté sa cachette et se retrouve debout sur un paillasse. Il a emmené avec lui sur son perchoir une femme d'âge mûr aux cheveux blonds décolorés, qu'il tient par la gorge à bout de bras et d'une seule main. La quinquagénaire se débat faiblement d'abord mais cesse rapidement, sans même avoir réussi à se saisir du poignet de son agresseur, comme sous l'influence de son regard perçant planté dans le sien. Les quelques personnes qui l'avaient dans leur champ de vision un instant plus tôt, et qui par conséquent sont les seules à avoir remarqué sa disparition pour le moment, jettent des regards interrogateurs autour d'eux, sans penser à lever la tête encore. Un sourire étrange et sincèrement indéchiffrable étire les lèvres de Kayle avant qu'il ne prenne la parole, attirant enfin l'attention sur lui :
— Quelqu'un bouge, et elle meurt. Juste comme ça, il informe l'assemblée, avant même que tout le monde ait compris qu'il s'était passé quelque chose d'anormal, et que ceux qui l'auraient noté aient esquissé un geste.
Ils n'ont aucun moyen de le savoir, mais sonner l'alarme ne leur serait pas d'une grande aide de toute manière, puisqu'une grosse partie de leur système de sécurité a déjà été mise hors service. Par un chien et une jeune femme, de surcroît. Ils ne peuvent pas appeler des renforts, ni déclencher l'autodestruction manuellement. Quant à tenter de fuir, ce ne serait pas une excellente idée non plus, puisque Vlad et Strauss ont enfin quitté la cage d'ascenseur et les cueilleraient par conséquent sur le pas de la porte. Et encore, si Kayle ne les intercepte pas avant qu'ils ne l'atteignent.
Tétanisés, les laborantins fixent avec de grands yeux leur leader si facilement neutralisée, elle qu'ils craignent tant d'habitude. Une poignée sont comme soulagés du spectacle, et seraient presque tentés de désobéir pour enfin être débarrassés du tyran qui les mène à la baguette. Mais ceux-ci ont tous trop peur des représailles au cas où cet intrus encore plus tombé du ciel qu'ils ne le croient ne serait pas à la hauteur de ses promesses. Le reste des scientifiques tient sincèrement à protéger la fondatrice de leur laboratoire et se montre donc tout aussi docile. Une seule personne ose braver l'interdit et s'élance, après un moment de flottement, se disant que peut-être elle sera récompensée pour son initiative.
Kayle pousse un lourd soupir. Il faut toujours quelqu'un pour saper son autorité en ne le prenant pas au sérieux. Ce n'est pas à Chad ou Chuck qu'un truc pareil arriverait, c'est certain. Levant les yeux au ciel, le tueur en série claque des doigts de sa main libre en direction de la chercheuse, qui s'écroule avant d'avoir atteint son objectif. Une vague d'inspirations choquées parcourt ses collègues. Le plus proche voudrait s'assurer de son état mais retient son geste à l'ultime seconde, de peur de subir le même sort. Plus le temps passe, plus il semble cependant évident qu'elle ne respire plus.
— Quelqu'un d'autre veut me tester ? Parce que je peux faire ça longtemps ! Je n'ai besoin que de sept d'entre vous. Et comme vous savez de toute évidence compter, vous voyez bien que ça me laisse une certaine… marge de manœuvre, reprend Kayle.
Il n'a pas besoin de préciser que c'est en nombre de victimes qu'il s'exprime à la fin de sa phrase. Jena avait raison et ne savait pas à quel point : il est le Grand Méchant Loup. Il est même bien pire, à vrai dire. Surtout depuis ce matin. Certes, il n'a plus les raisons de tuer qu'il avait avant, mais au moins, à cette époque, prendre des vies humaines lui faisait quelque chose. Plus maintenant, apparemment. Il faut juste que son auditoire s'en rende compte, voilà tout. Il ne peut pas leur tenir rigueur de leurs perceptions et capacités limitées, c'est vrai. Ils sont encore à se demander comment il a fait pour entrer puis tuer leur collègue, au lieu de simplement paniquer au danger qu'il représente. Comme ils ne semblent pas complètement idiots, ils ne devraient cependant pas tarder à saisir.
Alors que l'alien blond considère la carcasse qu'il vient de créer, avec une certaine perplexité à tout ce qui ne s'éveille plus en lui lorsqu'il commet un tel acte, Greg saisit sa chance. Dans son alcôve avec Mae, il est le premier à appliquer sa main sur l'un des sept poussoirs qui permettent le déverrouillage du sas de l'entrée. Il ne sait pas comment l'intrus a fait pour terrasser sa victime avec une telle fulgurance, mais il en est plus curieux et galvanisé qu'il n'en est triste et apeuré. Clairement, ce que cet homme veut, il l'obtient. Essayer de lui résister est futile. Et d'après le nombre de personnes dont il a dit avoir besoin, c'est bien ouvrir la porte qu'il cherche à faire. Même s'il a visiblement réussi à entrer par lui-même, pourtant.
Le concept selon lequel est construit le laboratoire en étoile n'est pas très compliqué mais néanmoins d'une efficacité redoutable à l'encontre de l'infiltration, comme s'en sont rendus compte Sieg et Vlad lors de leur étude des plans. Redoutable face à des moyens conventionnels, en tous cas.
En temps normal, toute brèche physique comme biochimique est censée entraîner l'autodestruction des lieux, par un mécanisme qui ne peut pas être désactivé depuis l'extérieur. Il n'y a pas d'alarme, il n'y a pas d'avertissement, juste des flammes à une température extrême. Rien n'est épargné à l'intérieur, ni les occupants, ni ce sur quoi ils sont en train de travailler. Tout brûle plutôt que d'être compromis, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de combustible dans la pièce. Dans ces cas-là, le laboratoire doit être entièrement reconstruit. Mais Kayle a déjà contourné cet obstacle.
Pour que quoi que ce soit puisse entrer ou sortir sans heurts, cobayes comme équipement, il faut en théorie la validation simultanée de sept personnes autorisées, depuis l'intérieur. Pour être considéré comme personnel autorisé (et accessoirement bénéficier d'un privilège de sortie que ni matériel ni sujets n'ont), il faut avoir suivi un programme d'acclimatation de plusieurs jours, à se tenir dans le sas pendant que la validation est demandée. Seuls les sept premiers visiteurs se voient épargner cette épreuve, pour des raisons évidentes d'initialisation du procédé. Et si à un moment donné moins de sept personnes autorisées sont en vie, alors le laboratoire devient essentiellement inutilisable, puisqu'aucun nouvel opérateur ne peut obtenir l'accès. Et surtout aucun projet en cours ne peut être évacué sans tout bonnement désamorcer la sécurité de façon permanente depuis l'intérieur, ce qui nécessite souvent une longue formation technique des derniers survivants avant qu'ils puissent effectuer la manipulation.
Jusqu'à l'apparition de Kayle au beau milieu de la pièce, personne n'avait été amené à douter de la robustesse du système. Ils ont tous entendu des récits de décontaminations, des équipes entières et des années de travail réduites en cendres pour des tentatives d'intrusion pourtant subtiles. Et même alors qu'ils en sont témoins, les scientifiques en présence, pour toutes leurs connaissances pourtant pointues, n'arrivent pas à s'imaginer comment il est possible qu'il se tienne là. Même un hologramme serait déjà impensable, et il est bien plus que ça, puisqu'il empoigne en l'occurrence le Docteur Vurt à pleine main.
Après avoir bougé derrière la vitre de son alcôve, Bertram retient son souffle, attendant la réaction du tueur blond. Ce dernier dévisage le chercheur à lunettes mais n'entreprend aucune démarche punitive. Au contraire, il salue son initiative d'un lent hochement de tête, avant de parcourir le reste de l'assemblée du regard, cherchant à dénicher les prochains volontaires pour lui venir en aide. Petit à petit, les six plus téméraires osent imiter leur collègue, et vont d'un pas chancelant appliquer leur paume sur l'un des boutons restants. Les autres otages demeurent pétrifiés, certains focalisés sur leur collaboratrice au sol, d'autres les yeux rivés sur leur cheffe toujours tenue en respect.
— Alors, c'est toi qui es à l'origine de tout ça, huh ? De toutes ces expériences folles ? De cette poursuite transgressive du progrès en total mépris des lois et des codes moraux de ton monde ? Tu sais, il y a quelques mois, j'aurais salué tes efforts. Mince, il y a quelques mois, je t'aurais peut-être même aidée ! J'aurais pu te rendre la vie si facile. Tu aurais atteint tous tes objectifs et plus encore. Parce que je pensais comme toi. Plus ou moins… J'étais convaincu que l'humanité était capable de grandes choses, si on lui en donnait l'opportunité et les moyens. J'avais la FOI, tu comprends. J'avais l'espoir… Mais c'est du passé, maintenant. Je pense que, comme toi, ma croyance m'a conduit à mal agir. Alors on me l'a prise. Pas plus tard que ce matin, d'ailleurs. Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas si j'en suis encore tout à fait bien remis de cette ablation. Ça fait drôle, de ne plus avoir une partie de soi. Je me souviens de ma logique, je me souviens de ce qui m'animait, et pourtant, maintenant, il n'y a rien en lieu et place de cette flamme. Rien du tout. Pas même l'inconfort de l'absence. Tout ce que je sais, c'est qu'en conséquence, désormais, votre espèce ne m'inspire strictement plus rien. Plus rien du tout…
Kayle fait cette déclamation à Vurt entre ses doigts, en attendant que la porte soit enfin ouverte dans son dos.
Au moment où Vlad et Strauss peuvent enfin faire irruption dans le laboratoire, la voie s'ouvrant devant eux dans un bruit de dépressurisation caractéristique d'un sas de sécurité, l'alien blond desserre son emprise. La fondatrice de DeinoGene s'effondre alors sous son propre poids comme une poupée de chiffons. Elle atterrit brutalement sur le sol sans esquisser le moindre geste pour se retenir, pas très loin de sa subalterne, dans un bruit sourd et une position étrange. Il la regarde littéralement de haut, avant de poser ses yeux clairs sur ses deux coéquipiers par-dessus son épaule. Le duo reste interdit à un tel spectacle, mais le regard bleu en dit long. Elle a joué son rôle. La vérité, c'est qu'elle était morte à la seconde où il a posé la main sur elle.
Vladas ouvre la bouche, s'apprêtant à signaler les deux victimes au reste de leur équipe, mais se ravise. À quoi bon ? Ça ne ferait que mettre en péril la mission, qui rappelons-le n'est pas encore terminée. Sam serait le plus décontenancé, et il est en train de guider son chien jusqu'à Jena. Ce n'est pas le moment de briser sa concentration, déjà fragile suite à la décision drastique de la brunette. Il apprendra la nouvelle bien assez tôt ; autant gérer sa réaction dans un environnement contrôlé.
Laissant Strauss se précipiter tout droit vers l'enclave où Maena est toujours allongée dans une cuve de verre, inconsciente et immergée dans un liquide aux couleurs changeantes, l'Européen rejoint Kayle sur le plan de travail d'un bond agile, dans le but d'accéder au panneau de sécurité logé dans le plafond. Il a une action similaire à celle de son apprentie à effectuer, afin de s'assurer qu'ils puissent quitter le laboratoire sans danger, même sans être passés par quelque acclimatation que ce soit, et sans plus dépendre de la bonne volonté des otages de Kayle. Ce panneau-ci est moins difficile d'accès que les deux autres parce que personne de mal intentionné n'est supposé pouvoir entrer dans la pièce en premier lieu. Il nécessite en revanche son endommagement permanent pour être désamorcé, mais ça ne dérange évidemment pas l'agent outre mesure. En ce qui le concerne, pour toute son ingéniosité structurelle, tout cet endroit mériterait bien de tomber en ruine.
Au chevet de celle qu'ils sont tous venus chercher, Strauss est désemparé. Il n'accorde même pas un regard à Bertram, toujours dans la pièce, et qui se garde de toute façon bien d'attirer une fois de plus l'attention sur lui. Il l'observe simplement se pencher sur sa patiente avec une expression de détresse extrême sur le visage. Le grand brun n'arrive pas à faire sens de ce qui a été infligé à l'adolescente. Il ne comprend même pas ce dans quoi elle baigne. Tout ce dont il est sûr, c'est qu'il doit l'en sortir. D'un mouvement rectiligne de ses mains à plat sur la paroi, il en fait coulisser l'ouverture et s'apprête à repêcher son ancienne élève.
— Non ! Si vous la sortez de là elle meurt.
Greg a juste le temps de débiter précipitamment cet avertissement, esquissant un pas vers lui, avant que la main de Kayle sur sa gorge ne le fasse taire et ne le plaque au mur.
Le blond a surgi de nulle part pour protéger son cadet, s'étant un fois de plus déplacé comme l'éclair. Le scientifique ferme les yeux, s'attendant à s'écrouler comme Vurt ou son agaçante collègue, mais rien ne se produit. Lorsqu'il rouvre les paupières, l'alien est toujours en face de lui, sa main droite toujours autour de son cou et son regard braqué dans le sien. Son autre main est cependant tendue vers son compère ténébreux, dans un geste simple mais éloquent : stop. Un ordre que Strauss a observé, fort heureusement.
— Quoi ? interroge le mathématicien.
Bertram voudrait bien laisser échapper un soupir silencieux de soulagement, mais ses voies respiratoires sont trop entravées pour ça.
— Il dit vrai, répond simplement Kayle, sans quitter son nouvel otage des yeux.
— Parle, demande alors Strauss.
Le serial killer desserre son emprise juste assez pour que le scientifique puisse s'exprimer. Il n'a de toute manière aucune intention de s'enfuir. Clairement, ces hommes ne veulent aucun mal à la blondinette. Ce sont même probablement eux qui ont interféré avec son protocole à son insu, ou sinon ils savent qui. Il veut les aider, même si c'est la dernière chose qu'il doit faire.
— Elle est dans un coma artificiel. En quelque sorte. Elle n'est en vie que grâce aux machines autour d'elle ; si vous la sortez de sa cuve comme ça, elle mourra, il élabore sa précédente mise en garde.
— C'est toi qui lui as fait ça, déclare Strauss.
Il n'y a même pas une pointe d'intonation interrogative dans sa voix. Il y a en revanche une dose palpable de colère.
— Oui. Sa souffrance aurait été contre-productive, explique Greg calmement.
Il ne cherche pas à se justifier. Il assume totalement ses actes. C'est lui, le méchant de l'histoire, celui dont il viennent libérer la jeune fille.
— Défais ton travail, lui suggère alors l'enseignant, froid.
Il est à deux doigts de faire un pas vers le scientifique pour appuyer sa demande, mais il est retenu par son désir de garder sa main sur la cuve. Il n'a de toute manière pas besoin de bouger pour être menaçant. Contrairement à Chuck, Chad, et Kayle, il n'a pas repris ses vêtements habituels, et il arbore ainsi toujours la tenue d'intervention noire partagée par toute l'équipe au moment de leur départ. Avec sa chevelure et ses yeux très sombres, il est plus intimidant qu'il n'a jamais été.
— Je… Je ne peux pas. Ce n'est pas si simple, ne peut malheureusement que répondre l'Humain, à son plus grand désarroi.
— Tu ne prévoyais pas de la garder là-dedans pour toujours, pas vrai ? intervient Kayle dans l'interrogatoire, haussant un sourcil.
Finalement, il est presque moins effrayant que son collègue, alors que pourtant incommensurablement plus dangereux.
— Je comptais la réveiller petit à petit, au fil de semaines, voire de mois, rétorque Bertram, trop paniqué pour mentir.
— Pas de plan B, vraiment ? s'étonne le tueur en série, presque moqueur.
— Je… Je… bégaie Greg.
Il réfléchit aussi vite qu'il en est capable, ce qui est déjà une vitesse considérable, mais ça ne suffit pas. Il a à peine commencé à considérer le réveil de sa patiente. Il était encore principalement focalisé sur son maintien en vie, avant que ses sauveurs ne débarquent.
— Oui ? l'encourage celui qui l'entrave toujours.
Un sourire s'amorce au coin de ses lèvres, alors qu'il sent une idée se frayer un chemin dans l'esprit de son prisonnier.
— J'ai considéré une fugue dissociative thérapeutique, en cas d'urgence. Mais mon composé n'est pas prêt ; ma formule ne fonctionne pas, balbutie le scientifique.
Il est sans grande conviction à sa propre idée. C'était le début de quelque chose, mais il n'était même pas sûr de continuer sur cette voie.
— Montre-moi, lui demande pourtant Kayle, plus confiant que lui.
— Quoi ?
— Ta formule. Montre-la-lui, Strauss insiste sur l'ordre, le précisant à peine.
Kayle lâche complètement Greg, qui manque de s'écrouler tant ses jambes son molles. Tremblant, il se précipite sur l'une des consoles de la pièce et pianote fébrilement sur un clavier jusqu'à ce que le schéma d'une molécule complexe s'affiche à l'écran. Il ne comprend toujours pas en quoi voir ça va avancer les deux intrus, mais il ne pense pas que ce soit le moment de se poser des questions.
— Tu m'étonnes que ça ne fonctionne pas ! Il n'y a pas moyen que la liaison se fasse. Pas avec quelque type de cerveau terrien que je connaisse, s'exclame Kayle à peine l'image est-elle apparue.
— Comment est-ce que vous savez que c'est le problème ? s'étonne Greg.
Sa curiosité vient de prendre le dessus sur sa terreur. Il est au courant de ce qui coince, mais uniquement par empirisme. Les tests qu'il a effectués sur des rongeurs ont résulté soit en une liaison trop forte soit trop labile. Jamais il n'aurait pu trouver ce qui clochait simplement en regardant la molécule. Même ses simulations numériques n'avaient rien relevé de particulier.
— Pas important. Apporte-moi un contenant, enchaîne Kayle.
Il n'est pas intéressé par un débat scientifique dans l'immédiat, aussi capable de le suivre que soit exceptionnellement son interlocuteur actuel.
— Pardon ?
Bertram est à nouveau perdu. Il baisse brièvement les yeux sur la main gauche que le blond tend vers lui, sans comprendre.
— Un bol, un pot, un tube, quelque chose pour contenir ton composé. Enfin… ton composé corrigé, précise le tueur avec impatience.
Il fait jouer ses doigts dans le vide alors que Strauss a déjà filé dans la pièce principale pour quérir ce dont il a besoin, devançant l'Humain.
— La synthèse prend presque deux jours, proteste Greg.
Il est de plus en plus perplexe au surréalisme de ce qui est en train de se dérouler. Du coin de l'œil, il peut voir à travers la vitre ses collègues s'asseoir par terre, à la suggestion du géant d'Europe du Nord-Est qui est arrivé avec le grand brun. Et lui, il est en train de converser tranquillement de science avec le tueur qui leur a permis d'entrer.
— Pour toi, peut-être. Moi, je vais te sécréter ça en moins d'une minute. Elle est pas belle, la vie ? lui réplique le blondinet avec un sourire soudain immense.
Il attrape ensuite le bécher que lui apporte son congénère de son autre main, sans même avoir besoin de tourner la tête vers lui. Strauss ne s'en formalise pas. Il est déjà de retour au chevet de Maena.
— Vous en avez encore pour long ? Tout va bientôt être en place, Vlad demande et annonce, en passant la tête par la porte de l'enclave dans laquelle ils se trouvent.
Il a fini de neutraliser le boîtier qu'il est allé dénicher dans le plafond, et le reste des occupants de la pièce ne lui paraît pas représenter une menace suffisante pour avoir besoin d'être surveillés. L'envie de bouger est définitivement passée à tout le monde à la mort de Vurt. Même la descente de Kayle de son perchoir n'a pas su redonner espoir à qui que ce soit. À ce stade, s'ils ne sont pas encore fixés sur ce qu'il va être, les chercheurs ont compris que leur sort était scellé.
Après s'être tourné un instant vers celui qui vient de parler, Strauss s'en remet à Kayle, qui se fie en ce qui le concerne à Greg toujours à sa gauche, devant l'écran où est affiché sa molécule défectueuse. Le scientifique regarde, ébahi, alors que le petit contenant de verre se remplit peu à peu d'un liquide écru, a priori en provenance de l'index de celui qui tient le récipient, nonchalamment posé sur son bord.
— Je pense que ce qui va prendre du temps, c'est surtout l'administration, pas vrai, Docteur ? Kayle lui lance, tout en lui tendant le composé qu'il vient de sécréter.
Sans rien répondre, Greg accepte ce qu'on lui donne et le transvase hâtivement dans une sorte de cartouche de verre qu'il aura trouvée dans un petit meuble derrière lui. Il n'a pas le temps de questionner que ce qu'on lui offre est ce dont il a besoin. Quoi qui soit en train d'être mis en place, comme l'a annoncé le géant blond, ça ne va certainement pas tarder. Et s'il n'avait pas cette date limite, ce n'est de toute façon qu'une question de temps avant que quelqu'un ne remarque que Vurt n'est pas encore ressortie du laboratoire après l'une de ses visites habituellement rapides. Alors il faut se dépêcher.
Dans une petite armoire au pied de la cuve cylindrique dans laquelle se trouve Mae, Bertram échange précautionneusement la cartouche qu'il a en main avec une autre. Une fois le placard refermé, il pianote ensuite sur le tableau de bord. Il ne faut après ça pas plus de quelques minutes pour que sa patiente commence à s'agiter doucement, un peu comme un enfant dans son sommeil. Il fait alors diminuer le niveau de ce dans quoi elle baigne. Il reste fébrile durant toute la procédure, mais ceux qui le surveillent ne font pourtant pas mine de s'impatienter.
Alors que l'adolescente commence très progressivement à s'agiter de plus en plus, se débarrassant même du masque qui a été placé sur son visage à un moment donné, bien que sans ouvrir les yeux encore, Vlad se détourne pour s'enquérir de la situation du reste de l'équipe, à travers le bâtiment.
N'ayant plus rien à faire au troisième étage, Chuck et Chad sont descendus comme convenu rejoindre Sieg et Ben au deuxième sous-sol, eux-mêmes remontés d'un niveau. Le quatuor a bientôt fini de régler les derniers détails nécessaires à la mise en œuvre de leur plan d'extraction.
De son côté, Sam a fini par amener Sing Sing jusqu'à Jena, toujours pas très en forme. Il a été particulièrement difficile pour la jeune femme de ne pas hurler lorsque le Rottweiler l'a saisie par la jambe afin de la tracter jusqu'à l'issue, mais encore une fois elle fait preuve d'une tolérance à la douleur qui dégoûte un peu ses mentors de la fierté que cette force de caractère leur inspire usuellement. Le maître-chien s'efforce de lui glisser quelques paroles encourageantes entre deux directives à son animal, mais avoir dépassé les limites de ce par quoi il peut être bouleversé dans une journée ne l'aide pas à se montrer particulièrement rassurant.
En dehors de l'annonce de la découverte de sa nièce en vie, quelqu'un a en effet essayé d'entrer dans le bureau où Andy et lui se sont installés, juste avant que Vlad et Strauss n'entrent eux-mêmes dans le labo. Il n'a pas fallu plus de quelques secondes à l'alien aux cheveux bleus pour neutraliser le problème, mais ça n'a pas empêché l'inspecteur d'avoir une petite montée d'adrénaline tout de même, en plus de la tension qu'il ressentait déjà à ce moment délicat de l'intervention. Le seul avantage de l'irruption inattendue est qu'au moins la Homienne ne se plaint plus d'être sur la ligne de défense.
Après s'être débattue dans un peu tous les sens dans l'espace confiné du cylindre de verre, Mae ouvre enfin les yeux. Ses gestes en désordre semblent retrouver de l'intention alors que l'une de ses paumes vient se plaquer sur la paroi. Le regard vague, clairement désorientée, elle parvient néanmoins à s'extirper de la cuve. Elle tombe au sol immédiatement après avoir enjambé le rebord, aussi bien parce que ses jambes ne la portent pas encore tout à fait que parce qu'elle est humide et pieds nus sur le revêtement de sol glissant du laboratoire.
Strauss s'avance pour l'aider à se relever, et elle pousse alors un cri et recule précipitamment. Son dos percute Greg, à qui elle n'a besoin d'accorder qu'un seul coup d'œil pour l'agripper fermement par l'avant-bras. Il grimace de douleur mais n'essaye pourtant pas de se dégager, subjugué par la vision de sa patiente enfin réveillée, et maintenant même debout à côté de lui.
— Maena ? appelle doucement le grand brun, choqué par la réaction apeurée de la jeune fille.
À sa voix, qui l'a pourtant toujours rassurée, même parfois à l'encontre de toute logique, elle se cache carrément derrière Bertram, sans se rendre compte qu'elle lui tord le bras. Le scientifique prend une fois de plus sur lui pour ne rien laisser paraître de sa douleur.
— Elle ne sait pas qui vous êtes. Elle ne sait probablement même pas qui elle est, il explique entre ses dents ce qui est sans doute en train de se passer.
— Elle a l'air de bien vous connaître, vous, rétorque Strauss.
Voir la blondinette trouver refuge derrière l'un de ses tortionnaires le brise. Il ne comprend pas. Elle ne le reconnaît pas. Elle a même peur de lui. Tout ce temps, il voulait la retrouver, et maintenant que c'est le cas, elle semble toujours en proie au même effroi qu'il a entendu lorsqu'elle a crié en pleine rue, au moment de son enlèvement. Il veut seulement la libérer.
— Je ne sais pas pourquoi ! lui jure Greg, effrayé par cette lueur nouvelle dans son regard pourtant déjà sombre.
— Il n'a rien fait pour ça, Strauss. Il ne pouvait pas le prévoir, Kayle défend le scientifique, objectif.
Il est aussi et surtout responsable de la synthèse du composé ayant mis l'adolescente dans son état actuel. Il sait que ce n'est pas ce qui a été utilisé pour la réveiller qui lui fait faire confiance à l'homme en blouse au lieu de ceux venus la récupérer. Ça pourrait être quelque chose que l'inconnu a fait auparavant, mais il en doute. Il a mis la peur divine dans chacun des occupants de cette pièce ; aucun n'oserait lui mentir.
Préférant éviter que la situation déjà tendue n'escalade, Kayle pose une main sur l'épaule de son congénère, pour l'empêcher de faire quelque chose qu'il regretterait. Il ne voit peut-être plus aucun inconvénient à terminer l'existence d'une être humain, mais il sait que ce ne sera pas le cas de son cadet, même s'il se laisse emporter sur le moment. Et pour tout son mépris pour l'humanité à présent, il n'a pas perdu sa considération pour sa propre espèce.
— Qu'est-ce qui se passe ? interroge soudain Sam.
Il ne peut entendre de la conversation que ce que dit l'alien brun, et il n'en est pas du tout rassuré, jusqu'ici.
Sing a réussi à ramener Jena jusqu'à la cage d'ascenseur, où Siegfried, Ben, Chad, et Chuck les ont tous les deux récupérés dans la cabine, affichée comme hors services par Caroline et Robert. La brunette est enfin tombée dans l'inconscience au moment où son mentor Scandinave l'a prise dans ses bras, comme si elle se savait enfin en sécurité.
Dès que la voie sera libre de leur côté, Andy et l'oncle rejoindront eux aussi l'ascenseur. L'heure du départ est proche. Mais en attendant, l'inspecteur a enfin tout le loisir de se concentrer sur ce qui se passe un étage au-dessus.
— Dis-lui que sa nièce est libre mais qu'il va sans doute devoir attendre encore un petit peu avant de la retrouver, Kayle enjoint Vlad.
Ce dernier plisse les yeux mais transmet le message, bien qu'avec un peu plus de tact tout de même.
— Nous sommes venus pour elle ; nous allons repartir avec elle, proteste Strauss, furieux.
— Regarde-la ! Elle a peur de nous. Mais pas de lui. Je ne pense pas qu'on ait le temps de la convaincre de notre bienveillance d'ici à ce qu'on doive partir. Il vient de nous éviter de la tuer ; il ne va pas lui faire de mal. Alors laisse-la s'enfuir avec lui, et on la retrouvera plus tard. Le plus important, c'est qu'elle soit libre, non ? le raisonne le blond, pragmatique.
À point nommé, de fins filets de gaz surgissent par les quelques grilles de ventilation du laboratoire, signal que l'heure de l'extraction est arrivée. Les deux fantômes dans la machine n'ont attendu personne pour déclencher la fuite de la neurotoxine, ayant simplement pris les devants sur les signes d'alertes qu'ils ont repérés parmi les agents de sécurité du complexe. Il en était convenu ainsi.
À travers tout le bâtiment, le personnel commence peu à peu à sombrer dans l'inconscience. D'ici quelques minutes, seuls les Homiens et les porteurs d'un masque à gaz auront été préservés et pourront quitter les lieux sans encombre. Dans quelques heures, les autorités auront repéré l'anomalie locale dans la composition de l'air et investi le bâtiment, mettant enfin un terme véritable aux activités de DG. Ils trouveront les derniers partisans du laboratoire encore profondément endormis et sans aucun souvenir de leurs dernières heures, suite à ce qu'ils supposeront avoir été un heureux dysfonctionnement de leur système.
Le plan aurait vraiment été exemplaire, si seulement ils avaient pu prévoir que celle qu'ils sont venus secourir ne serait peut-être pas coopérative.
Strauss sait qu'il n'a pas d'autre choix que de laisser Maena filer avec Greg. Elle est déjà sous influence, après avoir subi un traitement indéterminé, on ne peut pas prévoir ce qu'une telle anesthésie aurait comme effet sur elle. Et il refuse de l'emmener de force. Serrant les mâchoires, il s'écarte du chemin, mais arrête tout de même Bertram d'une main sur sa poitrine lorsqu'il passe à sa hauteur :
— S'il lui arrive quoi que ce soit – et je dis bien quoi que ce soit – je te trouverai, et ta vie sera la toute première que je prendrai. Et tu peux être sûr que je ferai en sorte que ce soit mémorable, il met en garde celui à qui il confie la jeune fille, sa voix aussi ténébreuse que son apparence.
Il ne regarde même pas le scientifique en proférant sa menace. Ses yeux sont plantés dans ceux de Maena juste derrière celui à qui il s'adresse, espérant y lire ne serait-ce qu'une étincelle, un signe qu'elle le reconnaît au moins un peu, à un niveau instinctif peut-être. Mais son regard marron clair reste entièrement effrayé et rien d'autre. C'est comme si elle était une différente personne.
Percutant très bien le message, le chercheur acquiesce du chef, ce à quoi l'alien retire sa main de son torse et se détourne, ne voulant pas regarder Maena partir sans lui. Bertram entraîne alors l'adolescente à sa suite vers la sortie, recouvrant le bas de son visage avec sa manche libre pour respirer le moins de gaz possible. Puisqu'ils ne vont parcourir que des couloirs et des escaliers d'ici à la sortie, ils devraient éviter les plus hautes concentrations et pouvoir s'enfuir dans la nature sans trop de soucis.
Vlad, un masque sur son visage, à l'instar de Jena, Sam, Siegfried, et Sing Sing dans l'ascenseur, regarde l'objectif de leur mission lui passer sous le nez avec perplexité. Il sait que Kayle n'avait pas tort en disant que l'important est que la jeune fille ne soit plus entre les griffes de DeinoGene, mais il est tout de même très heureux de ne pas devoir être celui qui expliquera à l'oncle puis au père et au frère qu'ils ont dû laisser partir la blondinette. Sous la garde du scientifique qui l'a soumise à toutes sortes d'expériences ces dernières semaines, qui plus est. Non, il ne veut même pas être dans la pièce quand Strauss va devoir justifier cette décision. Extraterrestre ou non, il pourrait ne pas en ressortir en un seul morceau. Non pas qu'il pense, à le voir, qu'on puisse le faire plus souffrir que le regard absent de l'adolescente à l'instant.
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