2x05 - Atterrissage d'urgence (16/20) - Cahin-caha

Ellen quitte le cours d'Espagnol bien après Nelson, prenant toujours plus de temps que lui lors d'un contrôle de connaissances. À vrai dire, c'est plutôt lui qui termine tout le temps avant tout le monde, dans ces situations-là. Les plus envieux diront qu'avoir un parent hispanophone natif est déloyal, mais il s'en fiche pas mal de ce que peuvent penser les autres à ce sujet. Pour une fois qu'il a un avantage dans un domaine. Il n'échangerait ses pères pour rien au monde, mais parfois il a juste envie de rappeler aux gens que la seule raison pour laquelle il les a, c'est à cause de ses parents biologiques en-deçà de médiocres. Il ne pense pas que qui que ce soit serait prêt à troquer sa petite enfance contre la sienne, dans quelque but que ce soit. Il ne dit évidemment pas qu'il mérite rétribution pour la mauvaise donne qu'il a eue en début de vie, mais c'est toujours agréable quand l'univers ne s'acharne pas sur nous. Et puis bon, il y a tout un tas d'autres ados bilingues dans ce lycée, et qui le sont depuis la naissance, contrairement à lui qui n'a commencé qu'à 6 ou 7 ans. Il ne voit vraiment pas pourquoi choisir sa seconde langue maternelle en option n'est pas plus répandu.

La marginale à bonnet sort donc de son lycée exceptionnellement sans escorte, son camarade ayant filé sans demander son reste après avoir rendu sa copie. Ils se sont mis d'accord sur le fait que ça ne servait à rien qu'il fasse le pied de grue pour elle dans ces cas-là, donc elle ne lui en veut pas du tout. Et puis, elle ferait pareil à sa place. Ils n'ont rien de prévu ensemble ce soir, de toute façon. Comme presque tous les soirs depuis l'enlèvement de Mae, d'ailleurs. C'est un peu la blondinette le liant de leur trio, traditionnellement, elle qui les incite aux rassemblements extra-scolaires. Mais ça, Ellen préfère ne pas y penser.

Voyant sur son carnet que son bus ne va pas passer avant plusieurs minutes, l'adolescente décide de rentrer à pied, pour se changer les idées. Au mois de Mai, la météo commence déjà à se radoucir, et elle a une veste même si le temps devait tourner, alors elle peut se le permettre. Se mettant en marche le long du trottoir, elle entreprend de positionner ses écouteurs sur ses oreilles pour accompagner sa promenade, mais à la dernière minute, une voix qui l'appelle interrompt cependant son geste :

— Illi ! Hey ! est l'interpellation qui attire son attention.

— Bren ? elle s'étonne avant même de se retourner.

Elle reconnaît facilement la voix du jeune homme qui la rattrape. Parfois, elle a l'impression de l'entendre alors qu'il n'est pas là, mais lorsqu'il parle, elle ne se trompe jamais. Elle n'a même pas le temps de s'arrêter de marcher qu'il l'a déjà rejointe, et cale son pas sur le sien.

— Ça va ? il s'enquiert.

Il a l'air plus concerné que de simple rigueur.

— Pourquoi ça n'irait pas ? rétorque donc Ellen, penchant la tête sur le côté.

— Parce que tu t'es fait crier dessus par ton pote ce midi ? il propose sur le ton de l'interrogation.

Ce n'est que lorsque les mots viennent de franchir ses lèvres qu'il se demande si, par hasard, il ne serait pas finalement un peu intrusif. Heureusement pour lui, l'originale n'est pas vexée. Elle avait à vrai dire un peu oublié l'épisode en question.

— Oh. Ça…

Nelson n'a pas crié. Pas vraiment. Il a peur, comme elle. Ils ont juste des façons différentes voire quelque part un peu contradictoires de gérer leur inquiétude, voilà tout. Ni l'un ni l'autre ne peut s'empêcher d'agir comme il le fait face à cette situation, et malheureusement ils se rendent mutuellement un peu fous. Mais ils ne s'en veulent pas. Jamais.

— Désolé. Je suis toujours au courant de tout. Les risques du métier… s'excuse tout de même le journaliste en herbe, passant une main derrière sa nuque pour cacher son embarras.

— C'est pas grave, le rassure la jeune fille avec un haussement d'une épaule.

Se rendant compte qu'elle a toujours son baladeur inutilement en main, elle le glisse de là d'où elle l'a tiré un peu plus tôt. Elle ne va pas en avoir besoin tout de suite, si elle a de la compagnie pour un bout du chemin.

— Ça te… dérange si on s'arrête ? Bren lui demande tout à coup.

Il met halte à sa propre avancée avant d'avoir obtenu une réponse, jetant un coup d'œil nerveux par-dessus son épaule.

— Pourquoi ?

— Parce que… er… la dernière fois que j'ai raccompagné une fille sur ce trottoir, elle s'est fait kidnapper, il s'explique avec une nouvelle grimace embarrassée, baissant les yeux vers ses chaussures.

C'est irrationnel, il le sait. Ne serait-ce que parce qu'ils ne marchent même pas dans la même direction. Et ils ne sont pas seuls ; il y a d'autres passants sur le trottoir d'en face. Malgré cela, il a ce désagréable frisson qui lui parcourt la colonne vertébrale, ce picotement derrière la nuque comme s'il était suivi ou observé. Il a pourtant bien arpenté cette rue depuis l'enlèvement de Mae, et sans avoir cette impression, mais peut-être que c'est d'avoir la meilleure amie de la victime à côté de lui qui le met dans de mauvaises dispositions.

— C'est pas comme si j'avais des raisons de me faire enlever, lui propose Ellen comme contre-argument logique à son angoisse.

Compatissante, elle s'arrête tout de même à son tour. Tout le monde a été indulgent, lorsqu'elle faisait des écarts dans leur salle de Maths, après la prise d'otages. Ce n'est pas comme si la demande était déraisonnable, alors autant y accéder.

Devant cette escalade rapide de la conversation par son interlocutrice, Brennen retrouve un peu le sourire :

— Parce que Mae en avait ? il objecte, amusé.

On peut toujours compter sur Ellen Illipardi pour se faire l'avocat du diable, trouver le contre-pied de n'importe quelle affirmation. Parfois c'est utile, parfois juste déroutant.

— Peut-être. Probablement, puisque c'est arrivé.

Ce raisonnement pragmatique pousse le jeune journaliste à redevenir sérieux à son tour.

— Plus que toi ? il interroge, sceptique.

En dehors du fait qu'il ne devrait pas y avoir de raison de kidnapper qui que ce soit, il ne devrait au moins pas y avoir plus de raisons de kidnapper une ado innocente plutôt qu'une autre. Pas à moins que l'une d'entre elles ne soit pas si innocente que ça, en tous cas. Mais c'est de Mae Quanto dont on parle : à part se crêper le chignon avec la reine du lycée, elle n'a jamais rien dû faire de répréhensible de toute sa vie.

— Je sais pas, répond Ellen en baissant la tête.

Elle se rend brusquement compte qu'elle en a peut-être trop dit. Elle a promis à Jack de garder son enquête et les soupçons qui l'accompagnent secrets. Bren est donc certainement la dernière personne devant qui elle devrait faire allusion à tout ça, sa perspicacité le rendant tout à fait compétent pour tout découvrir. Et son regard vert le rendant aussi et surtout beaucoup plus susceptible d'obtenir des réponses de sa part s'il les lui demande gentiment. Il est toujours important d'avoir conscience de ses faiblesses.

— … Tu sais, Jack m'a dit qu'il tenait deux personnes informées de sa petite enquête clandestine. Pas besoin d'avoir son QI pour savoir que c'est Nelson et toi, avance tout à coup le reporter, après une brève hésitation.

Ce n'était pas son intention d'aborder ce sujet avec elle en l'approchant ce soir. Il était réellement inquiet des échos qu'il a reçus du haussement de ton de Nelson à l'heure du déjeuner. Mais puisqu'apparemment ce n'était rien de grave et maintenant la question des causes de l'enlèvement de Mae a pratiquement été soulevée d'elle-même, pourquoi l'éviter ?

— Pourquoi est-ce que Jack te parlerait de ce qu'il fait ? s'étonne Ellen.

Elle n'est pas complètement dupée par sa remarque. Il pourrait aussi bien être en train d'aller à la pêche aux informations que de réellement montrer patte blanche.

Certes, puisqu'il était présent au moment des faits, il est légitime de sa part de s'interroger sur les raisons de ce qui s'est passé. Il mène peut-être même sa propre enquête. Il serait cependant surprenant que Jack ait parlé à qui que ce soit d'autre de ses propres progrès, étant donné le mal qu'il a déjà eu à se confier à Nelson et elle. Elle sait que Brennen est tout à fait capable de garder un secret, lorsqu'il en a envie, et qu'il a trop de respect pour la situation courante pour s'en servir comme d'un vulgaire scoop, mais il reste néanmoins l'une des dernières personnes vers lesquelles elle imaginerait Jack se tourner.

— Parce que je suis une source d'informations, pour lui, réplique pourtant Bren sur le ton de l'évidence.

Il ne ment pas. Et la jeune fille en face de lui le sait. Mais la chronologie sur laquelle il semble s'appuyer lui fait froncer les sourcils. Il y a incohérence :

— Sauf qu'il nous a parlé pour la première fois de ce qu'il avait trouvé la semaine dernière seulement, alors qu'il t'a cuisiné bien avant, elle lui oppose.

Comment Jack aurait-il pu lui parler du fait qu'il tenait deux personnes au courant de ses agissements, alors qu'il n'avait pas encore accepté de le faire ?

— Il est revenu me voir, aujourd'hui, avoue le journaliste sans complexe.

Il ne voit pas où est le problème. Il n'a aucune raison de cacher le fait que Jack l'ait à nouveau approché. S'il avait voulu garder leur conversation secrète, le petit blond aurait sûrement largement souligné un besoin de confidentialité.

La marginale croise les bras à présent, toujours pas convaincue par ce qu'il lui raconte.

— Pourquoi il ferait ça ? Qu'est-ce que tu as pu lui dire de plus ? elle réfléchit tout haut.

Jack est trop sûr de lui pour retourner deux fois au même endroit en quête d'indices, puisqu'il est et se sait parfaitement capable d'obtenir tout ce dont il a besoin lors de sa première visite. Il ne serait pas revenu sur ses pas sans une bonne raison.

— Eh bien… Je me suis bien souvenu d'un truc, la semaine dernière, lui apprend alors Bren.

C'est la deuxième fois depuis qu'il a interpellé la jeune fille qu'il se rend compte que ses mots vont peut-être être mal reçus seulement une fois qu'ils sont sortis de sa bouche. Il grimace, mais c'est déjà trop tard.

— QUOI ?! s'offusque en effet Ellen.

Elle est tellement choquée qu'elle fait presque un pas en arrière.

— C'était rien ! Je suis allé tout raconter à la Police de suite, il s'empresse de préciser.

Il ne peut pas vraiment s'excuser de ne pas lui avoir parlé de sa réminiscence avant maintenant, puisqu'il n'y a pas vraiment songé. La vérité, c'est qu'une fois qu'il a vidé son sac à Sam, il était tellement content de s'être débarrassé de sa migraine intermittente qu'il a très vite chassé toute l'expérience de son esprit. Ça ne l'a pas effleuré une seconde de faire mention du logo à qui que ce soit d'autre que l'oncle. Au contraire, Jack a même dû insister pour qu'il lui cède l'info.

La meilleure amie de la victime reste outrée, la bouche ouverte sous le choc.

— Mais pas à moi ?! elle l'admoneste.

— Ça t'aurait sans doute pas beaucoup avancée, tu sais… il se défend faiblement.

Il est conscient que ça n'aura sans doute pas beaucoup d'effet, mais il tente le tout pour le tout. Difficile de se laisser traiter comme du poisson pourri sans réagir, même quand on sait qu'on le mérite.

— Mae est ma meilleure amie ! Peut-être que je sais des trucs sur sa vie que toi ou la Police savez pas ! Peut-être que ça m'aurait fait pensé à un truc ! explose Ellen.

Rendue hardie par la colère, elle pousse le jeune homme au bras, alors qu'il la dépasse pourtant toujours de près de 30 centimètres.

Sur le moment, elle ne pense pas au fait que, si les enquêteurs avaient estimé qu'elle ou Nels pouvaient avoir quoi que ce soit à ajouter à ce que leur a communiqué Brennen, ils se seraient adressés à eux. Ils leur ont déjà posé quelques questions en début d'investigation, et n'auraient donc pas hésité à le faire à nouveau s'ils avaient pensé que ça pourrait apporter quelque chose. Cette idée l'effleurera sans doute quand elle se sera calmée. Tout ce qu'elle veut, c'est que l'enquête avance, et quand quelqu'un a enfin un nouvel élément à apporter, elle n'est pas mise au courant ? Ça la fait rager.

— Je suis désolé ! J'aurais dû t'en parler ! C'est juste… C'est juste… commence à s'excuser maladroitement Bren, tout en levant les mains et reculant pour éviter un nouvel assaut.

— Juste que quoi ? elle l'invite à finir son explication, écartant les bras.

— Je suis pas vraiment super à l'aise avec le sujet, d'accord ? Ressasser ce qui s'est passé, c'est pas spécialement mon kiff. Et pourtant, c'est tout ce dont tout le monde semble vouloir parler. Tout le temps ! Je pensais que ça passerait avec le coquard, mais non. Je veux bien m'inquiéter de Mae, mais je peux pas repasser en boucle son enlèvement dans ma tête. Je peux pas… Donc non, je t'ai pas parlé d'un logo que j'ai peut-être ou peut-être pas vu sur les types qui m'ont assommé, c'est vrai, mais… c'est parce que t'es la seule personne qui a aussi peu envie de discuter de ça que moi, il éclate à son tour, déballant tous ses états d'âmes d'une traite, au point d'en être presque essoufflé.

La tirade laisse Ellen interdite. Sa colère est instantanément douchée par la souffrance dans le regard de son camarade. Elle laisse retomber ses bras le long de son corps, et il en déduit qu'il peut également abaisser ses mains, qu'il avait gardées en position protectrice, de devant lui. Elle rajuste son sac à son épaule, songeuse.

— Jack me dira ce que tu lui as dit. On n'est pas obligés d'en parler, annonce alors l'adolescente.

Elle comprend le point de vue de son interlocuteur. Elle aurait préféré qu'il vienne spontanément lui faire part de ce dont il s'est souvenu, mais elle peut distinguer les raisons qui l'ont poussé à ne pas le faire, à présent. À vrai dire, elle se sent un peu coupable d'avoir oublié son ressenti, trop focalisée sur le sien. Mae est sa meilleure amie, et elle a été enlevée, et c'est déjà difficile pour elle, alors qu'est-ce que ça doit être pour lui, qui a été témoin de toute la scène ? Et ce n'est pas le premier traumatisme qu'il subit cette année, qui plus est. Il n'a décidément pas été chanceux. Ce qu'il a été, en revanche, c'est courageux, ça c'est certain.

Sans rien répondre, Brennen sourit, appréciant l'empathie de la jeune fille, surtout au travers de ses propres émotions. D'un mouvement du menton, il l'invite alors à poursuivre leur marche. Il est déjà moins angoissé que tout à l'heure, et pas seulement parce qu'il vient d'avoir confirmation qu'il y a effectivement sans doute une explication au kidnapping de Mae, que ce n'était pas un acte de violence aléatoire. Jack ne creuserait pas sans raison, et les amis de la victime ne l'encourageraient pas non plus. Mais ce qui rassure surtout le jeune journaliste à cet instant précis, c'est qu'il a beau savoir que la blondinette est une dure à cuire – rien qu'à en juger par la façon dont elle a mis la reine des pestes au tapis quelques mois plus tôt – après l'assaut qu'il vient de subir de sa part, il se dit quand même que des malfrats auraient peut-être plus de fil à retordre avec Ellen qu'ils n'en ont eu avec Mae. À peur insensée, contre-argument absurde. C'est important pour lui que plus personne qu'il escorte ne se retrouve en danger.

Scène suivante >

Commentaires