2x06 - Coup de poing (4/19) - Vases communiquants

Au détour d'un couloir de Walter Payton, Holden croise Nelson, en chemin de son casier jusqu'aux vestiaires du gymnase, pour aller se changer avant son cours d'EPS. Alors qu'ils viennent de se dépasser, s'étant salués d'un simple hochement de tête et d'un sourire, conformément à la bienséance la plus basique, l'infirmier se souvient soudainement qu'il voulait parler au lycéen. S'arrêtant net, il fait volte-face et l'interpelle :

— Nelson ! Hey ! il appelle, tout en revenant sur ses pas en trottinant pour le rejoindre.

Il doit zigzaguer entre les autres élèves qui se déplacent également dans le couloir à ce moment-là, mais parvient à ses fins, et emboîte le pas à celui qui l'intéresse.

— Holden ? Bonjour, le salue l'adolescent.

Il est un brin intrigué par cette approche mais sans plus. Uglow prend tout le temps des nouvelles de n'importe qui et tout le monde. Cette tendance s'est faite plus prononcée suite à l'Incident, et l'inflexion s'est faite d'autant plus marquée que la plupart des élèves ont commencé à l'appeler par son prénom, mais déjà avant, il était notoirement à l'écoute. Il n'y a heureusement pas toujours quelqu'un de malade ou blessé dans l'établissement, et dans ces moments-là son rôle devient plus préventif que curatif, ce qui est objectivement plutôt cool.

— Comment ça va ? demande le trentenaire, avenant comme à son habitude.

— Er… Bien. Et vous ? répond l'interrogé.

De qui qu'elle vienne, cette question le déroute toujours un peu. C'est un sujet tellement vaste.

— Je voulais dire… par rapport à Mae, précise justement Holden.

Il s'applique à mettre autant de délicatesse et de respect qu'il peut dans sa voix, avec un succès certain il faut le reconnaître. La compassion est son principal trait de caractère. Malgré tout, Nelson s'agace un peu :

— Je me sentirais sans doute vachement moins mal si tout le monde arrêtait de me demander comment je le vis, mais à part ça, ça peut aller. Merci de demander.

Il s'efforce de rester indulgent dans son irritation, sachant que, comme ses pères, et ses professeurs, et même certains de ses camarades de classe, l'infirmier cherche simplement à bien faire.

— Tu sais, quand j'ai eu 18 ans, j'ai laissé tous mes amis d'enfance derrière moi, lui raconte alors l'adulte.

Il lâche ça sans transition, désireux d'établir la communication avant qu'ils n'atteignent la porte des vestiaires au bout du bâtiment et qu'il ne soit contraint de laisser le garçon.

— Pourquoi ? ne le suit pas Nelson, rajustant son sac à son épaule en fronçant les sourcils.

L'infirmier n'est pas connu pour partager des anecdotes personnelles. Il est même, au contraire, plutôt réputé pour être assez discret et mystérieux, laisser assez peu filtrer de sa vie personnelle. C'est en partie pour ça que sa relation avec la belle Andy a fait tant de bruit, d'ailleurs. En conséquence, pour une fois qu'il s'ouvre, l'adolescent n'a pas envie de le rembarrer. Et puis, le connaissant, il a bien une idée derrière la tête en lui racontant ça, alors autant le laisser aller au bout.

— Er… Longue histoire. J'ai déménagé et perdu contact, résume hâtivement Holden.

Il ne juge pas pertinent d'entrer dans les détails. Il n'y a qu'un seul point d'équivalence entre sa situation passée et celle présente de son interlocuteur, et il va s'en tenir à ça.

— Comment est-ce qu'on peut bien perdre contact avec quelqu'un ? s'étonne le lycéen, de plus en plus perdu.

On peut trouver et communiquer avec n'importe quel Citoyen pratiquement n'importe où dans le monde. Même les Alternatifs, qui n'ont pas ou plus d'RFSD, sont pour la plupart répertoriés ou en tous cas joignables. À moins qu'aucun de ses camarades n'ait plus eu envie de lui parler pour une raison inconnue, ni voulu seulement entendre parler de lui, il est difficile de croire qu'Holden a pu les perdre de vue de manière aussi radicale. Ou alors il a été intégré au programme de protection des témoins, mais ce serait franchement une histoire folle. Et surtout une coïncidence énorme de par sa similarité à sa propre situation, abandonné par une mère grande délinquante et ainsi condamné à un traqueur dans sa cheville au moins jusqu'à sa majorité.

— Là où je veux en venir, c'est que je me souviens de ce premier mois sans eux. J'allais bien, tout allait bien, mais il y avait quand même comme un petit déséquilibre auquel j'ai dû me faire tant bien que mal, le trentenaire tente de recentrer la discussion.

Alors qu'il comprend enfin le parallèle que l'infirmier essaye d'établir, Nelson se renfrogne.

— Ça fait pas un mois. Et c'est pas pareil, parce que Mae va revenir, il objecte, secouant la tête avec une grimace têtue.

Il n'a pas l'intention de s'habituer à l'absence de la petite blonde. Non, non, non.

— Mais en attendant son retour, elle n'est pas là, lui rappelle alors Uglow, avec autant de gentillesse que de réalisme.

— C'est profond, c'que vous dites ! pouffe l'adolescent, amusé par la redondance de la formulation.

Frustré de ne pas arriver à se faire comprendre, l'infirmier vient finalement se placer devant lui, le forçant à s'arrêter de marcher. Ils font la même taille, et le lycéen est peut-être même un peu plus épais que lui, mais il respecte malgré tout son autorité tranquille. Qu'il en fasse peu souvent usage est en fait l'une des raisons de son efficacité.

— Écoute. Je sais que je ne peux rien faire pour ramener Mae à sa famille. Mais ce que je peux faire pour elle, c'est m'assurer que ses amis vont bien en son absence. Est-ce que tu peux me laisser faire ça ? il offre, candide.

Il penche la tête pour attirer le regard de Nelson au sien. Ce dernier soupire, l'agacement commençant peu à peu à prendre le pas sur son indulgence du bien qu'on lui veut.

— Et vous allez aller voir Ellen, aussi ? Parce que c'est elle qui s'invente des histoires de dissimulation gouvernementale pour expliquer l'enlèvement de Mae, pas moi, il négocie.

De toutes les personnes affectées par l'absence de sa meilleure amie, il ne pense pas être celui qui a le plus besoin d'être surveillé. Bien sûr, Mae lui manque, et il n'arrête pas de penser à où elle peut bien être et ce qu'elle peut bien être en train de traverser, mais il n'en est pas au stade de leur amie commune, d'élaborer des théories du complot plus fantasques les unes que les autres. Ellen a toujours été farfelue, mais là elle atteint des sommets inquiétants. Notamment parce que ses fantaisies impliquent des personnes bien réelles, et pourraient peut-être même leur attirer des ennuis, si elle continue à les pousser toujours plus loin.

— Ellen est sur ma liste. Mais je me suis dit que puisque tu connaissais Mae depuis plus longtemps, je ferais peut-être mieux de commencer par me soucier de toi. Attends… tu as dit "dissimulation gouvernementale" ?

Tout à son explication machinale, Holden ne tique que dans un second temps au groupe nominal utilisé par le garçon, peu commun. Il tique notamment parce qu'il se souvient en avoir fait lui-même usage il n'y a pas si longtemps, alors qu'il ne l'avait peut-être même jamais employé à haute voix auparavant. Mais c'est forcément un hasard, l'une de ces occurrences de la loi des séries ou quelque chose comme ça, où lorsqu'on apprend un nouveau mot on l'entend soudain partout où on va. Non ?

— Yep. Le terrier du lapin va loin, confirme Nels.

Il pense que l'infirmier relève uniquement l'absurdité des hypothèses de sa camarade. Il ne peut pas se douter qu'il a une autre raison de réagir.

— Qu'est-ce qui lui a donné une idée pareille ? demande le trentenaire.

Il met autant de désinvolture que possible dans sa question, mais il est un peu moins doué dans ce domaine que dans celui de l'empathie. Il a beau être d'accord qu'il semble absurde que Mae Quanto soit impliquée dans quelque complot que ce soit, il ne peut pas s'empêcher pour autant de trouver cocasse qu'il connaisse justement quelqu'un qui travaille dans ce domaine, pourtant obscur. Quelqu'un qui fréquente souvent Walter Payton, qui plus est. Et qui vient justement de reprendre du service, récemment.

— Jack. Qui est au moins aussi cinglé qu'elle, juste avec un QI plus élevé, répond Nelson sans hésitation.

Quelle raison aurait-il de garder cette information pour lui ? Il ne croit pas une seconde aux élucubrations de son amie excentrique et du petit blond tatoué. Ils accusent Alek, Markus, même Jena… C'est ridicule !

— Et où est-ce que Jack est allé chercher une telle histoire ? Holden poursuit son interrogatoire.

Mal à l'aise malgré lui, il glisse ses mains dans ses poches. S'il connaît les excentricités d'Ellen aussi bien que celles de Jack, le blondinet lui semble malgré tout une source un peu plus fiable que la jeune fille. Mais même avec cette étrange coïncidence de la profession de sa petite amie, ces insinuations ne peuvent être qu'exagérées, non ?

— Bonne question. Qui peut savoir ce qui se passe dans sa cervelle ? lui soumet l'ado avec une moue d'ignorance totale.

Il hausse même les épaules et lève légèrement les mains, pour accompagner son expression faciale, bien incapable de l'avancer plus sur la question. S'il voyait quelque fondement que ce soit à leurs théories, il ne les estimerait peut-être pas folles. Mais ce n'est pas le cas.

— Tu as raison, c'est étrange. Je… leur parlerai, annonce donc l'infirmier.

Il ne veut pas l'inquiéter inutilement. À la base, il est quand même venu vers lui justement pour lui apporter un soutien moral en cette période difficile pour lui.

— Cool. Merci. Bonne journée ! le salue alors le lycéen.

L'annonce sonnait comme une conclusion pour lui. Il contourne l'infirmier en trottinant, afin de ne pas être en retard à son cours de sport.

— Bonne journée, Nelson, a juste le temps de lui renvoyer Uglow avant qu'il ne soit trop loin pour l'entendre.

Pour sa part, il reste immobile dans le couloir, encore songeur. Maintenant qu'il y réfléchit, la dernière absence inopinée d'Andy est survenue le lendemain de l'enlèvement de Mae. Et la première fois qu'elle s'est éclipsée sans laisser de traces, c'était juste après que Caesar s'est ouvert le bras. Il s'en souvient puisqu'après chacun de ces évènements il aurait voulu lui parler et il n'a pas pu. Voilà donc deux occasions où son travail a été superposé dans le temps avec des tragédies pour la famille Quanto. Mais ça ne peut être que fortuit. L'inverse serait absurde. À quoi ces deux adolescents sans histoires pourraient-ils bien être mêlés qui requiert l'intervention de quelqu'un comme la jolie blonde ? Leur oncle est inspecteur de Police. Et si on ne peut pas nier que l'enlèvement de la benjamine est indéniablement criminel, ce serait quand même aller loin que de suggérer que ce qui est arrivé à son frère n'était pas auto-infligé. Non, vraiment, pour toute son intelligence, Jack doit forcément faire erreur pour cette fois.

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