2x05 - Atterrissage d'urgence (15/20) - À la limite

Sa moto garée sur le trottoir en face de chez Patrick, Ben attend patiemment qu'il rentre, les mains dans les poches de sa veste de cuir. Il est venu se poster là dès qu'il a commencé à avoir une idée de comment il allait pouvoir lui apprendre le secret de ses origines. Il va probablement beaucoup moins bien se débrouiller que son coloc avec l'oncle Samael, mais en plus du fait qu'il est plus jeune que Strauss, la diplomatie n'est après tout pas son domaine d'expertise, donc tant pis. Il préfère quand même être celui qui l'annoncera à l'inspecteur sans chien. Il est son patient, sa responsabilité. D'ailleurs, il sait bien qu'elle ne l'a pas fait de gaieté de cœur, alors il apprécie grandement qu'Andy ait accepté non seulement qu'il le fasse mais qu'il s'en charge lui-même.

— Hey, Patrick, interpelle le mécano lorsque celui-ci a atteint la porte de son bâtiment, le faisant sursauter.

— Ben ? Salut, gamin ! Ça fait un bail. Qu'est-ce qui t'amène ?

L'interpelé est agréablement surpris de la visite. Il a plutôt l'habitude de tomber sur le grand brun en matinée, mais ça n'a rien d'une règle. Depuis leur premier contact, ils se sont croisés de temps en temps, ici-même, l'un passant et l'autre rentrant ou sortant de chez lui. En général, ils échangent quelques platitudes, et c'est tout. Malgré ça, passé la première frayeur qu'il lui avait donnée, en le faisant se sentir suivi, et ce désagréable amalgame dans ses souvenirs l'associant à une bien moins mauvaise rencontre, Randers avait décidé qu'il aimait bien le jeune homme. Il est beaucoup trop grand et bien bâti pour être aussi timide dans ses approches, mais ça ne le rend que plus attachant.

— J'ai un truc à te dire, avant que tu l'apprennes par quelqu'un d'autre, commence Ben, hochant la tête pour se donner du courage.

L'autre a un mouvement de recul, étonné par cette tournure de phrase qui ne présage généralement rien de bon. Il laisse glisser son sac de sport de son épaule jusqu'au sol, afin d'accorder toute son attention à son interlocuteur.

— Oh… Ça semble sérieux, il commente, plissant les yeux et croisant les bras, à la fois appréhensif et curieux.

Ben avait l'air presque aussi embarrassé la fois où il lui a simplement révélé être intéressé par la mécanique de sa voiture, donc ça pourrait tout autant être quelque chose d'anodin que quelque chose de grave.

— Je sais qui t'a tiré dessus, annonce alors son visiteur, sans fioritures.

Randers a un nouveau mouvement de recul, pris de court. Cette fois, il écarquille les yeux, la surprise prenant le pas sur l'inquiétude.

— Comment est-ce que tu sais que je me suis fait tirer dessus, pour commencer ? il interroge.

Sans le savoir, il réagit à peu près comme son partenaire à une annonce similaire plus tôt dans la journée. Vieux réflexe d'enquêteur, de toujours chercher à retracer l'origine des informations qu'on reçoit. Pas mauvais, somme toute. Même si, en l'occurrence, la déduction aurait pu être facilement faite après l'avoir vu le bras en écharpe, en sachant qu'il est de la Police et a suivi une rééducation.

— J'étais là, poursuit cependant Ben, ici pour dire la vérité.

L'inspecteur n'est pas très avancé par cette annonce absconse, hors contexte. Où "là" ?

— De quoi tu parles ?

— Tu ne m'as pas vu pour la première fois dans cette rue. Tu avais raison : je te suivais. Parce que je m'inquiétais pour ton rétablissement, confesse l'alien.

Il y a la sincérité la plus pure dans ses yeux noirs. Malgré ça, Randers est toujours aussi perdu. Il a eu tellement de mal à accepter que la présence de Ben dans sa mémoire était une pure invention de sa part que revenir en arrière n'est pas immédiat.

— Qu'est-ce que tu pourrais bien avoir à faire de mon rétablissement, si on se connaissait pas ?

— C'est moi qui t'ai soigné. Kayle ne t'a pas touché à l'épaule ; il t'a touché au cœur. Mais il n'y avait aucun moyen qu'un médecin arrive à temps pour te sauver, tu allais mourir. Alors on s'en est chargé, s'explique le soigneur, s'éparpillant malgré lui dans les détails.

L'inspecteur a un geste inconscient vers sa poitrine, pour la première fois réellement secoué par ce que le jeune homme lui raconte. Il n'a parlé à personne de ses incertitudes sur la position de sa blessure. Pas même Iz. Comment Ben pourrait-il alors avoir deviné un symptôme aussi absurde et idiot ? Et comment connaît-il le prénom de son assaillant ? Pas son nom de code, son prénom…

— … Quoi ?! Qui ça "on" ? Comment est-ce que tu es au courant pour Kayle ?

Il se reprend du mieux qu'il peut. Il ne comprend toujours pas grand-chose à ce que lui dit le grand brun, mais il commence à s'en inquiéter tout de même.

— Je te l'ai dit : j'étais là, dans l'entrepôt, répète Ben, précisant le lieu cette fois.

— Non. On était seuls, contredit alors Patrick, d'un ton soudain péremptoire.

Il a mis suffisamment longtemps comme ça à se convaincre que les silhouettes dont il croyait se souvenir n'étaient que dans sa tête. Il va en falloir un peu plus pour réduire tous ses efforts à néant maintenant.

— Au début. Et puis, tu lui as tiré dessus. Mais il t'a renvoyé ta balle. Et c'est parce qu'il a voulu te sauver qu'on a enfin pu l'arrêter ; c'est ce qui l'a retenu sur place assez longtemps pour qu'on ait enfin l'opportunité d'agir.

Les évènements de cet après-midi fatidique, retracés pas à pas par le grand motard, sonnent juste. Comme souvent, avec la vérité. Mais est-ce que ce sera suffisant pour faire basculer l'opinion de celui qui l'écoute ?

Ben sait qu'au fond de lui, même si c'est enfoui très profond, Randers se souvient de ce qui s'est passé. Ils n'ont pas touché à ses souvenirs. Et même inconscient, il a forcément retenu des éléments qui ne peuvent que coller à ce qui s'est réellement passé. Ou en tous cas, y coller plus qu'à la couverture vendue par Chuck, aussi plausible ait-elle été. Il y a forcément quelque chose, en son for intérieur, qui va le pousser à croire. C'est sa vocation de chercher la vérité, il ne peut pas la rejeter bien longtemps lorsqu'elle lui est ainsi offerte.

— Kayle s'est enfui, reprend néanmoins Pat de plus belle.

Il utilise le même ton sans appel que juste avant, mais un peu plus lentement, comme s'il commençait à douter.

— Non, Patrick. Il a été désintégré, l'extraterrestre le corrige doucement.

Il ne peut pas oublier ce moment tragique, alors qu'il était pourtant en ce qui le concerne focalisé sur la blessure de l'inspecteur. Rien ne l'avait préparé à la violence de l'exécution. Au bout du compte, il est soulagé de ne pas avoir dû y participer.

— Désintégré ? Par le fameux "on" dont tu parles depuis tout à l'heure, je suppose, huh ?

Le participe passé employé a fait tiqué l'inspecteur. Sourcil haussé, une moue dubitative aux lèvres, il essaye de comprendre le délire qui est en train de lui être exposé. Car ça ne peut être qu'un délire.

— Oui, en fait. J'étais supposé faire partie de l'équipe, mais j'ai été autrement occupé, confirme Ben très sérieusement.

Malheureusement pour lui, le jeune extraterrestre est bien incapable de saisir le sarcasme dans la voix de son interlocuteur. Il est donc agréablement surpris qu'il semble accrocher si vite à ses explications. Peut-être que ça va être plus facile qu'il ne le pensait ?

— Occupé. À me sauver, complète Randers toujours sur le même ton, hochant la tête et s'humectant les lèvres.

— Oui ! valide l'autre, souriant.

Patrick prend une grande inspiration par le nez, puis la laisse s'échapper lentement d'entre ses lèvres. Cet exercice n'a jamais vraiment fonctionné sur lui, mais il faut bien qu'il se rabatte sur quelque chose.

— Tu sais, je dois te donner des points pour ton attention aux détails, parce que je sais pas comment tu as eu toutes ses infos sur ce qui s'est passé. Mais au-delà de ça, ta blague est pas drôle. Rentre chez toi, petit. On plaisante pas avec des choses comme ça, il conseille à son visiteur, avant de se baisser pour ramasser son sac.

Bien qu'il soit un peu déçu par le gamin d'avoir tenté une telle supercherie, il n'a pas envie de se fâcher avec lui. Il n'a pas envie de changer son opinion de lui. Il a envie de continuer à croire qu'il a un bon fond. Le rencontrer l'avait aidé à se convaincre que ses souvenirs mélangés n'étaient que ça : sa mémoire qui lui jouait des tours en faisant des amalgames. Il a été une influence positive, jusqu'ici, et ce serait dommage que ça change.

Voyant qu'il n'arrive pas à garder son attention pour le convaincre, Ben trépigne. Littéralement.

— Je suis désolé qu'on n'ait pas eu le temps de te donner des souvenirs cohérents. Et qu'en conséquence on ait dû te blesser à nouveau, il déclare.

Au final, c'est la chose la plus importante qu'il a à lui dire, qu'il le croie ou non. Qu'Andy ait été contrainte de lui faire du mal, après qu'ils l'aient tiré d'affaire, l'avait profondément choqué.

— Est-ce que tu es censé prendre des médocs, en temps normal ? lui demande alors Patrick.

Il ne comprend décidément pas l'écart entre la personnalité habituelle du jeune homme et son comportement actuel. Il a toujours exsudé une sorte de franchise enfantine, une honnêteté presque naïve. C'était rafraîchissant. Il ne l'a pas perdue, mais une étrange teinte de folie s'y ajoute aujourd'hui.

— Non. Mon espèce n'en a jamais besoin, Ben répond très sérieusement.

Il se rend seulement compte qu'il aurait peut-être dû placer ce détail dans la conversation un peu plus tôt que maintenant. Préparer un discours n'est pas si compliqué en soi, c'est anticiper les réactions de son public, le problème. Se préparer à tous les embranchements que pourrait prendre la conversation.

— Ton espèce ? Rien que ça, Pat pouffe.

Il est encore plus difficile à convaincre maintenant qu'il a décidé de prendre tout ce qu'il lui dit comme une plaisanterie.

— Oui. Enfin, si on veut… Et Kayle non plus n'était pas humain. C'est pour ça que vous n'avez pas pu l'attraper. Mais nous si, insiste le mécanicien.

S'il n'a pas l'air d'un extraterrestre, son congénère serial killer y ressemble peut-être plus, aux yeux de celui qui l'a étudié et pourchassé pendant des mois. Ils ont littéralement des preuves de ses prouesses.

— Rentre chez toi, Ben ! lui conseille une dernière fois Patrick.

Son ton a viré à la mise en garde, et il commence à nouveau à se détourner vers sa porte.

Frustré, le soigneur vient alors violemment abattre sa main à plat sur le capot de la voiture de l'inspecteur, à côté de laquelle il se tient depuis le début de cet échange. Instantanément, le moteur se met à vrombir. Le propriétaire du véhicule fait volte-face dans un sursaut, et est surpris de constater qu'en plus des phares qui clignotent, la carrosserie de son automobile est également en train de changer de coloris. Des volutes rouges émanent de la paume du jeune homme à veste de cuir, conquérant peu à peu toute la surface de l'avant-train, auparavant noire et grise.

— Mais qu'est-ce que…? commence Randers sans terminer sa question.

Il est réduit au silence par l'aspect entièrement opaque des globes oculaires de son jeune ami, dignes d'un film d'horreur du XXI° siècle.

— En années terriennes, j'ai quatre ans. Je ne viens pas de cette planète. Ma moto n'a pas de starter, je saigne jaune, et 67% de tes cellules cardiaques, c'est moi qui te les ai reconstruites après qu'une balle de ta propre arme t'a été renvoyée par quelqu'un d'un peu comme moi. Tu me crois, maintenant ? énonce Ben.

Il n'avait jamais vraiment fait l'expérience de la contrariété avant maintenant. Le choc, la tristesse, oui, mais encore rien d'aussi proche de la colère.

Une fois calmé, il retire sa main du capot de la voiture, qui s'éteint, moteur comme lumières. La tache écarlate reste, cependant, alors qu'il frotte ses paumes l'une contre l'autre pour se débarrasser des derniers résidus du composant qui lui a permis de propager cette teinte. Il redonne également rapidement un aspect normal à ses yeux en clignant quelques fois. Il n'avait à vrai dire pas fait exprès de provoquer cette réaction de ses iris et sa sclérotique.

— Je…

Pat reste interdit. Il a quelques difficultés à disséquer chacune des phrases de cette tirade, en plus de ce dont il vient d'être témoin.

— Pour information, je ne vais pas accepter non comme réponse, parce que ton partenaire a besoin de nous pour sauver sa nièce, et on ne peut rien faire sans ton accord, ajoute le grand brun d'une traite.

Il est de retour à son amabilité habituelle, et il tient à ce que son interlocuteur ait tous les éléments en mains avant de se prononcer sur ce qu'il va être bien obligé de croire, maintenant.

Comme son partenaire un peu plus tôt et sans doute beaucoup de gens s'ils étaient à leur place, Randers reste silencieux pendant un long moment. Et Ben, à l'instar de son congénère, respecte son mutisme, patient, toujours debout entre deux voitures. L'inspecteur hoche la tête, encore très secoué. Il jette un œil à gauche et à droite dans la rue, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un qui aurait vu la même chose que lui et pourrait lui confirmer qu'il n'a pas tout bonnement perdu la raison, mais sans succès. Évidemment, bien qu'agacé, Ben n'aurait jamais risqué une telle manifestation sans être certain de n'avoir qu'un seul témoin. Randers en est donc livré à lui-même pour peser le pour et le contre.

Arguments en faveur de ne pas croire le jeune mécanicien :

  • Il ne le connaît pas si bien que ça, et ne peut donc pas affirmer avec certitude qu'il n'est pas du genre à faire des plaisanteries d'aussi mauvais goût ou à avoir des épisodes psychotiques.

  • S'ils ne relèvent pas de l'humour de bas étage, ses propos sont complètement fantasques.

  • Il y a une tonne de documents officiels qui contredisent sa description de la fusillade. Dont le témoignage d'un agent de la Sécurité Intérieure.

  • Ses preuves de sa nature autre qu'humaine sont plutôt minces et pourraient sans doute avoir été fabriquées de toute pièce, même si l'inspecteur ne saurait pas dire comment sur le moment.

Arguments en faveur d'accepter que Ben vient effectivement d'ailleurs :

  • Sa voiture n'a jamais démarré d'un simple coup sur le capot. Capot qui n'est justement pas supposé arborer ces grandes arabesques rouges.

  • Il n'y a aucune raison pour avoir halluciné la couleur de ses yeux il y a un instant.

  • Il ne l'a effectivement jamais vu démarrer sa moto de manière conventionnelle, maintenant qu'il y réfléchit.

  • Avant de le confronter pour la première fois dans cette même-rue, et qu'il ne le détrompe, il était en effet persuadé de l'avoir vu à l'entrepôt, entre autres silhouettes.

  • Il a également eu la nette impression d'avoir été touché plus bas sur son torse qu'il n'était pourtant blessé. Et il n'en a parlé à personne.

  • Kayle laissait bien une substance organique jaunâtre sur ses scènes de crime, qui pourrait donc coller à du sang extraterrestre tel que le décrit le grand brun.

N'arrivant pas à trancher par les faits, Randers se rabat finalement sur son instinct policier. Il braque ses yeux dans ceux de l'alien en face de lui, essayant d'y lire une mauvaise intention quelle qu'elle soit. Il n'y trouve cependant que la sincérité la plus pure. Et l'inquiétude. C'est finalement la dernière partie de son petit discours qui achève de le convaincre. Qu'il ait récolté des informations à propos de Kayle est une chose, mais qu'il ait osé mêler Mae à tout ça à tort, non, Pat n'y croit pas. Prenant une nouvelle profonde inspiration qu'il souffle ensuite lentement, il essaye tant bien que mal de se faire à l'idée qu'il vient d'accepter qu'il a en face de lui une forme de vie en provenance d'une autre planète. Une fois qu'il aura passé ce cap, ça devrait déjà aller mieux. Mais il va quand même commencer par s'asseoir sur le bord du trottoir un moment, ça ne peut pas faire de mal par rapport aux vertiges qu'il sent poindre.

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