2x05 - Atterrissage d'urgence (8/20) - Trajectoire de collision

Ann arrive au domicile Quanto bien plus tard qu'à son habitude, en fin de matinée. Comme elle n'est de toute évidence tenue à aucun horaire – et serait de par son anarchisme inhérent sans doute bien incapable d'en suivre un même en des circonstances moins atypiques – Alek ne s'inquiète cependant jamais de l'heure à laquelle elle vient sonner à sa porte. C'est déjà gentil de sa part de se déplacer, alors qu'elle pourrait sans doute lui prêter main forte depuis le confort de l'endroit de son choix.

Lorsqu'il lui ouvre cette fois-ci, il n'y a cependant pas que les chiffres sur l'horloge d'inhabituels. Elle n'affiche pas son usuel sourire, et elle n'a même pas sa bouteille isotherme de café à la main. Jouant nerveusement avec son alliance, elle tapote impatiemment du talon jusqu'à ce qu'il ait laissé suffisamment d'espace entre lui et le battant pour s'engouffrer à l'intérieur. Il la regarde alors filer sous son nez en ouvrant de grands yeux. Il s'abstient néanmoins de tout commentaire, la laissant commencer :

— On a un problème, elle annonce sans plus de cérémonie.

Les frisettes de sa chevelure de jais virevoltent autour de sa tête lorsqu'elle fait brusquement demi-tour pour lui faire face dans son hall d'entrée, mais il s'efforce de ne pas se laisser distraire. À la place, il referme doucement derrière elle, cherchant instinctivement à compenser tout cette agitation qu'elle amène avec elle.

— Bonjour à toi aussi, il répond posément.

— Tu as quelqu'un à tes basques, Alek, elle poursuit sur le même ton pressant.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il persiste à rester calme tant qu'il n'a pas connaissance de tout ce qui l'a mise dans un état pareil. Être poursuivi est un risque avec lequel il vit en permanence depuis des mois maintenant. Entre cacher la situation de Caroline Miller, qui est aujourd'hui partagée par Rob, mener une enquête secrète sur ses partenaires alors anonymes, mentir à propos de l'attaque qu'il a subie en conséquence de ladite enquête, prêter main forte aux autorités compétentes dans leur investigation officielle, et désormais chercher sa fille par lui-même, sans avoir dit à la Police ce qui se passait réellement, il a de multiples raisons d'être découvert par divers partis pas plus rassurants les uns que les autres.

C'est probablement le cas. Les trois agents d'intervention qui ont élu domicile dans le salon ont à plusieurs reprises déjà fait preuve d'une remarquable acuité auditive. Ils sont cependant parallèlement tout aussi capables de s'abstenir d'intervenir lorsque ça ne les concerne pas. Et bien qu'ils travaillent conjointement avec la pirate et l'ingénieur, ils savent qu'ils sont tout à fait à même de gérer leur partie du problème. Tout comme de demander de l'aide s'ils en avaient besoin.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Le périmètre est plus sécurisé que jamais, tu l'as confirmé toi-même.

Les craintes de sa comparse ont tout pour étonner Alek. À ce stade, il est presque plus embêté par l'imprécision majeure de désigner son laboratoire comme un sous-sol alors qu'il n'est qu'une seule marche en-dessous du rez-de-chaussée. Mais il s'abstient de relever ce détail, sentant bien qu'elle est sérieuse.

— Donc je suppose qu'apprendre que quelqu'un a déclenché une fausse alerte à la bombe à ton ancien taf, ça ne t'inquiète pas du tout ? lui soumet Ann, croisant les bras.

— Sur le principe, si. Mais pourquoi personnellement ? Je ne travaille plus là-bas.

Il ne la suit pas. Où est-ce qu'elle veut en venir ? Quel rapport avec ce qu'elle a avancé juste avant, comme quoi il aurait attiré une attention malvenue ?

— Le truc, c'est que le petit malin voulait juste garder tout le monde occupé pendant qu'il s'appropriait les données de surveillance de l'entrée, elle élabore sa déclaration.

Dans sa tête, c'est censé illustrer que l'attaque était ciblée sur lui. Il manque cependant encore des éléments à son interlocuteur pour tirer la même conclusion. À vrai dire, tout ce que ça lui inspire, c'est une appréciation pour l'ingéniosité de la manœuvre. Pour l'instant, il n'est toujours pas inquiété par son impact.

— C'est futé. Ce sont les données les moins critiques des locaux, tout en bas de la liste des priorités, en cas de menace.

Avec un clappement de langue agacé, Ann fait claquer ses doigts sous son nez. Quelle frustration de ne pas réussir à lui communiquer son alarme !

— Concentre-toi, Alek ! On n'est pas là pour admirer l'ouvrage, mais s'inquiéter du fait que quelqu'un est au courant de ce qui se passe ici ! elle tente de recentrer la conversation.

Le paradoxe que son mari ait lui-même eu du mal à la convaincre du problème un peu plus tôt ne lui échappe pas. Mais elle a plus d'informations maintenant qu'il n'en avait alors. Tout ce qu'elle a à faire, c'est amener Alek au même niveau qu'elle.

— Je ne saisis toujours pas ce qui te fait dire que l'infraction que tu décris a quoi que ce soit à voir avec moi. Beaucoup de gens travaillent dans cette base. Comment est-ce que tu es seulement au courant de ce qui s'y passe, d'ailleurs ? il réplique.

Il cherche à partager son agitation, ou en tous cas la comprendre suffisamment pour pouvoir l'apaiser, mais la tâche ne lui est pas rendue facile par les bribes d'informations qu'il reçoit, dans le désordre, a priori.

— En fait… On essaye d'en savoir plus sur le gamin depuis qu'il a essayé de faire chanter Fred. On pensait pas du tout que ça avait un rapport avec toi, au début, mais on a découvert ce matin qu'il s'était arrêté sur les images de toi devant ton labo, avec Markus, la sœur de Caroline, et Rob, moins d'un semaine avant son accident. Et là, on a un peu commencé à flipper, Ann explique comment Jasper a repéré le petit fouineur en premier lieu.

Malgré leurs recherches, ils ne sont toujours pas fixés sur son but précis, sa position d'ami ou d'ennemi. Ils ont pu identifier une partie de sa signature électronique à partir de son hack de la base militaire, et de là se rendre compte qu'il avait déjà fouiné à distance. Il semblerait qu'il se soit intéressé au complexe mais aussi au domicile des Quanto. Le couple de pirates soupçonne fortement qu'il ait fournit son dossier d'adoption à Fred uniquement pour essayer d'obtenir des informations confidentielles auxquelles seule la Police aurait accès. Grâce à la pugnacité de l'inspectrice il n'a pas réussi, mais c'est une victoire négligeable pour eux, puisque les autorités locales n'ont de toute façon que peu d'infos sur ce qui se trame réellement.

— Fred ? La nouvelle partenaire de Sam ? Et un gamin ? Quel gamin ?

Alek passe brutalement d'un manque d'informations à un excès, même si incomplètes. Et rien ne lui paraît avoir de lien.

— Un certain Jack… Quelque chose qui commence par N, elle lui apprend, ne jugeant pas utile de confirmer de quelle Fred elle parlait à l'instant.

En ce qui concerne l'inspectrice, Alek n'a pas de raison d'être étonné outre mesure que son nom surgisse dans cette conversation. Elle est impliquée dans toute cette histoire, même si seulement parce qu'elle en est justement tenue à l'écart, mais il n'est donc pas absurde que le couple de hackers ait choisi de la tenir à l'œil. À vrai dire, l'ingénieur avait été plutôt surpris que l'ancienne cyber-enquêteuse accepte si facilement de rester discrète à la demande de Sam. Mais peut-être qu'il doit sa tenue à distance à ses deux compagnons clandestins, finalement, qui lui auraient donné de fausses pistes afin de la tenir occupée. Comme à chaque fois qu'il s'extasie de leur propension à anticiper tout type de menaces, le père de famille se sent très chanceux d'avoir les Kampbell à ses côtés.

— … Nimbleton ? Jack Nimbleton ?

Il a mis une seconde à retrouver le nom du seul adolescent prénommé Jack qu'il connaisse, notamment parce qu'il ne s'attendait pas à parler de lui avec quelqu'un d'autre que le Docteur Conway, ou pas d'ici le retour de son plus jeune fils en tous cas. Mais s'il s'agit de délinquance juvénile, il est vrai que le blondinet tatoué a toutes les raisons de lui venir en tête.

— Er… Oui, c'est ça ! Tu le connais ? lui demande Ann, non sans un petit mouvement de recul du menton, surprise.

Au-delà de son nom, ni elle ni Jasper n'ont été capables de trouver grand-chose à propos du jeune rebelle. Même avec son visage, ils n'ont pas été en mesure de faire beaucoup de recoupements. Ce qui les a impressionnés. Ils n'ont jamais vu que les identités d'agents du gouvernement aussi bien protégées. Sauf qu'il est mineur. Et hors-la-loi. Et comme traditionnellement les grands pontes géopolitiques et autres acteurs internationaux n'ont aucun mal à transmettre leurs valeurs à leur progéniture, la vérité ne les a pas effleurés une seconde.

— C'est un ami de Caesar, explique Alek.

L'ingénieur fronce les sourcils en songeant qu'il n'a pas revu le blondinet depuis la prise d'otages. Aussi, aux dernières nouvelles, lui et son fils n'étaient pas dans les meilleurs termes, bien qu'il ignore encore pourquoi exactement. Est-ce qu'il aurait suivi sa propre spirale descendante ? Il n'a pas vraiment eu l'occasion de s'en soucier.

— Caesar ? Ton fils qui est enfermé dans une institution psychiatrique ? Et à qui tu n'avais rien dit même avant qu'il y aille de toute façon ? la jeune femme tombe de plus en plus des nues, écartant les bras d'incompréhension.

Qui est ce môme ? Il sort d'où ? Et surtout, c'est quoi, son problème ? Pourquoi est-ce qu'il semble être en train d'enquêter sur Alek et ses secrets ? Comment est-ce qu'il a seulement commencé à suspecter quoi que ce soit, quand son seul lien à la famille est en isolation et qui plus est ignorant de la situation ? Bon, au moins il existe une connexion, ce qui est plus qu'elle n'avait il y a quelques minutes.

— Jack est… surdoué. Un rien a pu lui mettre la puce à l'oreille. Ou peut-être qu'il s'ennuie, tout simplement, répond le père.

Il n'a pas besoin de confirmer l'exactitude de la description de la situation de son second fils. Les questions d'Anubis étaient de toute manière rhétoriques. Même s'il n'avait pas été entièrement honnête avec elle au sujet de chacun de ses enfants, elle aurait sans doute tout découvert d'elle-même.

— Oookay… Peu importe. On se souciera de la logique de ce qui se passe plus tard. Qu'est-ce que tu veux faire ?

En fin de compte, elle n'est pas intéressée par le profil détaillé du jeune prodige. Elle est en revanche très investie dans l'impact que ses actions pourraient avoir sur elle et notamment sa liberté à long terme. Alek a raison, elle a bel et bien renforcé leur sécurité, et par conséquent, elle aimerait être en mesure d'opérer en toute tranquillité. Ce qui ne semble pas être le cas.

Si Jack est un ami d'un des fils Quanto, il y a toutes les chances qu'il cherche simplement à comprendre ce qui se passe chez son pote, pas à causer du tort à sa famille. Ce serait toujours ça de pris, mais les meilleures intentions n'aboutissent pas toujours aux résultats les plus probants. Et même les meilleurs copains du monde peuvent se retourner l'un contre l'autre, lorsque leurs principes sont en opposition. Protéger Caroline et Robert dans leur état actuel ne serait par exemple pas le premier instinct de tout le monde. Et pas forcément complètement à tort, d'ailleurs. Quand elle voit ce dont est parfois capable Rob, elle est heureuse qu'il soit de bonne nature.

— Comment ça qu'est-ce que je veux faire ? Qu'est-ce que tu penses qu'il y a à faire ? C'est juste un gamin. Il apprend vite, mais il n'a pas la science infuse ; il n'entrera pas ici.

Alek ne la suit pas et reste imperméable à ses inquiétudes. Il fronce aussi encore un peu plus les sourcils, sous le coup de l'appréhension de ce qu'elle pourrait avoir voulu sous-entendre par sa question.

— Me regarde pas comme ça ! J'ai pas parlé de l'assassiner ! Mais on peut pas le laisser fouiner. J'ai pas peur qu'il nous démasque lui-même, j'ai plutôt peur qu'il attire l'attention des mauvaises personnes, qui pourraient peut-être le faire, elles, Ann recadre, non sans lever les yeux au ciel en pouffant.

Elle ne peut pas en vouloir au patriarche de s'attendre au pire de sa part. Elle lui a après tout raconté pas mal d'histoires plutôt limites avec un immense sourire. Elle a tellement l'habitude qu'il n'y ait qu'elle, son mari, et une connexion au Réseau, qu'elle oublie souvent combien elle peut paraître extrême parmi les gens pour ainsi dire normaux. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en a pas conscience, alors elle fait grâce à Alek de sa frayeur.

Elle ne démord cependant pas de ce qu'elle avance. Ce qu'ils ont découvert ce matin est suffisant pour l'inquiéter, et elle ne se laisse pas inquiéter facilement. Ils ont fait beaucoup trop attention à ne surtout pas laisser de traces de leurs recherches derrière eux pour qu'un novice mette les pieds dans le plat à la dernière minute et alerte DG de leur arrivée prochaine. Elle ne suit les préparatifs de l'équipe d'intervention que de loin, mais elle a bien saisi le message qu'à la moindre alerte, il ne faudrait pas donner cher de la peau de celle qu'ils essayent tous de sauver. Elle ne connaît peut-être pas la gamine en question, mais c'est toujours agréable d'œuvrer pour une bonne cause, alors ça l'embêterait que tout tourne au cauchemar. D'autant plus si près du but.

— Oh. Je vois. Je n'avais pas pensé à ça, se radoucit Aleksander, rassuré quant à ses intentions vis-à-vis de Jack.

— Clairement. C'est pour ça que c'est cool que je sois là pour assurer tes arrières. Mais ça ne répond pas à ma question : on fait quoi ? Ann revient à la charge.

Elle n'est pas beaucoup plus calme maintenant qu'elle ne l'était en arrivant. Qu'il ne la rejoigne pas dans son humeur même après avoir raccroché tous les wagons a peut-être même fait grimper son agacement encore un peu plus haut.

— Eh bien, on le protège, tout en continuant à nous protéger nous-mêmes. Quelle alternative a-t-on ? le quadragénaire tranche, sans réellement avoir l'impression de prendre une décision.

— … Aucune. Tu as raison, elle accepte son jugement après une brève hésitation.

Elle laisse échapper un soupir à la recrudescence de travail que cette voie implique, mais n'ajoute rien de plus. C'est une solution acceptable.

En étant tout à fait honnête, elle se doutait un peu que ce serait ce que dirait l'ingénieur, mais elle avait quand même eu le maigre espoir qu'il accepte d'essayer de recruter le petit jeune à leur cause. Il a du potentiel, après tout. Mais à en juger par la rapidité avec laquelle il vient de prendre sa décision, Alek n'a même pas envisagé cette possibilité une seule seconde. En ce qui le concerne, quiconque est au courant de cette affaire est en danger, et le moins de personnes ce sera le mieux il se portera. Et elle ne peut pas lui reprocher ce raisonnement.

Elle aurait pu prendre l'ado sous son aile sans lui en parler, mais puisqu'elle vient d'apprendre qu'il est en fait un proche de la famille, elle se réjouit de ne pas l'avoir fait. Elle se doute bien qu'autant il lui est reconnaissant de son aide, autant Alek n'apprécierait pas qu'elle s'insinue dans sa vie personnelle plus qu'elle ne l'est déjà. Elle ne se fait pas d'illusion quant à son statut de criminelle à ses yeux, d'ailleurs tout à fait mérité. Elle sait que son influence n'est pas la bienvenue dans un environnement Citoyen équilibré. Ce n'est bien que parce que l'enlèvement de la benjamine a causé la pagaille qu'elle a sa place ici. Elle va jouer son rôle, et ensuite ils suivront chacun leur route. C'est le marché conclu depuis le départ.

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