2x06 - Coup de poing (5/19) - Lions en cage

Dans la cuisine des Quanto, Patrick fait les cent pas. Il y a quelques heures à peine, son pire cauchemar est revenu à la vie. Voir Kayle se tenir devant lui à nouveau a été comme une très mauvaise séance de thérapie immersive. Quant à l'entendre parler, ça a nécessité que les agents d'infiltration s'interposent et ses congénères isolent le petit blond dans le salon.

À la simple idée qu'il est actuellement de l'autre côté du couloir, à se voir expliquer le rôle qu'il va devoir jouer dans l'intervention de cet après-midi, le poil de Randers se hérisse. Il n'a jamais eu autant envie d'écraser son poing dans la figure de quelqu'un. Il ne doit sa capacité à s'abstenir qu'à la seule émotion qui égale sa rage à l'heure actuelle : la terreur que lui inspire le tueur en série.

Il pensait qu'il serait prêt, qu'il avait surmonté la fusillade. Tous les bons conseils d'Iz, toutes ses séances de rééducation, ses heures de tirs et d'entraînement pour se remettre à niveau dans tous les domaines, tout ça semblait avoir porté ses fruits. Non, ça avait porté ses fruits. Il allait mieux. Il allait bien. Apprendre que celui qu'il a pourchassé pendant tout ce temps vient en réalité d'une autre planète lui avait même permis de faire sens de tout ce qui restait encore inexpliqué dans cette affaire, au lieu de mettre tout sens dessus dessous. Il n'était même pas furieux que Denton, qu'il croyait simple agent de la Sécurité Intérieur, fasse partie de cette vaste machination. Tout allait bien. Il allait bien. Et pourtant, lorsque Kayle a franchi le seuil du cellier, tout s'est effondré comme un château de cartes à l'intérieur de lui.

— Patrick. Arrête. Tu me rappelles moi à la maternité, le somme tout à coup doucement le maître des lieux.

L'interpellation, même aussi tranquille, le tire de ses sombres ruminations. Debout de l'autre côté de la table, pour sa part immobile, Alek est bien moins effusif que lui. Quoi qu'il soit en train de ressentir, il cache bien son jeu.

— Tu veux dire quand tu as eu tes gosses ? devine l'inspecteur.

Il est dubitatif d'avoir bien compris l'analogie tant il ne voit pas le rapport avec sa situation actuelle. Il doute également que le frère de son coéquipier et lui aient des gradients émotionnels qui se recouvrent. Il est persuadé que l'état d'énervement le plus avancé de l'ingénieur est encore un niveau d'agitation en-dessous de l'état d'apaisement le plus profond qu'il soit lui-même capable d'atteindre.

— Oui, confirme cependant posément le grand brun.

Il laisse tranquillement sa théière infuser sous son nez. L'odeur est forte mais plutôt agréable. Les volutes de vapeur qui s'échappent du récipient caractéristique ont un petit côté hypnotique, mais rien dans lequel Randers arrive à se perdre, malheureusement.

— Le psychopathe qui m'a tiré dessus est dans la pièce d'à côté, il se permet de rappeler.

Il s'efforce de faire passer dans son ton à quel point la comparaison n'est pas valide. Il n'en veut pas à son interlocuteur de tenter de le calmer, mais il ne voudrait pas qu'il s'épuise inutilement. Voire pire, en arrive à obtenir l'effet inverse de celui escompté.

— Le stress reste du stress, se défend calmement l'ingénieur, imperturbable.

— Tu sais qu'il m'a proposé de lui mettre une balle dans la tête, pour me faire me sentir mieux ? lui apprend alors Randers.

C'est la seule phrase qu'a pu placer l'alien avant qu'on ne doive les séparer pour éviter une nouvelle catastrophe entre eux.

Aleksander n'était pas présent lorsque les Homiens ont terminé leur résurrection. Il n'aurait été d'aucune utilité, pour ne pas dire qu'il aurait encombré, et il avait de toute façon préféré, comme son frère cadet. Il est revenu chez lui plus tard, et n'a pas encore rencontré le revenant. Ces créatures venues d'ailleurs sont incroyables et fascinantes, mais il préfère ne s'exposer à leurs exploits qu'à petite dose, pour des questions de santé mentale. L'absurdité de la suggestion faite par Kayle est bien un exemple criant s'il en fallait un que les fréquenter n'est pas toujours de tout repos.

Sans répondre de suite, le père de famille arrête le minuteur qui clignote sur sa table sous ses yeux d'une simple pression sur la surface. Il verse ensuite son thé dans une bouteille isotherme, sans cesser de réfléchir à ce qu'il pourrait bien dire.

— C'est qu'il ait proposé, ou bien que tu n'aies pas accepté, qui t'embête ? il finit par demander.

Il fait un effort pour garder de la distance par rapport aux frasques de ses hôtes extraterrestres et se focaliser sur l'état d'esprit de son interlocuteur. Les Homiens peuvent survivre à une balle dans la tête. Soit. C'est sans doute logique, si leur cerveau ne réside pas dans leur crâne. Et s'il a bien compris, leur cerveau réside à la fois partout et nulle part, chez eux. Disons que les équivalences anatomiques ne semblent pas toujours exactement possibles entre leurs deux peuples.

Patrick soupire, puis choisit une troisième option pour la question à choix multiple :

— Que j'aie considéré de le faire…

Il vient ensuite s'effondrer sur l'un des tabourets autour de la table, cédant au conseil d'arrêter de marcher de long en large.

Alek a à la fois tort et raison. L'anxiété est de l'anxiété, quelle qu'en soit la cause. Mais son parallèle à la naissance de ses enfants reste erroné en ce qu'il attendait quelque chose. Qu'est-ce que l'inspecteur attend, lui ? Il pouvait être inquiet avant que le blondinet homicide ne soit ramené à la vie – ce qui était d'ailleurs déjà le cas –, mais maintenant, il ne va tout de même pas rester tendu comme ça jusqu'à la fin de ses jours, si ? Ou en tous cas jusqu'à ce que le diable retourne dans sa boîte…

— Comment tu arrives à leur faire confiance ? il interroge l'ingénieur.

Son breuvage préparé, ce dernier n'a en théorie plus rien à faire dans la cuisine, mais il choisit de rester en face de lui, sans doute pour poursuivre cette conversation qu'il a initiée. Patrick lui en est reconnaissant. S'il y a bien quelqu'un qui peut lui apprendre à rester calme en toute circonstances, ça doit être Alek Quanto. Il l'a toujours trouvé très tranquille. En l'occurrence il a presque plus de raisons que lui d'être en mille morceaux, avec tout ce qui lui pèse en ce moment, chacun de ses enfants dans un pétrin qui lui est propre. Et pourtant il reste parfaitement composé. Il y a forcément plus à ça qu'une prédisposition innée.

— Je n'irai pas jusqu'à dire que je leur fais confiance. Mais je me retrouve en effet à collaborer avec pas mal de gens douteux pour récupérer ma fille, c'est vrai, concède à moitié le père de famille.

Il dodeline de la tête en considérant cet aspect de sa situation à haute voix. Il n'est pas fier. Il n'est pas fier de ne pas avoir fait confiance à l'armée au moment de sa découverte des activités secrètes de DeinoGene. Il n'est pas fier de ne pas avoir fait confiance à la Police au moment de l'enlèvement de Mae. Il n'est pas particulièrement fier de s'être associé à Ann Kampbell non plus. Ni de devoir s'appuyer sur Sieg et Vlad, dont il devine certaines pratiques assez brutales. Et il n'est pas fier non plus d'avoir accepté de faire ramener à la vie un tueur en série, quelles que soient ses origines, qu'il soit muselé ou non dans ses élans meurtriers. Il ne tire strictement aucune fierté de toute cette situation. Mais il ne peut pas dire qu'il regrette quoi que ce soit non plus.

— La fin justifie les moyens, huh ? résume Randers avec un sourire mi-figue mi-raisin.

Il est bien incapable de décider s'il est prêt à l'accepter ou non. Il est loin d'être un ange. Il a arrêté de compter le nombre de types qu'il a tabassés pour sa petite sœur avant même d'avoir quitté le lycée. C'est un bagarreur, il ne se le cache pas. Mais il a justement choisi d'entrer dans les forces de l'ordre pour se mettre au service de l'autorité, pour ne pas faire justice lui-même mais justice tout court. Et aujourd'hui il est là, à compromettre ses principes, et il se demande encore s'il va tenir le coup.

— Lorsqu'il est question de mes enfants, il semblerait, oui. Quelqu'un a été suffisamment… cruel pour me prendre ma petite fille, et faire en sorte que je n'aie pas d'autre moyen de la récupérer que de m'associer à des gens que je jugerais certainement, en d'autres circonstances, de peu à pas du tout fréquentables. Ainsi soit-il. Je m'occuperai des conséquences plus tard, admet Aleksander.

Au bout du compte, il n'a pas de complexe particulier. Il est tout à fait conscient de ce dans quoi il est embarqué, lui. Il n'en est pas heureux, mais il n'a pas non plus la mauvaise foi de proclamer qu'il y rechigne. Il n'est pas résigné à ce qu'il fait. Il l'a choisi, avec autant de connaissance de cause qu'il a pu en obtenir. Il sait qu'il transgresse des lois, et il l'assume. Comme il l'a déjà expliqué à Ann, il se découvre capable de beaucoup, pour sa progéniture.

— J'arrive toujours pas à m'imaginer ce que tu as bien pu faire pour te retrouver dans cette situation, lui avoue alors Randers.

Il est soudain frappé par le décalage entre l'image irréprochable qu'il a toujours eu du père de famille en face de lui et les aveux à peine masqués qu'il vient de lui faire. Il ne le juge pas, parce qu'il se doute bien que s'il trouve sa situation compliquée il ne veut même pas savoir ce que ça doit être pour lui, mais il est tout de même surpris.

— Sam ne t'a rien dit ? déduit Alek.

Un sourire affectueux étire ses lèvres, à la pensée de la loyauté de son cadet. Il a bien saisi que c'est Ben qui a choisi d'impliquer Patrick dans le débat, mais il a également conscience que Sam est très heureux de l'avoir à ses côtés dans cette histoire. Il n'aurait jamais choisi de l'y mêler de lui-même, mais son aîné aurait pensé que peut-être, maintenant qu'il y est, il en aurait profité pour se reposer sur lui pour certaines choses. Mais non. Il ne lui a rien dit de plus. Il a préservé les secrets qu'il lui a demandé de garder, même de son plus vieil ami et partenaire.

— Pas tout. Je sais que l'accident à ton labo n'en était pas un. Que c'était déjà un coup de ces mêmes crevards qui ont pris Mae. Et que c'est l'enquête militaire sur ton agression qui a conduit à leur démantèlement. Mais il manque une pièce, l'inspecteur expose les éléments dont il dispose jusqu'ici, et la seule conclusion qu'il peut en tirer.

— Tu es le coéquipier de mon frère, après tout… commente simplement Aleksander à la pertinence de son instinct, avec un nouveau sourire.

— S'ils ont réussi à renaître de leurs cendres après avoir été complètement démontés par le DSI, je peux comprendre ton inquiétude qu'ils te surveillent. Mais ça me paraît pas une excuse suffisante pour impliquer personne d'autre que ton frangin et deux mercenaires européens que la nana de ton fils a sorti de son passé. Il manque un truc… persiste Patrick dans ses suspicions.

Il grimace et secoue la tête dans sa frustration de se sentir si proche de la vérité sans pouvoir la dévoiler tout à fait.

— Tout ce que je peux te dire, c'est que je n'ai rien fait. Pas à proprement parler. J'ai empêché quelque chose. Quelque chose de grave. Et je continue à m'efforcer que ça n'arrive pas, l'assure l'ingénieur, la sincérité la plus pure dans son regard marron.

— Tout seul ?

Randers n'est pas convaincu. Il ne voit pas en quoi cette déclaration justifie de ne pas se fier aux autorités.

Mais Alek ne peut pas lui dire pour Caroline et Robert. Il ne peut pas s'y résoudre. Pas encore, en tous cas. L'intégrité de l'inspecteur a déjà été trop remise en cause cette dernière semaine pour qu'il lui ajoute encore un dilemme à considérer. Les lois interdisant les intelligences artificielles supérieures aussi bien que l'expérimentation humaine non réglementée sont très strictes, mais aussi et surtout loin d'être infondées. Il y a des dangers extrêmes dans chacune de ces branches de la science. Des dangers que l'ingénieur ne peut absolument pas garantir avoir sous contrôle, et qu'il comprendrait par conséquent que son interlocuteur veuille prévenir. C'est son métier de prendre les décisions difficiles pour le bien collectif.

— Si je ne t'en dis pas plus, ce n'est pas parce que je ne te fais pas confiance, Patrick. C'est pour t'éviter d'avoir à mentir à tes collègues, d'avoir à faire des choix que tu préférerais ne pas faire, il lui explique simplement.

Il espère ne pas justement mettre sa confiance à trop rude épreuve en lui avouant aussi ouvertement qu'il le garde dans le noir. Le truc avec les enquêteurs, c'est qu'ils détestent qu'on leur cache des choses. C'est même souvent grâce à cette caractéristique qu'ils en sont arrivés où ils en sont. Et Randers n'est pas plus une exception à cette règle que Sam. Mais c'est le niveau de franchise le plus élevé qu'il estime pouvoir se permettre à ce stade : lui dire qu'il ne lui dit pas quelque chose.

— Et ça me donne à la fois envie de te remercier et de t'en coller une, Pat expose crûment ses sentiments partagés face à cet aveu.

Il ne sait pas laquelle de ses impulsions suivre, et grimace d'ailleurs de plus belle à cet état des choses.

— Eh bien, j'apprécie que tu t'abstiennes ! réplique Alek.

Alors qu'il y a pourtant une table entre lui et l'inspecteur, il fait malgré lui tout de même un pas discret en arrière. Patrick pouffe, amusé par cette réaction tout à fait instinctive. Il ne lèverait jamais la main sur le frère de Sam. Ne serait-ce que parce que le maître-chien le tuerait s'il osait, quelque explication il puisse bien avoir à son geste. Mais curieusement, avec la situation un rien irréelle dans laquelle il est actuellement, l'inspecteur trouve un certain réconfort à pouvoir encore faire peur à quelqu'un. Surtout quelqu'un comme Aleksander, qui n'a rien à lui envier en stature, et dont il admirait il y a une seconde encore le calme face à l'adversité pourtant la plus prononcée. Ça ne veut pas dire que cette maudite journée va bien se terminer, mais ça aide. Un peu.

— J'ai encore quelques préparatifs à peaufiner d'ici à ce que tout se mette en route. Est-ce que ça va aller pour toi tout seul ici, ou bien est-ce que tu préfères m'accompagner ? lui demande ensuite l'ingénieur.

— Ça va aller. Merci.

Sans insister, le grand barbu le salue alors d'un hochement de tête, et s'en retourne vers son laboratoire avec sa bouteille de thé. Ça commence à faire des années qu'il connaît Patrick, et son tempérament sanguin ne lui est pas étranger. Néanmoins, il ne lui fera pas l'affront de le penser incapable de se maîtriser, même en les circonstances. Il lui a proposé de continuer à lui tenir compagnie uniquement pour son confort, pas par crainte qu'il ne craque et aille en découdre dans la pièce voisine, une fois livré à lui-même. Sans compter que, même si ça devait être le cas, il doute que qui que ce soit actuellement dans son salon encoure réellement quelque danger. Ça change un peu, de pouvoir avoir la certitude que certaines personnes de son entourage sont en sécurité.

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