2x06 - Coup de poing (1/19) - Résurrection

L'Évolution est l'une des nombreuses merveilles de la planète Terre. Dans le règne animal, ça a réussi à produire des concepts aussi complexes qu'un système nerveux central, dont les cellules, par un relais d'impulsions électriques et de signaux chimiques en cascade, peuvent distribuer toutes sortes d'ordres presque n'importe où dans l'organisme dont elles font partie, de manière aussi bien ciblée que globale. Les muscles, généralement reliés à un squelette par l'intermédiaire de tendons, permettent les mouvements les plus brusques comme les plus délicats. Et un système respiratoire, inféodé à une paire de poumons, peut leur apporter l'oxygène dont ils ont besoin, transporté par un système circulatoire, lui-même généralement gouverné par un voire parfois même plusieurs cœurs. Enfin, quelle que soit l'espèce considérée, le reste des organes œuvrent toujours de concert pour assurer un fonctionnement d'ensemble, maintenir un équilibre dans un environnement pourtant parfois changeant. Quant aux sens à dispositions des individus, ils leurs donnent accès à des éventails de couleurs, de saveurs, d'effluves, de sons, et autres sensations particulièrement fournis. Sans oublier que, dans les population sexuées, une femelle adulte est en mesure de construire un nouvel être à part entière en une durée impressionnante de brièveté, et ce avec la simple contribution d'un gamète mâle. L'environnement exposé par la Terre a réellement permis qu'elle se retrouve peuplée de créatures extraordinaires.

Mais tous ces miracles paraissent pourtant bien peu de choses comparés à ceux des Homiens. Là où les espèces terriennes ont été sélectionnées au fil du temps, l'apparition et le développement de leurs caractéristiques guidés autant par le hasard que par une lutte primaire pour la survie dans des circonstances variables, tout chez ces extraterrestres est intentionnel et réfléchi. À l'échelle individuelle. Rien ne leur est superflu, et pratiquement tout leur est possible. Ils sont non seulement capables de chacune des plus incroyables prouesses physiologiques qui ont pu ou sont encore observées sur Terre, mais bien plus encore. Là où les Terriens sont l'esprit dans la matière, les Homiens sont essentiellement la matière par l'esprit.

Une preuve en est actuellement dans une baignoire installée dans le cellier des Quanto, à l'arrière de la maison, derrière le salon et en face du bureau du père de famille. Entre le lave-linge et les vélos, le corps inanimé de Kayle gît dans la grande vasque, un bras sur le rebord et les yeux grands ouverts. Il aura fallu un peu plus de 2 jours et 3 nuits à ses 5 congénères pour lui reconstituer une enveloppe corporelle adéquate, complète avec les mêmes vêtements qu'il portait la dernière fois qu'il a eu une forme physique. L'ironie du fait qu'il leur a suffi de quelques secondes pour l'atomiser quelques mois plus tôt ne leur a pas échappée, alors qu'ils œuvraient tous ensemble pour essentiellement annuler leur succès passé. Mais ça ne les a pas empêchés de mener à bien leur entreprise, sous la surveillance distante mais non moins vigilante et surtout inquiète de leurs nouveaux partenaires, dans une pièce voisine ou une autre.

Assis par terre dans un coin, les avant-bras en équilibre sur ses genoux ramenés à lui et la tête basculée en arrière, Chad se repose. Du fait de sa meilleure connaissance du sujet, il a dû guider ses compagnons durant toute l'opération de reconstruction, et en a donc forcément été un peu plus épuisé qu'eux. Et il est également paradoxalement le moins convaincu du groupe que réveiller Kayle soit la meilleure chose à faire, et par conséquent le moins satisfait de leur réussite. Alors qu'il ne reste plus qu'à rendre son fantôme à l'ancien tueur en série, moyennant une légère altération par Chuck, l'encapuchonné espère encore que l'idée va être abandonnée.

Le grand blond en costume, debout face à ses trois cadets et à côté de la baignoire, leur offre solennellement ses paumes tournées vers le ciel, afin que chacun lui transmette la partie de leur prisonnier dont il a reçu la garde suite à son arrestation. La manipulation va être périlleuse, puisque Kayle était justement conservé en plusieurs segments afin d'éviter qu'il ne se manifeste à nouveau. Et malgré son grand âge, le diplomate ne va être en mesure de contenir son vieil ami qu'une courte durée avant d'être contraint de le libérer, en l'occurrence dans l'enveloppe qu'ils ont préparée pour lui. Reste seulement à espérer que ce temps soit suffisant pour que le Diplomate puisse procéder à la modification qui fera passer l'envie à son ancien Soigneur de commettre de nouveaux crimes idéologiques. L'idéal aurait été de pouvoir effectuer cette manœuvre alors qu'il était encore en morceaux, mais pour toutes les capacités des Homiens, ce n'est malheureusement pas une option.

— Maintenant, le doyen du groupe signale doucement aux trois plus jeunes de procéder.

Sans un mot, Andy, Strauss, et Ben, apposent successivement l'une de leur main à l'une des siennes, lui transmettant leurs fardeaux respectifs. Ils n'ont pas besoin d'un contact prolongé ou appuyé. Un petit sourire étire brièvement les lèvres de Chuck lorsque le transfert est terminé, alors qu'il reconnaît bien son vieux camarade, après quoi il reprend une expression neutre et se concentre sur sa tâche. Il reste immobile plusieurs longues secondes, paumes toujours vers le ciel, sous le regard intense des quatre autres personnes dans la pièce, sans manifestation aucune de son progrès. Puis, tout à coup, il agite violemment les bras, à la manière de quelqu'un qui se serait brûlé. Un filet d'arcs électriques jaillit alors du bout de ses doigts pour rejoindre le corps toujours sans vie à sa droite.

Malgré la fulgurance de son littéral retour à lui, il faut encore un instant avant que le meurtrier ne s'anime. Il commence par tendre les doigts de sa main qui est en dehors de la baignoire, puis cligne fortement, avant de faire jouer sa mâchoire inférieure et grimacer, comme s'il était courbaturé. Se redressant, il fait jouer ses épaules et sa nuque sans cesser de froncer le nez et les sourcils.

— Ow ! Qui a mis ça LÀ ? Et seulement 2 mois, vraiment ? Et une chaîne ?! Mais qu'est-ce que…

Le revenant s'étonne successivement des erreurs dans ses habitudes anatomiques, de l'apparente réduction de sa peine supposée être à perpétuité, puis de l'absurdité de la précaution qu'il découvre avoir été prise à son encontre. Pour illustrer sa dernière remarque, il lève sa main gauche, qui était jusqu'ici cachée sous lui, et qui est effectivement reliée au fond de la baignoire dans laquelle il se trouve par une lourde chaîne. Et autant dire que ce n'est pas ça qui va entraver quelqu'un comme lui.

La vérité, c'est que cette mesure a été exigée, comme beaucoup d'autres, par Patrick et Sam, au moment où ils ont accepté de collaborer avec les Homiens. Étant donné ce pour quoi le retour du psychopathe a été suggéré en premier lieu, ils se doutent bien que l'attache est inutile dans sa fonction première, mais ils ont estimé qu'un test de sa bonne foi le serait un peu moins ; si Chuck est réellement capable de lui faire passer ses velléités de violence, le revenant devrait être capable de l'illustrer en respectant un lien même incapable de le retenir. Si au contraire sa première réaction et de s'affranchir de cette limite sans aucune considération, alors son musellement serait remis en question. Jusqu'ici, il ne semble pas enclin à se débattre, mais ça pourrait encore venir, alors ses congénères ne se laissent pas encore aller au soulagement du succès de leur manœuvre.

La ramener a été une décision difficile. L'impossibilité d'infiltrer la pièce où DeinoGene retient Maena ayant persisté pour Siegfried et Vladas, Alek a commencé il y a quelques jours à parlementer avec son frère et surtout son partenaire en faveur de leur collaboration avec les aliens. Ce n'est évidemment pas sans profusion de compromis qu'il a fini par obtenir gain de cause, mais il n'en attendait pas moins. Il s'est bien rendu compte de ce qu'il demandait.

La chaîne, bien que connue comme inutile étant donné les capacités de celui qu'elle retient, a aussi été demandée dans un but de communication. Il était crucial pour les inspecteurs que l'assassin ne croie pas une seule seconde être remis en liberté. Le bracelet à son poignet, en revanche, est une sécurité un peu plus tangible. Il a été co-conçu par Ben et l'ingénieur dans un alliage spécifique dont son porteur ne devrait pas être en mesure de se débarrasser, et pourvu d'un traqueur, dans l'éventualité où il voudrait leur fausser compagnie. Ça ne l'empêcherait pas de mal agir le cas échéant, mais ça devrait au moins permettre de le retrouver.

— Ton devoir t'appelle, Chuck apprend simplement au tueur en série.

Il ne juge pas pertinent de répondre à chacune de ses interrogations séparément. Les erreurs dans son anatomie personnelle ne peuvent venir que des imprécisions dans la reconstitution effectuée par Chad, et il les aura corrigées en moins de quelques minutes, si ce n'est pas déjà fait. Le reste devrait couler de source, une fois qu'ils lui auront expliqué ce qu'ils attendent de lui.

— … Qu'est-ce que tu m'as fait ? réplique l'autre blond, ignorant complètement l'annonce.

Clairement, il vient de se rendre brusquement compte de ce qui lui a été fait pour le museler, bien plus subtil qu'une menotte à son poignet. En lui enlevant une partie de lui, Chuck ne lui en a en effet pas retiré le souvenir. Le risque aurait été trop grand, et la difficulté de la manœuvre bien plus élevée. Kayle est donc condamné à se rappeler avoir ressenti quelque chose sans plus le ressentir du tout. C'est une impression qui serait déroutante pour n'importe qui.

— Est-ce que tu te sens capable de traverser un mur ? poursuit le diplomate, imperturbable.

Il refuse d'aborder le sujet de ce qu'il vient de faire. Malgré son indéniable nécessité, son geste l'horrifie. Faire subir un tel traitement à un inconnu est déjà abominable ; l'infliger à un proche est de loin la plus grande atrocité que l'extraterrestre soit capable de s'imaginer. Et ce qu'il a amputé est toujours à sa portée, comme un rappel brûlant de son crime.

— Chucky… Il n'y a que toi qui pourrais m'avoir fait ça. Je suppose que tes excuses, c'était du vent, crache Kayle, tout aussi borné à rester sur le sujet qui l'intéresse que son congénère.

— Non. Je le pensais, le corrige le diplomate.

Insulté par cette remise en cause de ses dernières paroles à son ami, le jour de son exécution, il dévie malgré lui de son objectif. Kayle a un petit sourire en coin, satisfait d'avoir fait craquer l'armure de son aîné.

— Peu importe… Pourquoi vous avez besoin de passer à travers un mur ? il s'intéresse enfin à ce qu'on veut de lui.

Avec ce simple revirement de sujet, il apporte la preuve que l'intervention de Chuck a été un franc succès. Il voulait lui ôter sa motivation de tuer, et c'est chose faite. Il ne réagirait pas de cette façon si ce n'était pas le cas. Il est clairement plus agacé sur le principe qu'autre chose. Qu'il sache ce qu'il lui manque ne retire rien à son absence.

— Nous avons une alliée à secourir, explique Strauss, prenant la parole pour la première fois.

Kayle braque son regard presque translucide sur lui.

— Une Humaine, huh ? Les nouvelles générations ont tellement de mal à conserver un secret… il déduit de l'incapacité de l'intéressée à se libérer toute seule, avec un rictus narquois.

— Le dernier à nous avoir fait risquer l'exposition, c'est toi, alors silence, intervient enfin Chad, se relevant d'un bond, l'orage dans son regard sombre.

Le blondinet, toujours assis dans la baignoire, se tourne vers lui, de l'autre côté de la pièce. Il avait évidemment conscience de sa présence, mais semble tout de même surpris d'entendre sa voix. Les deux anciens collègues se toisent un moment en silence, dans un affrontement clair-obscur contradictoire, le pus malfaisant des deux étant celui aux yeux bleus et dans la lumière, alors que son opposé comportemental, sans doute le plus droit et intègre des siens, se tient dans l'ombre :

— Au moins tu m'adresses la parole. Je suppose que c'est un progrès, finit simplement par commenter l'assassin.

Prenant appui sur le rebord de porcelaine, il relève enfin. Une fois debout, il brise avec désinvolture la chaîne qui le relie au fond du caisson, d'un mouvement sec du poignet, comme si elle avait été faite d'aluminium et non d'acier trempé. Il détache ensuite les quelques anneaux qui restent attachés à son bras avec tout autant de facilité, puis quitte la cuve d'une enjambée digne, continuant à faire jouer certaines de ses articulations afin de se les réapproprier tout à fait.

— Dites-moi tout, il enjoint alors ses congénères d'élaborer ce dont ils ont besoin.

La façon dont il écarte les bras avec un sourire en coin espiègle n'est pas sans provoquer diverses réactions chez eux, d'inquiète à exaspérée. Près de la porte, Andy, bras croisés, lève les yeux au ciel et secoue la tête avec dédain, sans essayer de rattraper l'une de ses mèches désormais bleues qui s'est échappée de derrière son oreille. Ben et Strauss, plus jeunes et plus optimistes, échangent un regard et un sourire, pour se donner du courage et aussi se féliciter d'au moins en être arrivés jusqu'ici dans leur plan, plus qu'incertain il y a une semaine encore. Il leur reste encore beaucoup de chemin à parcourir, alors ils ont bien besoin de ça.

Scène suivante >

Commentaires