2x06 - Coup de poing (14/19) - Tempérance

Se doutant qu'il ne pourrait jamais obtenir le fin mot de l'histoire de la part de Jack, pour peu qu'il ait seulement suffisamment de chance pour croiser le petit génie dans les locaux de Walter Payton, Uglow décide donc de se renseigner auprès d'Ellen au sujet de ce que lui a soumis Nelson au matin. L'insinuation par l'adolescent de dissimulation dans l'affaire de l'enlèvement de sa meilleure amie a plus secoué l'infirmier qu'il ne voudrait l'admettre. Si possible, il aimerait donc qu'on fasse taire ses soupçons. La seule chose qui apaise un peu sa culpabilité de sa curiosité déplacée est le fait qu'il avait déjà décidé de parler à la jeune fille avant d'avoir ces potentielles questions pour elle.

À la fin des cours, ayant accès aux emplois du temps de tous les élèves puisqu'ils sont sous sa responsabilité, le trentagénaire se rend donc dans le couloir de la salle d'Arts Plastiques où la classe de Première de la marginale gantée vient de passer ses deux dernières heures de la journée. Il a un peu l'impression de la prendre en embuscade à l'intercepter de la sorte, mais il n'a jamais trop d'autre choix, lorsqu'il doit aller aux devants d'un problème avec un lycéen. Les convoquer formellement, c'est encore plus maladroit. Il se rassure en sachant que personne ne s'est jamais senti menacé par sa présence. Si c'était le cas, il faudrait qu'il revoie ses méthodes. Au pire, certains sont lassés de le voir, mais jamais au-delà.

— Ellen ! Par ici !

Il attire l'attention la jeune fille de la voix, du sourire, et de la main, alors qu'elle quitte la salle. Fronçant les sourcils en le découvrant là, l'adolescente jette un regard confus à Nelson à côté d'elle, qui l'incite à aller voir de quoi il s'agit d'un mouvement encourageant du menton. La perplexité de sa camarade ne décroît pas, mais elle obtempère, tandis qu'il poursuit en ce qui le concerne son chemin vers la sortie, la sachant entre de bonnes mains. Il accorde même un hochement de tête à l'infirmier, le remerciant silencieusement d'agir si vite par rapport à ce dont il lui a parlé seulement quelques heures plus tôt.

— Bonsoir, Holden. Comment ça va ? s'enquiert Ell' une fois qu'elle a rejoint celui qui l'a interpellée.

Elle reste polie dans sa curiosité, ce qui est toujours appréciable.

— Je vais très bien, merci. Et toi ? il lui retourne tout naturellement la question, qu'il avait l'intention de lui poser de toute manière.

— Ça va… elle répond dans la généralité.

Elle est encore déroutée par sa présence et ne voit pas plus ce à quoi il cherche à faire référence que son ami en milieu de matinée.

Que ni l'un ni l'autre ne semble obnubilé par l'absence de leur camarade est plutôt positif. Même s'il ne fait aucun doute qu'ils s'inquiètent pour Mae, son enlèvement ne les obsède pas chaque seconde de la journée. La vie continue. Et c'est tant mieux, puisque ça n'apporterait rien qu'ils se laissent tracasser par un problème auquel ils ne peuvent apporter aucune solution.

Nelson semblait cependant estimer que, lorsqu'elle y pense, Ellen porte un intérêt suffisamment intense à la situation pour que ça en devienne inquiétant. Si de prime abord l'adolescente semble se comporter normalement, rien ne garantit cependant que son ami ne fait vraiment que projeter ses propres angoisses en se souciant des siennes.

— Ne fais pas cette tête, je suis juste venu m'assurer que tout allait bien pour toi !

La mine suspicieuse de l'adolescente est amusante malgré elle, et Holden tente gentiment de la lui faire passer. Elle reste néanmoins perdue par rapport à ses intentions :

— Mais pourquoi ?

— À cause de ta collègue qui manque malheureusement à l'appel, depuis quelques semaines, il s'explique avec calme et subtilité.

Il glisse ses mains dans les poches de son pantalon de toile, dans une recherche inconsciente de réconfort. Le sujet ne le met pas à l'aise lui-même, après tout. Il se sent moins coupable de ce qui est arrivé à Mae que de ce qui est arrivé à son frère, mais ça le désole tout de même.

— Oh, s'exclame doucement Ellen alors que la compréhension se fraye un chemin dans son esprit.

Elle s'assombrit un brin. Elle commence à comprendre l'exaspération décrite par Brennen au fait que l'enlèvement soit pratiquement la seule chose dont tout le monde veut lui parler depuis que c'est arrivé. Et pourtant, elle a en ce qui la concerne plutôt eu droit à son espace, de la part de ses camarades comme des adultes. Jusqu'à maintenant…

— J'ai croisé Nelson, ce matin, et il a l'air de penser que toute cette histoire te met dans des états un peu… particuliers, l'infirmier reformule ce qui lui a été dit avec le grand tact qui le caractérise, même parfois dans la maladresse.

Malgré tout, la jeune fille se met sur la défensive, croisant les bras :

— Qu'est-ce qu'il vous a raconté ?

Sa réaction laisse Holden penser que peut-être Nelson n'a pas exagéré dans sa description de la légère paranoïa de son amie, mais il doit encore en avoir le cœur net. Aussi contre-intuitif cela puisse paraître, s'imaginer des éventualités funestes est pour certains un mécanisme de défense, lorsqu'on est contraint, comme Ellen l'est, à attendre le bilan d'une situation préoccupante. C'est un peu comme l'appel du vide, qui vous fait vous éloigner du bord d'un précipice en vous faisant systématiquement imaginer en tomber.

— Rien de grave. Il dit que tu cherches à comprendre ce qui s'est passé, et il n'a pas envie qu'il t'arrive quelque chose à toi aussi, c'est tout, le trentagénaire paraphrase à nouveau le lycéen.

Il prend une certaine licence poétique, il le sait, mais ne ment pas. Il en serait de toute manière bien incapable sans tourner rouge tomate. Malgré ses efforts, la marginale devient tout de même dubitative en plus de vexée, affichant la moue qui va avec :

— Il me croit pas ; pourquoi il penserait qu'il va m'arriver quoi que ce soit ?

Sa première phrase continue à aller dans le sens de ce dont l'accuse son meilleur ami, mais encore une fois, sans détails, le soignant ne peut pas déterminer lequel des deux lycéens réagit peut-être de manière excessive. Essayer de trouver une logique à un évènement traumatisant n'est pas anormal, et tant qu'on reste à peu près raisonnable dans ses hypothèses, ce n'est pas dangereux non plus.

— Son inquiétude m'a semblé sincère, pourtant, défend l'infirmier.

Il cherche à obtenir la version d'Ellen de ce que lui a traduit Nelson. Un témoignage est de manière générale déjà à prendre avec des pincettes, et le récit d'un adolescent est encore moins à prendre pour argent comptant que celui d'un adulte. Même alors qu'ils ont les meilleures intentions du monde, à leur âge, tout est perçu à travers le filtre particulièrement déformant des hormones et des dernières étapes de la construction de leur personnalité. Et en le cas présent, Ellen et Nelson ont, avec l'enlèvement de Mae, une autre raison encore d'être plus prompts à la panique qu'ils ne le seraient en des circonstances normales.

— Il est surtout inquiet pour ma santé mentale, oui, continue l'originale dans sa lancée aigrie.

Elle ramène une mèche châtain sous son bonnet d'un geste agacé. Dans l'espoir de l'inciter à se confier, l'adulte en face d'elle pose alors une question tout à fait innocente :

— Pourquoi ça ?

Dans le fond, il doute que Nelson ait sorti le terme de dissimulation de son chapeau, mais il ne refuserait pas un peu de contexte de la part de celle qu'il désigne comme le lui ayant soufflé en premier lieu.

— … Je peux pas vous dire, Ellen se force à répondre.

Elle est suffisamment maligne pour ne pas se laisser piéger si facilement, malgré sa langue bien pendue et son humeur qui aurait plutôt tendance à la rallonger encore.

— Je suis assez bon pour garder les secrets, lui propose Holden.

Il reste ouvert mais pas excessivement insistant. C'est souvent la meilleure tactique. Il est toujours très agaçant de se voir demander de faire quelque chose qu'on avait déjà l'intention de faire.

— C'est pas la question, elle réplique en secouant la tête, tenant ferme dans son silence.

— Nelson m'a aussi dit que Jack était de ton avis, par rapport à ce qui est arrivé à Mae. Et il est plutôt malin, comme garçon. Je serais étonné qu'il se trompe.

L'infirmier continue à partager des informations en espérant en obtenir en retour. La base de toute relation et tout échange est la confiance. On peut se prétendre aussi désintéressé qu'on veut, on attend toujours une part de réciprocité dans tout ce qu'on fait. Et c'est bien normal ; il n'y a aucun mal à ça.

— Moi aussi ! Mais Nels, il est trop proche du problème. Il veut rien admettre. Il préfère penser qu'on est cinglés.

Qu'Ellen se lamente autant de l'avis de son ami qu'il se désole du sien est un paradoxe qui n'échappe pas à son interlocuteur. Il doit d'ailleurs se retenir de sourire.

— Nelson ne me paraît pourtant pas déraisonnable. Je suis sûr qu'avec les bons arguments, tu pourrais le convaincre, il offre en guise de réconfort.

Ellen le dévisage alors bizarrement, plissant les yeux. Elle n'a pas l'habitude qu'on prenne sa défense et accorde autant de crédit à ses hypothèses. Pas depuis que Mae n'est plus là, en tous cas, et donc a fortiori certainement pas à propos de ses soupçons sur son enlèvement. Elle redevient méfiante comme à la première approche du trentagénaire :

— Je sais ce que vous essayez de faire. Vous voulez me faire croire que vous êtes de mon côté, alors qu'en fait vous aussi vous pensez que je débloque.

Elle sait à quel point Nelson est réfractaire à ce que Jack et elle manigancent, et jusqu'ici elle faisait avec. Ils ne gèrent que rarement les choses de la même façon, et puisque c'est plutôt une force pour eux d'habitude, elle l'accepte. En l'occurrence, qu'il semble avoir essayé d'enrôler Uglow dans sa croisade pour la faire lâcher l'affaire la blesse un peu, puisque ça prouve qu'il n'est pas aussi capable de lui rendre la pareille qu'elle ne le croyait.

— Je n'ai pas de parti pris. Je ne connais pas tes théories et encore moins leur fondement. Comment est-ce que je pourrais juger de leur validité, alors ? Tout ce qui m'importe, c'est que tu ne te mettes pas inutilement en danger.

Holden s'efforce de maintenir une position neutre, et de ne pas dissimuler ses intentions. Est-ce qu'en venant l'attendre à la sortie de son cours il n'espérait pas obtenir des détails par rapport au complot que Nelson la dit soupçonner ? Juste de quoi s'assurer qu'il est bel et bien absurde de sa part de tout à coup s'imaginer qu'Andy est impliquée dans cette histoire ? Oui, un peu. Mais en lui parlant, il s'est souvenu quelle était sa priorité. Ou plutôt qui. Et c'est elle. Folles ou non, il y a de ces idées qui sont tout à fait capables de nous attirer des ennuis. Et il a déjà assez d'étudiants en situation critique à son goût, si ce n'est trop.

— La seule personne inutilement en danger, c'est Mae, rebondit Ellen sur ce qu'il vient de dire, comme pour justifier une prise de risque consciente.

— Et tu penses pouvoir y changer quelque chose ? il lui soumet alors.

Il est peu impressionné par sa bravade adolescente, qu'il a déjà vue sous de nombreuses formes. Que quelqu'un soit pire que nous d'une manière ou d'une autre est la justification la plus fallacieuse qui soit pour tout un tas de comportements néfastes. Il ne l'accepte pas.

— Comment ça ? relève Ellen, soudain perdue.

— Est-ce que tu penses qu'en découvrant ce qui lui est arrivé exactement, par toi-même, tu peux améliorer sa situation ? il précise sa question, didactique.

— J'en sais rien. Peut-être. Peut-être pas toute seule, mais peut-être, elle répond après une brève hésitation.

Elle hausse les épaules et détourne le regard, sa confiance en elle soudain ébranlée.

— Je vais te dire ce que j'ai dit à Nelson ce matin : autant j'aimerais que ce soit le cas, autant je sais qu'il n'y a rien que je puisse faire pour ramener Mae à la maison. Ce que je peux faire, en revanche, c'est m'assurer que tous ses proches vont bien jusqu'à son retour. Parfois, il faut être conscient de ses limites. Les meilleures intentions n'amènent pas toujours aux meilleures décisions, il la conseille.

Il penche ensuite la tête sur le côté, pour récupérer son attention. La manœuvre n'est pas efficace de suite, et elle reste encore un instant à regarder le vide d'un air songeur avant de ramener ses yeux aux siens :

— Vous pensez vraiment que ça pourrait être quelque chose de grave ? De sérieux, je veux dire, qui est arrivé à Mae ? elle l'interroge alors à son tour, le prenant de court.

Il y a un monde entre savoir et comprendre. Comme tous ces gens qui savent que fumer tue et qui continuent à se rendre dans les quelques salles de tabagisme encore en existence ; ce n'est que le jour où ils voient inévitablement une mort douloureuse en face qu'ils comprennent ce que l'avertissement signifiait. Il y avait quelque chose d'irréel, dans l'enquête qu'Ellen a mené avec Jack, comme l'une de ces aventures qu'elle s'inventait petite. Et là, Holden la confronte aux potentielles répercussions bel et bien tangibles de tout ce qu'ils ont découvert. Et ça l'effraie. Terriblement.

— Des hommes comme ceux qui vous ont retenus en otage l'ont prise. Qu'est-ce que tu en penses ?

L'infirmier prend le parti de rester très pédagogue. Il ne veut surtout pas la brusquer dans sa prise de conscience, qu'il peut très bien voir commencer à poindre.

— Que j'aimerais bien que ça se termine aussi bien que cette fois-là… elle couine pratiquement pour toute réponse, les larmes aux yeux à présent.

Son instinct protecteur prenant le dessus, Uglow l'amène contre lui d'un bras, pour la réconforter. Ils sont seuls dans le couloir depuis longtemps. Par réflexe, elle l'enlace à son tour, acceptant sa présence rassurante. Elle ne sait pas pourquoi, à chaque fois qu'il a voulu l'aider à surmonter un traumatisme, elle s'est systématiquement braquée. Il mérite pourtant bien toute sa confiance, depuis le temps. Il n'a jamais rien fait qu'aider et protéger tout le monde.

— Moi aussi, Ellen. Moi aussi, il murmure en lui tapotant l'épaule.

Il partage évidemment à la fois son inquiétude et son espérance. Il s'en voudrait presque d'être venu lui parler. Quelles qu'aient été ses spéculations, il est probable qu'elle n'ait jamais encouru aucun danger. Quelle menace peuvent bien représenter deux ados, même si l'un d'eux est surdoué, pour des mercenaires tels que ceux qui ont enlevé la petite blonde ? Il aurait pu la laisser dans une inconscience bénie jusqu'au retour de son amie, à jouer les enquêteuses pour se distraire, et elle n'aurait jamais eu à retomber dans la dépression et l'angoisse initialement provoquées par son absence. Mais non, car se voiler la face n'est pas sain. Et la bonne chose à faire est rarement la plus simple. Alors il la laisse digérer ses émotions sur son pull, aussi difficile ça puisse être de voir la jeune fille dans une telle détresse.

Dans un coin de son esprit, il persiste cependant une pointe de suspicion que, peut-être, il est effectivement plus prudent de la tenir à l'écart de toute cette histoire, que le péril est réel. Que peut-être, aussi tragique tout cela soit déjà, ça pourrait être pire. Que ces hommes pourraient revenir. Qu'ils n'ont pas fini ce qu'ils avaient à faire, ou bien qu'ils ont reçu de nouveaux ordres. Qu'il y a réellement une vaste machination, et que tout le monde est impliqué qu'on le veuille ou non et que par conséquent personne n'est en sécurité. Mais encore une fois, Uglow ne veut pas écouter ce que lui souffle cette petite voix en lui. C'est bien trop farfelu pour être vrai.

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