2x06 - Coup de poing (7/19) - Déontologie

À son horaire habituel, en approche de fin de matinée, Setsuko frappe et entre dans le bureau du Docteur Conway, sans attendre de réponse. Il n'y a personne dans le corridor pour la voir faire, et elle pourrait de toute manière se permettre une telle témérité même si ce n'était pas le cas, puisqu'il n'y a aucun patient pour qui elle joue les timides, en ce moment.

Elle s'est souvent demandé comment les résidents ne remarquaient jamais qu'elle agissait différemment envers chacun d'eux. Si son approche initiale de son rôle était plutôt discrète, subtile, quelque part harmonieuse, elle s'est vite rendu compte qu'elle faisait des efforts pour rien. Elle n'a jamais de but en blanc donné des informations contradictoires à deux patients en cohabitation, mais elle a déjà réussi à faire passer des décrochages de taille entre les différentes personnalités qu'elle présente. La plupart du temps, elle incarne au moins trois personnages simultanément, avec parfois des traits de caractères très distincts. Pourtant, il n'est jamais arrivé que deux résidents se concertent et soulèvent ces incohérences dans son comportement. Peut-être sont-ils suffisamment absorbés par leur rétablissement pour ne pas prêter une attention excessive à ce genre de détail ? Au bout du compte, c'est une bonne chose pour eux, puisqu'ils lui permettent ainsi d'être la plus efficace qu'elle peut être auprès d'eux. Mais ça reste surprenant.

— Hey, Doc, la Japonaise salue la psychiatre.

— Bonjour, elle lui renvoie.

Elle l'accueille avec un grand sourire mais ne lui accorde qu'un coup d'œil rapide, car elle ne veut pas interrompre outre mesure ce qu'elle est en train de faire. Il arrive assez fréquemment que des collègues lui soumettent des dossiers, tout comme elle discute elle-même de ses propres patients avec eux. Un avis extérieur est souvent d'une grande aide, dans ce domaine de la médecine comme les autres, si ce n'est plus.

— Ça avance, ma lettre de recommandation ? l'interroge cependant sa jeune visiteuse.

Que le Docteur était occupé à son entrée n'a pas dû lui échapper, mais elle a apparemment décidé qu'aujourd'hui ne sera pas l'une de leurs sessions silencieuses. Kennedy se fige à cette question, à la fois à cause de son émission et de son contenu, avant de lever lentement les yeux vers son interlocutrice. Elle retient ensuite un sourire amusé. Pour tous ses talents d'actrice, la jeune japonaise est parfois peu subtile dans ses approches.

— Setsuko. Ta lettre est prête depuis avant ton anniversaire. Elle a été prête dès que j'ai eu conformation que tu allais devoir partir cette année. Maintenant, est-ce que tu vas enfin me dire d'où te vient ce soudain empressement, ou tu comptes me faire languir encore un peu ? elle lui réplique.

Tout à fait sortie de sa lecture à présent, elle joint ses mains devant elle, à l'écoute. La jeune femme en face d'elle ne s'est pas jetée dans un fauteuil ou un canapé comme elle le fait usuellement. Elle est simplement adossée à la chaise la plus proche du bureau. Cette déviation est une autre indication du sérieux de la conversation qui s'annonce.

— Pas d'attente. J'ai compris pourquoi je ne me sens plus à ma place ici, répond la jeune Asiatique, la tête haute.

— Vraiment ?

Kennedy plisse les yeux, pas encore entièrement convaincue par cette attitude assurée. Elle connaît bien celle à qui elle s'adresse, mais ça signifie justement qu'elle sait qu'elle est capable de la duper, dans certains cas extrêmes.

— C'est Caesar Quanto, déclare cependant Setsuko sans hésitation.

Elle a bien cogité sur le sujet toute la matinée, après l'avoir croisé inopinément. Il est la seule chose qui la perturbe actuellement. C'est son arrivée, qui a marqué le début de sa remise en question, pas le rappel de l'obligation réglementaire de son transfert avant la fin de l'année, qui a eu lieu bien avant ça, grâce à l'esprit d'anticipation du Docteur Conway.

L'annonce laisse la psychiatre perplexe un court instant. Plusieurs expressions se succèdent sur son visage, de l'incertitude à la surprise jusqu'à la curiosité. Elle ne sait pas trop comment prendre cette simili-accusation. La dernière fois, elles en étaient restées à un sentiment d'inutilité. Or, s'il y a bien un patient auprès duquel Setsuko est utile, c'est Caesar. Elle ne l'est peut-être pas de sa manière habituelle, mais elle l'est tout de même indéniablement. Est-ce qu'elle ne s'en rend pas compte ? Ou bien est-ce qu'elle a changé d'idée sur les raisons derrière sa soudaine volonté de partir ?

— Mais encore ? elle demande des précisions.

— Je me suis plantée, avec lui. Je n'ai pas réussi à faire ce que j'avais à faire. Ça n'était jamais arrivé avant, et ça fout en l'air mon énergie, s'explique Sets en haussant les épaules.

Elle agit comme si elle considérait ça comme une évidence, mais le médecin en face d'elle n'a pas oublié qu'elle n'arrivait pas à mettre le doigt sur son inconfort il y a encore une semaine. Aussi, en d'autres circonstances, Sets ne cacherait sûrement pas sa satisfaction à avoir élucidé une énigme, qu'elle la concerne directement ou non. Qu'elle paraisse vouloir diminuer son succès indique très certainement qu'elle n'apprécie pas la réponse qu'elle a trouvée.

— Tu as tout de même fini par le faire parler, tente de la consoler Kennedy, indulgente.

— Pas exprès, proteste la jeune femme.

— Est-ce que ça a réellement de l'importance ? insiste son aînée dans son argument.

La médecine est bien le premier domaine où on ne peut promettre que les moyens et pas la fin. Au plus grand désarroi de tous les praticiens, d'ailleurs. Il est donc coutumier de ne pas être trop regardant aux raisons de son succès lorsqu'on l'atteint.

— Aussi, il est hyper intuitif. À un point exaspérant. Je ne peux pas travailler tant qu'il est dans les parages. Il voit au travers de tout ce que j'essaye de faire ! Setsuko continue à se plaindre du jeune homme.

Elle prend enfin place dans l'un des fauteuils du bureau, bras croisés, presque boudeuse. Au moins, elle extériorise, ce qui est toujours ça de pris !

— Caesar ne t'a pas dénoncée aux autres patients. Et il ne va pas te remplacer ! tempère une fois de plus la thérapeute.

Elle ne perçoit pas bien quel est le problème exactement. Quoi qu'elle en dise, Setsuko a déjà essuyé des échecs par le passé. Et bien plus retentissants que celui qu'elle semble associer au cas de Caesar. Elle a déjà évoqué le fait de ne plus se sentir pertinente, mais blâmer le grand brun pour ça semble excessif ; il ne lui met aucunement des bâtons dans les roues. Si quoi que ce soit, il est même plutôt coopératif.

— Non, mais… Il pourrait. Donc peut-être que c'est une bonne occasion pour moi de passer à autre chose, la conseillère infiltrée s'obstine, haussant à nouveau les épaules.

Ce qu'elle ne sait pas, c'est à quel point ce simple geste est un signe reconnaissable de son insécurité, pour qui la connaît bien. Et le Docteur Conway l'a pratiquement vue grandir. Ce sera un ajustement pour elle aussi, de ne plus l'avoir dans son institut.

— Je reste sur ce que je viens de dire : il ne va pas prendre ta place. Je ne veux pas que tu partes parce que tu te sens chassée, elle soumet, gentiment mais fermement.

En essayant de lui faire considérer la situation sous un autre angle, elle espère la rassurer. Mais ce n'est jamais chose facile, avec elle. Si elle a beaucoup gagné en confiance en elle depuis son arrivée, en mille morceaux aussi bien physiquement que mentalement, Setsuko n'a pas perdu son pessimisme à tendances dépressives.

— Vous avez vu qu'il s'est coupé les cheveux, aujourd'hui ? fait tout à coup remarquer la jeune femme, de nulle part, insensible aux efforts de sa thérapeute.

Kennedy ne cache pas sa perplexité à ce soudain tournant à 90° de la conversation. Tout en papillonnant des yeux, elle essaye de faire converger la question avec ce qui l'a précédée :

— Ça ne m'a pas échappé, non… Mais qu'est-ce que ça a à voir avec ton envie de partir ?

D'autant que la Japonaise a déjà exprimé son désir de quitter l'Institut bien avant aujourd'hui, donc même si le détail qu'elle vient de citer était une excuse valable pour vouloir s'enfuir, la chronologie ne serait pas concordante. Et ça n'est de toute évidence pas une raison valable.

— Vous ne trouvez pas que ça le vieillit ? poursuit Sets sur sa lancée, ignorant la question.

— Setsuko. Réponds-moi, insiste doucement la femme en face d'elle.

Elle ne peut pas l'aider si elle ne voit pas ce qui se passe. Elle sent bien qu'elle essaye d'en venir quelque part, mais le chemin qu'elle emprunte pour y arriver est trop détourné pour qu'il soit possible de deviner quoi que ce soit de la destination escomptée.

— Ça me dérange. Comme tout ce qu'il fait. Il me dérange ! Et ça ne va qu'en empirant, grommelle l'Asiatique.

Elle partage son état d'esprit, aussi inconfortable qu'inhabituel, mais sans encore tout à fait le justifier clairement. Elle a pourtant vraisemblablement la réponse. Elle semble plus frustrée par son incapacité à trouver les bons mots que par son ignorance de ce qu'elle cherche à dire.

— Je ne comprends toujours pas, avoue Conway.

Malgré sa propre frustration, elle reste patiente et laisse son interlocutrice trouver les bons termes. Elle a l'air décidée à parler, alors elle va bien finir par y arriver.

— Je crois que… Je l'ai trouvé mignon, ce matin, confesse alors finalement Setsuko, baissant la voix comme si elle avait dit une obscénité.

À nouveau, plusieurs expressions défilent sur le visage de la thérapeute. Il lui faut un instant pour intégrer l'information inattendue qui vient de lui être fournie. Son incompréhension se mue doucement en entendement, avant de terminer en surprise, sa bouche entrouverte.

— Oh… Oh ! Je vois, elle s'exclame simplement.

Tout dans le comportement récent de sa jeune protégée fait brusquement sens à ses yeux. Si bien qu'elle se sent un peu idiote de ne rien avoir vu venir. Elle sait comment Setsuko peut devenir quand elle apprécie quelqu'un. Lorsqu'il n'y a aucun patient à l'Institut – ce qui arrive parfois, heureusement – elle continue d'y habiter mais n'est plus dans l'obligation de respecter la consigne d'isolation des véritables résidents. Et durant certaines de ces périodes, il lui est déjà arrivé d'être en couple. Même dans ces conditions inhabituelles, Kennedy aurait dû reconnaître les signes.

— C'est inapproprié. Et agaçant, commente Setsuko à sa place.

Elle est plus que consciente de la délicatesse de la situation dans laquelle elle se trouve bien malgré elle. Caesar a mal interprété sa réaction, ce matin. Ce n'est pas qu'il s'était mal débrouillé – car il s'en est sorti de manière tout à fait honorable – c'est qu'il lui est apparu sous une tout autre lumière, et elle ne s'y attendait pas du tout. Même du temps où elle était encore proche en âge des résidents, ça n'est jamais arrivé.

— Est-ce que… tu comptes lui en parler ? Tu penses qu'il a remarqué quelque chose ?

De son côté, la psychiatre pense immédiatement à l'impact potentiel de ce développement sur son patient. Ce n'est pas qu'elle ne se soucie pas du bien-être de son élève, mais elle la sait solide en dépit de son agitation actuelle, alors que malgré ses progrès, le jeune homme est encore fragile. Elle n'a pas l'intention de mettre son nouvel équilibre à l'épreuve avant encore plusieurs semaines. Elle ne peut pas risquer qu'il ne rechute vers sa méthode précédente de gestion de ses élans d'intuition, car elle ne sait pas s'il pourrait remonter la pente une seconde fois. Elle n'oublie pas qu'elle va devoir un jour le renvoyer dans une maisonnée ayant subi le traumatisme de l'enlèvement d'une des leurs, alors elle a l'intention d'être vraiment sûre et certaine qu'il a acquis une maîtrise totale de sa condition avant de le laisser partir.

— Non aux deux. Un coup de bol que ce soit bien le seul domaine où il n'a pas de vision aux rayons X. Et de toute façon on est enfermés ici ; ce ne serait pas juste de lui imposer ça, la rassure l'Asiatique, encore capable d'objectivité.

— Pas juste pour qui ? s'enquiert alors Kennedy.

Maintenant qu'elle est satisfaite de savoir le cas de Caesar encore sous contrôle, elle peut se permettre de revenir sur celui de celle qui lui fait face. Ou presque, puisque son fauteuil n'est pas orienté vers le bureau.

— Pour lui. C'est mon problème, c'est à moi de le gérer, pas à lui. Il a mieux à faire, élabore Setsuko.

Elle ne doute pas une seconde que ne pas impliquer le grand brun est la priorité ici. Même en des circonstances normales, autant qu'elle puisse en trouver, elle aurait probablement préféré ne pas tenter d'approche de toute manière. C'est une pente glissante, mais pas une sur laquelle elle est suffisamment engagée pour ne pas pouvoir revenir en arrière. C'est agaçant, mais ça va lui passer, aussi inconfortable ce sera.

— Tu n'as pas de problème, Sets. Tu as juste un béguin, la tempère la Docteur.

Encore une fois, elle se montre plus indulgente avec la jeune femme que celle-ci ne l'est avec elle-même. Si elle n'a pas tort que lui faire savoir l'effet qu'il a sur elle ne pourrait que perturber le garçon, la Japonaise oublie cependant que ne pas reconnaître ce développement du tout n'est pas exactement sain pour elle non plus. Et prendre la fuite n'est pas une solution !

— Pour l'un de mes patients. Et c'est inapproprié. Alors je pars, elle persiste cependant sur sa décision.

Son inattendue attraction pour le grand brun ne passera jamais plus vite que si elle n'est plus exposée à lui. Et tant qu'ils sont ici, ils sont obligés de se voir tous les jours. Elle n'arrivera jamais à l'éviter constamment. Sans compter que ce serait sans doute encore plus perturbant pour lui que si elle lui expliquait ce qui se passe. Non, si elle fait avancer son transfert, alors tout le monde est gagnant.

— Tu ne crois pas que ta réaction est un peu exagérée ? poursuit Kennedy sur sa lancée modératrice.

— Ça vous est déjà arrivé, à vous ? lui demande alors Sets, la prenant à témoin.

Elle cherche plus que de l'empathie professionnelle de sa part. Elles sont aussi amies. Est-ce qu'elle dirait la même chose à un professeur de fac qui en pince pour un élève ? Que la distance ne résoudra rien ?

— Je suis pédopsychiatre ; j'espère ne pas avoir besoin de répondre à cette question, rétorque l'interrogée, presque vexée.

— Vous conseillez aussi les familles, objecte l'autre, jugeant l'argument insuffisant.

— Oui mais… Oui, c'est vrai.

À son plus grand dam, Conway ne peut que valider cette déclaration. Elle est effectivement en contact étroit avec tout autant d'adultes que d'enfants et d'adolescents, en y repensant.

— Aha ! Donc ça vous est arrivé ! déduit Setsuko de sa mine tout à coup défaite, tendant la main vers elle, contorsionnée sur son siège.

Le Docteur prend une respiration mesurée avant de reprendre la parole, cherchant ses mots avec soin. Non, elle n'a jamais franchi aucune limite déontologique. Non pas qu'elle ait déjà fait directement face à un dilemme de ce type. Mais elle ne peut néanmoins pas nier s'être, parfois, un peu trop investie dans les problèmes de certaines familles.

— S'attacher à ses patients est inévitable. Et même plutôt bon signe. Mais la chose responsable à faire n'est pas de prendre la fuite. Je salue ta sagesse de ne pas souhaiter lui en parler ; tu as raison, ce n'est pas à lui de gérer cette situation, et je ne pense pas qu'il soit prêt. Mais tu ne peux pas pour autant abandonner ta charge juste parce qu'il te met mal à l'aise. Dans quelque sens que ce soit, et particulièrement si c'est bien malgré lui. Il faut que tu assumes et prennes sur toi, elle sermonne à moitié.

Elle se sait un peu dure mais s'estime néanmoins juste dans son propos. La vie est faite de prises de responsabilités et de compromis. S'il ne faut pas se laisser maltraiter voire simplement marcher sur les pieds, il faut aussi savoir faire des efforts lorsqu'on s'en sait capable. Si Setsuko abandonne Caesar maintenant, ils y perdent tous les deux. Certes, ce serait le plus simple : la Japonaise se débarrasserait de son penchant indésirable pour son patient, et il n'aurait pas à souffrir de pressentir que quelque chose la dérange lorsqu'elle est avec lui. Pourtant, si elle reste, ils pourront tous les deux apprendre de cette expérience. Ce sont des situations dans lesquelles ils risquent tous les deux de se retrouver à nouveau, et s'y exposer dans un environnement contrôlé est nécessairement mieux que d'y être confronté pour la première fois dans des circonstances moins maîtrisées.

L'Asiatique laisse tomber son bras sur le dossier de son fauteuil et ne répond rien. Elle a connu mieux, comme discours d'encouragement. Surtout de la part du Docteur Conway, qui arrive toujours à canaliser le positif d'une situation. Mais c'est bien la preuve du mérite de ce qu'elle dit en le cas présent. Si elle n'a pas trouvé de façon plus douce de lui exposer la marche à suivre, c'est qu'elle n'en voyait pas l'utilité. La jeune femme se demande si elle acquerra un jour une telle sagesse et un tel tact par expérience, ou bien si ce sont des qualités innées de son mentor, qu'elle a simplement peaufinées au cours de sa carrière. La Japonaise n'a peut-être pas choisi cette voie, initialement, mais elle ne s'imagine aujourd'hui plus en prendre une autre, alors elle aimerait bien, si ne pas forcément y exceller, y être en tous cas plus utile que néfaste. Et ces derniers temps, pour la première fois, elle a l'impression de ne plus être sur les rails.

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