2x06 - Coup de poing (11/19) - Au cas où

Dans un café-restaurant à quelques rues de leur commissariat, Iz et Sam sont assis l'un en face de l'autre, à l'une des petites tables le long de la vitrine, entourées d'une banquette en U. Il la regarde parler plus qu'il ne l'écoute, incapable de se concentrer sur ses mots. Il se souvient vaguement qu'elle a commencé à lui raconter une résolution de conflit un peu plus mouvementée que d'ordinaire, mais alors qu'elle s'est laissée emporter par son propre récit, il a décroché. Il scrute son visage, expressif au fil de son histoire, encadré de ses mèches sombres qui ondulent au rythme de ses légers mouvements de la tête et parfois des mains. Comment ne pas adorer lorsqu'elle se passionne pour quelque chose ? C'est une facette insoupçonnée de sa personnalité, lorsqu'on ne la connaît pas encore bien. Il se sent chanceux qu'elle le laisse la voir.

— Tu es distrait, elle déclare tout à coup, interrompant probablement ce qu'elle était en train de raconter.

Pour le tirer de sa bulle, elle jette une frite de son assiette jusqu'à la sienne. Il se force à sourire.

— Je vais chercher Mae aujourd'hui, il lâche alors, presque platement.

Il a renoncé à trouver la bonne manière d'introduire cette information dans la conversation. Il planche pourtant sur la question depuis plusieurs jours, mais sa tête lui paraît vide d'inspiration. Il pensait qu'il aurait le temps, et maintenant il est trop tard ; il est trop obnubilé par la perspective de l'opération de cet après-midi qui s'approche à grands pas pour faire preuve de plus de tact.

— Quoi ?! est évidemment la réponse de la jeune femme.

Elle ne s'attendait pas à cette révélation, pour plus d'une raison d'ailleurs. Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Elle n'a entendu parlé d'aucun développement dans l'affaire. Ce que Fred a trouvé à partir du logo esquissé par le témoin principal, et que Sam lui a demandé de ne pas mettre en ligne avant la fin de l'enquête, n'a pas semblé mener où que ce soit de définitif. Qu'est-ce qui a changé ?

— Je ne peux pas t'en dire plus. Mais j'ai pensé que tu devais être mise au courant, au cas où.

Il essaye d'aller aux devants de toute question à laquelle il ne pourrait pas répondre, et qu'il redoute de sa part. Il sait que c'est futile, mais il faut qu'il essaye. Elle le surprend cependant, car la première chose dont elle s'enquiert est de sa sécurité, et non de ce qu'il a pu lui dissimuler jusqu'ici :

— Est-ce que ça va être dangereux ? Est-ce que tu auras quelqu'un pour assurer tes arrières ?

Maintenant que l'affaire est apparemment passée d'enquête à opération, de théorique à concrète, elle ne peut plus aborder la question comme un dossier. Ce n'est pas non plus une simple confession, mais un véritable problème personnel.

— Je ne serai pas tout seul, il l'assure.

Bien qu'honnête sur ce point, il est frappé de ne pas pouvoir se permettre de citer quelque membre de l'équipe que ce soit, en fin de compte, et pas tous pour les mêmes raisons, qui plus est. Randers ne sera pas de la partie. Et la seule autre personne qu'elle connaisse est Denton, mais il ne peut pas parler de lui, puisqu'il n'a aucune explication plausible à sa présence. Certes, Sing sera à ses côtés, mais ça coule de source.

— Mais ce sera dangereux quand même, Iz déduit de sa moitié de réponse, perceptive.

Elle a commencé à pâlir au moment où le sujet de la conversation a si brusquement changé, et elle ne cesse de perdre des couleurs. Elle lisse machinalement sa serviette de table, soigneusement disposée juste devant elle, sur l'angle du mobilier.

— Oui, confirme Sam.

Il n'a pas voulu l'inquiéter de prime abord, mais il ne veut pas lui cacher plus que strictement nécessaire pour autant. Elle l'avait mis en garde de ne pas lui mentir explicitement, et même sans cet avertissement il ne s'en sentirait pas capable. Il pourrait encore refuser de lui dire certaines choses, mais ce qu'il osera lui dire sera la vérité.

Ils restent un instant les yeux dans les yeux, intenses, chacun s'efforçant de ne pas paniquer.

Il était déjà anxieux pour cette intervention avant de savoir qu'il en ferait partie. Mince, il était même anxieux avant de savoir que des aliens seraient de la fête. Et maintenant, le coup d'envoi n'est plus qu'à quelques heures. C'est une chose de prendre d'assaut un repaire de criminels, ou d'encercler un fugitif, mais c'en est une autre de s'infiltrer dans un laboratoire clandestin pour tirer sa nièce des griffes de ceux qui l'ont enlevée. Il ne sera pourtant pas moins épaulé que lors d'une opération policière classique, mais le fait d'agir secrètement et à des fins personnelles donne une dimension toute différente à l'évènement.

En ce qui la concerne, Iz tente tant bien que mal de tirer des conclusions du peu d'éléments qu'elle a l'impression d'avoir reçus sur le sujet. Comme lui, elle pensait qu'elle aurait encore le temps d'y réfléchir. Elle pensait qu'il aurait le temps de lui en révéler un peu plus sur ce qui se passe réellement. C'est trop tôt. Et c'est trop peu. Elle ne peut que s'imaginer le pire, à présent, à défaut de pouvoir l'éliminer avec certitude. Qu'est-ce qui peut faire que l'opération soit suffisamment sous-marine pour que même elle ne soit pas au courant avant la dernière minute ? Et qu'il doive l'en informer ici et pas au bureau ? Est-ce que Fred est seulement dans la boucle ?

— Qu'est-ce que je dois savoir ? elle finit par reprendre.

Elle se fait violence pour rester pragmatique. C'est le seul moyen qu'elle a de gérer une situation pareille. Elle puise dans toutes ses ressources, innées comme acquises. Il ne la suit pas :

— Comment ça ?

— Si tu ne reviens pas, qu'est-ce que je dois savoir ? Qu'est-ce que je dis, si on me demande ce qui t'est arrivé ?

Elle sort les mots tant bien que mal. Les possibilités qu'elle envisage sont plus que déplaisantes. Elle ne veut pas y penser. Les quelques secondes qu'elle a passées à penser que c'était lui qui était à terre, le jour où ils ont presque arrêté Eugène, ne lui ont pas été faciles. Elle est consciente qu'il s'agit des risques du métier, mais elle préfère encore ne jamais s'habituer à ce sentiment.

— La vérité : que tu ne savais rien, il répond sans grande hésitation, secouant la tête.

Il faut bien que lui avoir tout dissimulé ait abouti à quelque chose, à part les torturer tous les deux. Peu importe comment tout se déroule aujourd'hui, rien ne lui retombera dessus, il s'en fait la promesse.

— Ce n'est pas totalement vrai, elle rétorque.

Elle est consciente que, malgré son silence obstiné, elle a réussi à deviner beaucoup de choses, et en soupçonne encore plus, dans cette enquête à moitié clandestine. Pas autant qu'elle ne le voudrait, mais certainement plus que rien du tout.

— Alors tu ne dis rien. Tu ne dis rien, et tu n'écoutes pas ce qu'ils vont inventer, parce que si je ne rentre pas, c'est sans doute pas la vérité qui va te revenir aux oreilles.

Il ne se laisse pas déstabiliser, et ne perd rien de son aplomb même dans une situation aussi tendue. Il y a deux types de test pour les nerfs d'un agent de Police : agir correctement dans l'urgence, et ne pas faiblir à la perspective d'un danger anticipé. Difficile de dire laquelle des deux tâches est la plus éprouvante. Sing, sous la table, se redresse pour mettre sa grosse tête sur la banquette à côté de son humain. Ses yeux dépassent à peine de sous la nappe.

— Sam… Iz appelle son prénom.

Ça n'est d'aucune utilité, puisqu'elle a déjà toute son attention, mais elle est tout bonnement incapable de formuler à quel point la perspective de le perdre est à l'opposé de l'enchanter. Elle a fait du conseil de deuil, mais quoi qu'on en dise, c'est forcément différent lorsque ça touche les autres, aussi empathique on puisse être. Elle a perdu son père, mais ça a été soudain, choquant, elle n'a pas eu cet horrible moment d'anticipation, juste la douleur de l'après.

S'il est un peu surpris qu'elle semble être tout de suite allée creuser du côté des pires scénarios, il ne peut pas dire qu'il n'y a pas lui-même songé. Tous les membres de l'équipe qu'ils ont montée sont au courant des risques de ce qu'ils entreprennent, et se sont préparés aux éventualités les plus dramatiques. Même si, en ce qui le concerne, l'issue la plus terrible de toute cette histoire ne serait pas sa propre disparition…

— Il y a bien un autre truc que tu dois savoir, il ajoute soudain.

L'inspiration qui lui a tant manquée ces derniers jours pointe enfin le bout de son nez, l'espace d'une sublime seconde de clarté. Se décalant sur la banquette jusqu'à se retrouver à côté d'Iz, il vient doucement glisser sa main dans son cou pour l'embrasser, après quoi, sa main toujours dans ses cheveux, il lui murmure quelque chose à l'oreille. Ce ne sont que quelques phrases, mais elles suffisent à faire enfin couler l'une des larmes qu'elle retenait si bien jusqu'ici.

— Tu as intérêt à revenir en un seul morceau, tu m'entends ? elle répond sans rouvrir les yeux de suite.

Elle attrape son poignet avant qu'il n'ait eu le temps de retirer sa main de sa nuque, comme elle le fait souvent. Il se laisse faire. Il resterait bien là, joue contre joue, enveloppé dans son odeur. Il se dit qu'avoir quelqu'un pour qui revenir est à la fois un privilège et un handicap. Il a toujours pensé que tout le monde pouvait se débrouiller sans lui si les choses devaient mal tourner, que chacun avait sa vie dont il faisait certes partie mais sans y être central. Avec Iz, la donne a changé.

— Je vais voir ce que je peux faire… il lui offre.

Il se pousse à un sourire rassurant, qu'elle sent contre elle à défaut de pouvoir le voir. Elle secoue la tête en pouffant à son sang-froid à toute épreuve. Elle sait aussi à quel point il est bon menteur. Mais elle se laisse convaincre tout de même. Elle n'a pas trop le choix. Ce n'est pas comme si elle allait le faire changer d'avis, surtout pas maintenant. Et elle ne pourrait de toute manière pas vivre avec l'idée d'avoir seulement essayé et encore moins réussi, pas en sachant ce qui est en jeu. Alors elle accepte sa confiance en lui, même si ce n'est en partie qu'une façade. Elle s'y raccroche, et elle se dit qu'en faisant ça peut-être qu'il aura une chose de moins à s'inquiéter.

Ayant clairement plombé l'ambiance pour la fin de leur repas, Sam attire la jeune femme complètement contre lui, afin que ce moment ensemble ne soit pas complètement gâché par sa nouvelle et surtout la brusquerie avec laquelle il l'a annoncée. Les relations amoureuses sont décidément compliquées, et il ne sait pas ce qu'il a fait pour avoir la chance de se lancer dans l'aventure avec quelqu'un comme Iz. Il ne connaît pas une seule femme qui aurait aussi bien pris toute cette histoire qu'elle, non seulement aujourd'hui mais même avant. Et pourtant il en a connues beaucoup. C'est pour ça qu'il s'en veut d'être un tel inconvénient pour elle, alors qu'elle n'a jamais été qu'un plus pour lui. Il vient en quelque sorte de le lui murmurer : elle est la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée.

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