2x05 - Atterrissage d'urgence (7/20) - Expériences

Un millier de kilomètres à l'Est de Chicago, le Docteur Gregor Bertram entre dans l'alcôve où est installée sa patiente, une bouteille isotherme à la main, et s'arrête net. Le Docteur Vurt est déjà dans la pièce. Poignets croisés derrière son dos, la quinquagénaire contemple l'adolescente toujours inconsciente dans son écrin de verre. Dans ce silence de plomb, le peu de bruit causé pas son subalterne qui pose précautionneusement son récipient sur la surface plane la plus proche suffit à l'alerter de sa présence, et elle fait volte-face vers lui :

— Comment va le projet Regent aujourd'hui, Bertram ? elle s'enquiert sans prendre la peine de le saluer.

— Bien, Docteur Vurt, il répond.

Il a un semblant de mouvement du menton, supposé marquer sa révérence, mais il se retient par ailleurs tout de même de justesse d'ajouter "comme vous pouvez le voir". Même si elle n'était pas physiquement dans cette pièce, Vurt pourrait suivre l'avancée de l'expérience. Sa question est clairement rhétorique.

— Bien ? C'est tout ce que vous avez à me dire ? elle relève platement.

Son sourire est toujours aussi faux et crispé qu'il l'est à chacune de ses visites, quel que soit l'objet de son passage, quel que soit le projet concerné. Si tout le monde ne la craignait pas autant, il y aurait sans doute une multitude d'hypothèses qui courraient sur son apparente incapacité à afficher une autre expression que ce rictus inconfortable lorsqu'elle est autre chose qu'en colère. C'est comme si elle n'était capable que de deux émotions, et que l'une d'entre elles était clairement lésée au niveau de son expressivité.

— Je n'ai encore rien de concluant. Je poursuis mes analyses. Vous serez la première informée le moment où je trouverai une explication à sa survie, l'assure Gregor.

Il assume totalement sa réponse, sûr de son travail. Il est loin le temps où elle l'encadrait encore, le conseillait, l'aiguillait. Elle l'a bien formé, et elle le sait. Force est bien de le constater, même. Il n'y a rien qu'elle pourrait lui reprocher d'avoir oublié, aucun manquement dont elle pourrait le blâmer. Non pas qu'il y en ait jamais vraiment eu, puisqu'il a toujours été l'un de ses poulains star, avant de devenir l'un de ses meilleurs atouts autonomes. Après tout, elle ne l'aurait pas protégé en sentant venir la chute si ce n'était pas le cas. Et il ne lui a pas encore donné de raison de regretter sa décision.

— Est-ce que vous êtes certain de ne rien me cacher, Bertram ? elle insiste malgré tout, faisant un pas vers lui, amenant ses mains de son dos à devant elle pour les croiser à nouveau.

— Vous cacher, Docteur ? il relève à son tour.

Le froncement de ses sourcils sous le coup de l'incompréhension le pousse à remonter ses fines lunettes rectangulaires sur son nez. Il n'est pas intimidé, juste perdu.

— Je sais ce que vous pensez de ce projet, elle déclare alors, le laissant inférer ce qu'elle a pu en conclure.

— Je peine à voir la corrélation entre mon opinion personnelle et la qualité de mon travail, il lui soumet en retour.

Il soutient son regard vert pâle du sien bleu ciel sans broncher. Parfois, elle apprécie ses traits si fins et anguleux, presque émaciés, cette allure quasi surnaturelle qu'il a, comme éthérée. D'autre fois, comme aujourd'hui, elle déteste à quel point il a la maîtrise de ses expressions, et elle ne peut pas conséquent jamais estimer sa sincérité. Mais peut-elle décemment s'étonner qu'il ait pris exemple sur elle dans ce domaine ?

— Votre travail est irréprochable, comme toujours, elle s'empresse de préciser, se détournant brièvement, comme si ça lui crevait le cœur de devoir accorder un commentaire positif, aussi mérité soit-il.

— Merci, Docteur Vurt, il accepte le compliment sans réelle émotion, puisque ce n'en est pas vraiment un.

Si sa performance était rien moins qu'exemplaire, il serait puni. Il n'y a pas de récompense, dans ce système auquel il appartient et que son interlocutrice a mis en place, uniquement des attentes.

— C'est votre obéissance, qui m'inquiète, poursuit calmement Vurt.

Ses suspicions n'ont pas encore été apaisées, et elle ramène ses yeux aux siens, ne désespérant pas d'y lire une quelconque indication qu'il lui dissimulerait bel et bien quelque chose.

La chute de la branche légale de son empire, et une bonne partie de la branche clandestine, l'a fortement ébranlée. Elle se croyait en sécurité. Elle pensait avoir pris toutes les précautions pour ne pas pouvoir être prise au dépourvu comme elle l'a été. Et après des mois à se terrer dans la zone de non-droit la plus proche, elle commence seulement à remettre sur pieds une fraction de ce qu'elle avait construit, et l'idée que tout puisse à nouveau s'effondrer ne la quitte pas. Elle se méfie de tout et tout le monde, même ses éléments les plus anciens. Et pour ne rien gâcher, les résultats obtenus jusqu'ici avec ce projet sont indéniablement suspects.

— Mon obéissance ? Greg relève une fois de plus sans comprendre.

Il réitère son geste de rajuster ses lunettes, cette fois parce qu'il a haussé les sourcils.

— Je ne voudrais pas que les récentes tribulations de DeinoGene aux yeux du public aient diminué en quoi que ce soit votre loyauté, Bertram, sa patronne élabore l'origine de ses craintes, tout en jaugeant sa réaction d'un œil acéré.

— En rien, Docteur. J'ai suivi le protocole à la lettre, il l'assure, toujours immobile et droit comme un I là où il s'est arrêté en entrant dans la pièce.

— J'espère pour vous. Vous savez ce qui arrive aux dissidents dans mes rangs.

Il n'y a strictement aucune hésitation dans la prononciation de cette menace ouverte. Elle est sortie tout naturellement, spontanément, et s'est écoulée d'entre ses lèvres clairement et distinctement.

Exceptionnellement, Bertram ne peut retenir un petit sourire mi-figue mi-raisin. D'un côté, il a effectivement connaissance des actions prises à l'encontre des réfractaires aux décisions de leur leader, et elles n'ont rien d'enviable. D'un autre côté, il se sait intouchable. Si elle avait la moindre ébauche de preuve tangible d'insubordination de sa part ou quoi que ce soit à redire sur ses méthodes, elle se serait fait un plaisir de le lui jeter au visage. Qu'elle en soit à jouer la psychologie indique qu'elle s'inquiète dans le vide. Ce qui n'a rien de surprenant, après le démantèlement brutal de son empire.

— Oui. C'est pourquoi j'ai suivi le protocole, quelles que puissent être mes objections, il poursuit dans ses assurances, inflexible.

— Bien. Vous ne verrez donc aucun inconvénient à ce que j'examine personnellement vos notes, dans ce cas ?

Elle ne le croit évidemment pas sur parole. Une attitude héritée de la petite part encore saine de son esprit scientifique.

Face à elle, Gregor n'a pas perdu son semblant de sourire, et il ose même presque faire le malin en guise de réponse :

— Absolument aucun, Docteur. J'avais présumé que c'était déjà le cas.

La quinquagénaire plisse les yeux à cette insolence juste assez voilée pour ne pas pouvoir être punie sur-le-champ, puis quitte la pièce sans rien ajouter. Elle sait qu'elle n'a plus rien à obtenir de son employé. Il est extrêmement suspect que la patiente soit toujours en vie après deux semaines de traitement, alors qu'aucun sujet avant elle n'a jamais passé la barre des dix jours, mais si sa plus vieille idée porte enfin ses fruits, tant mieux. D'autant que ça ne l'empêche en rien de châtier Bertram plus tard, si ce succès s'avère dû à une altération du protocole expérimental de sa part. Personne ne lui désobéit, peu importe combien les conséquences en seraient positives.

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