2x05 - Atterrissage d'urgence (14/20) - Inspiration

Dans la salle d'attente de l'Institut Lakeshore, alors qu'elle raccompagne un couple de parents vers la sortie, le Docteur Conway est surprise de trouver quelqu'un. Les admissions se font généralement par l'intermédiaire d'un hôpital, où son futur pensionnaire séjournerait jusqu'à être suffisamment remis de ses blessures auto-infligées pour pouvoir être transféré dans son service. Même lorsqu'elle accueille un patient qui n'est pas encore passé à l'acte, elle est recommandée à la famille par un collègue. Personne n'est jamais venu directement vers elle. Encore moins seul. Et si une présentation spontanée arriver, cette personne prendrait sans doute rendez-vous. Or, le médecin n'en a aucun de prévu à cette heure-ci. Plus depuis plusieurs semaines, en tous cas.

— Je peux vous aider, jeune homme ? elle interroge donc son impromptu visiteur, assis sur un canapé, coudes sur ses genoux et bouts des doigts joints.

— Non, c'est gentil. Beaucoup ont essayé, et ils n'en sont pas ressortis pareils, répond Jack en relevant la tête vers elle.

Il y a une étincelle espiègle dans ses yeux vert clair à laquelle elle ne s'attendait pas, à le voir ainsi presque prostré sur lui-même. Il est dans la bonne tranche d'âge pour pouvoir compter parmi ses patients, mais s'il a besoin d'aide, elle ne pense pas que ce soit auprès de sa spécialité qu'il pourra la trouver.

— Qu'est-ce qui t'amène, alors ? elle s'enquiert, allégeant son ton pour l'accorder au sien.

— Mon meilleur pote est enfermé ici, l'adolescent répond en hochant la tête.

Une moue mi-figue mi-raisin tord ses lèvres, comme s'il n'arrivait pas à estimer l'impact de cette situation sur lui. La manière presque provocatrice de formuler la situation n'est que partiellement révélatrice.

— Enfermé, huh ? Ce n'est pas une prison, tu sais, lui rappelle gentiment Kennedy.

Elle sent qu'il le sait déjà, mais ça lui paraît une importante précision à apporter malgré tout. Même dit sur le ton de la plaisanterie, un mensonge ne doit pas rester sans correction. Et elle n'est pas encore convaincue qu'il s'agisse d'une plaisanterie de la part du blondinet.

— Vous avez raison ; la plupart des prisonniers ont droits à des visites, se permet justement de lui faire remarquer son interlocuteur, se penchant vers elle comme pour lui faire une confidence.

Elle n'arrive décidément pas à le lire. Est-ce qu'il essaye juste de la faire réagir, ou bien est-ce qu'il est sincèrement réfractaire à ses méthodes de thérapie ? En l'absence de réponse, plus par principe que par nécessité, elle continue à défendre calmement sa démarche :

— Mes patients sont libres de partir s'ils le veulent. L'isolation est juste une partie du traitement qu'ils ont accepté de suivre.

À ce discours sincère même si un peu politique, l'adolescent laisse enfin tomber sa taquinerie. Ça y est, il en est déjà lassé.

— Vous pouvez vous détendre. C'est pas comme si j'allais essayer de le faire évader.

Suite à cette proclamation de bonnes intentions, il se redresse avec un soupir. Il sait ce qu'il n'est pas venu faire, mais pas ce qu'il est venu faire. Pas exactement. Ce qui est justement ce qu'elle lui demande…

— Voilà qui me rassure un peu. Mais ma question demeure, alors : qu'est-ce qui t'amène ? Je ne crois pas t'avoir vu sur mon planning, le médecin revient à point nommé sur son interrogation initiale.

Elle décide également de prendre place sur le canapé à côté de lui, lissant sa blouse sous elle d'un geste habituel. Il ne s'en formalise pas. Elle est plus à sa place qu'il ne l'est lui, après tout.

— Je me substitue à quelqu'un qui ne peut pas honorer son rendez-vous régulier, il répond simplement.

Il regarde ses mains, laissant son interlocutrice tirer les conclusions qui s'imposent de ce qu'il vient de dire. Cette déclaration confirme en effet ce que Kennedy soupçonnait déjà, à la répartie et l'allure du jeune homme, blond et tatoué.

— Oh. Je vois, elle commente avec tout autant de sobriété.

Cet horaire est techniquement réservé à Mae Quanto. Mais pour des raisons aussi tragiques qu'évidentes, l'adolescente ne peut plus s'y présenter depuis trois Mardis maintenant. Un silence s'installe pendant que le médecin pondère la tristesse de toute cette affaire, et que le petit génie à ses côtés la laisse faire.

— Il est pas au courant, pas vrai ? Jack reprend la parole le premier.

Les minutes de silence lui font toujours douloureusement ressentir la relativité du temps. Que tout aille très vite dans sa tête a autant d'inconvénients que d'avantages.

— On ne lui a rien dit, est tout ce que la thérapeute peut répondre sans mentir.

Elle sait que Caesar est, en dépit de la volonté de son père de lui épargner la nouvelle de l'enlèvement de sa petite sœur, quelque part un peu au courant qu'il se trame quelque chose dans sa famille. Même après avoir été informé du diagnostic de son fils, et de son effet indirect sur sa tranquillité d'esprit en les circonstances, Aleksander n'est pas revenu sur sa décision de ne pas lui faire part de la disparition de sa cadette. Ses raisons initiales ne sont après tout pas remises en question par ce développement. Même s'il est déjà inquiet, Caesar ne le serait qu'encore plus en apprenant la vérité. Pire, il risquerait de compromettre son propre rétablissement en voulant revenir à la maison, alors que ça n'apporterait en fin de compte rien à la résolution de la situation.

— Je me disais aussi que son père ne voudrait pas lui ajouter ça. Et que s'il savait, il ne serait pas encore ici, commente platement Jack.

Il n'est étonné de rien. Ça fait des jours qu'il tente de comprendre ce qui se passe chez les Quanto qu'ils n'auraient pas laissé savoir, alors leurs comportements les moins secrets le laissent indifférent.

— Tu es Jack, pas vrai ? cherche soudain à confirmer la psychiatre.

Qu'ils ne se soient pas présentés en bonne et due forme, l'un comme l'autre, la perturbe. Un sourire en coin étire brièvement les lèvre du blondinet.

— Il vous a parlé de moi ! Intéressant, il confirme indirectement, derrière un éclat de rire étouffé.

— Ravie de te rencontrer, Jack. Je suis le Docteur Conway. Et oui, Caesar t'a mentionné. Plus d'une fois, elle valide à son tour.

Elle n'a aucune raison de dissimuler à son interlocuteur le fait que Caesar a parlé de lui. Puisque c'est la première fois qu'il vient ici depuis l'admission de son meilleur ami, et étant donné la surprise qu'il vient d'exprimer à l'idée d'avoir été évoqué, elle pense même que ça ne peut que le rassurer d'en avoir confirmation. Ne pas rendre visite à un proche interné est souvent révélateur.

Le jeune homme est en vérité sur la liste des proches qui lui a été fournie lors de l'arrivée de Caesar à l'Institut. Mae a insisté pour que ce soit le cas, et personne de la famille n'y avait vu d'objection. C'est cependant bien sa toute première visite, en tous cas à la connaissance de la thérapeute. Et quelque chose lui dit qu'il va rarement quelque part sans se faire remarquer d'une manière ou d'une autre.

— Je me demande s'il m'a rendu justice, pense tout haut le petit blond, ricanant de plus belle.

— Est-ce que tu lui rendrais justice, si tu devais le décrire ? lui soumet Kennedy pour toute réponse, sans aucun doute par déformation professionnelle.

— Si vous posez la question, c'est qu'il ne m'a pas rendu justice. Il a été sympa. Comme toujours, déduit Jack de cette remarque.

Il sait pertinemment que non, il ne rendrait justice à personne s'il devait les décrire. Soit il prendrait l'exercice sur le ton de la plaisanterie, soit il s'en lasserait avant d'avoir terminé. La troisième alternative serait qu'il ait suffisamment d'estime ou de haine pour la personne pour s'atteler sérieusement à la tâche, mais ça signifierait alors qu'elle serait interminable, même pour lui.

Au lieu de rebondir sur ce mélange d'éloge de son ami et d'autodénigrement, le Docteur décide de revenir une fois de plus en arrière dans leur conversation. Son interlocuteur est décidément prompt à la digression. De plus, à partir de ce qu'on lui a dit de lui et du peu qu'elle a pu constater par elle-même à l'instant, elle ne pense pas qu'il ait de réel problème d'estime de lui.

— Tu sais, je n'ai toujours pas l'impression que tu as répondu à ma question, elle lui soumet gentiment.

— Je viens chercher l'inspiration, s'explique enfin Jack, quoique vaguement.

Il n'a pas mieux à lui offrir. Ses pas l'ont conduit ici presque sans qu'il y réfléchisse consciemment. Sécher les cours sans mettre en péril l'obtention de son diplôme, semer les gardes du corps qu'il lui reste, éviter ses parents, essayer de comprendre ce qui se passe derrière portes closes chez les Quanto, … C'est épuisant. Il court à travers toute la ville pour des raisons diverses, en avançant cruellement lentement dans son enquête. Il avait besoin d'un refuge, et c'est ce qu'il a trouvé de mieux. Si cet endroit permet à Caes de se ressourcer, pourquoi pas lui aussi ?

— Caesar t'inspire, usuellement ? interprète Kennedy.

— J'essaye aussi de marcher dans les pas de la dernière personne à m'avoir mis un coup de pied aux fesses. Au sens figuré, en tous cas.

Avec cette déclaration, le blondinet arrive miraculeusement à simultanément esquiver et répondre à la question. Fascinant.

— Mae peut être… très persuasive, convient Conway.

La description faite de la jeune fille lui paraît plutôt méritée. Notamment parce qu'elle peut très aisément imaginer une scène de ce type. Elle a reçu la benjamine Quanto en session cinq fois, avant son enlèvement. Si les trois hommes de sa famille ont tous été plutôt dans le déni et la négociation, tentant de comprendre ce qui s'était passé, l'aspect prédominant de sa réaction à elle a été la colère ou tout du moins l'outrage. Elle a notamment décrit à plusieurs reprises et avec une grande vivacité la façon dont elle aimerait secouer le plus jeune de ses frères, lorsqu'il reviendrait à la maison. Ce tempérament de feu lui vient peut-être de justement avoir grandi entourée de présences masculines, ou bien il est simplement lié à sa jeunesse, mais quoi qu'il en soit, la thérapeute ne doute pas que l'adolescente ait pu avoir raison même du jeune génie. Et ce même alors qu'elle peut déjà deviner que sa réputation coriace est tout à fait méritée.

— Si par "persuasive" vous entendez "pénible", alors oui, surenchérit Jack dans son portrait de la petit blonde.

Le souvenir de la leçon de morale qu'elle a tenté de lui donner, le jour de son enlèvement, lui fait écarquiller les yeux. Elle avait sans doute raison. Elle aurait vraisemblablement été capable de le mettre au tapis, à ce moment-là. Pour le reste, elle l'a juste saoulé. Il n'avait pas besoin de ça. Et pourtant, ses mots lui restent, aujourd'hui.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire, non, le corrige doucement Kennedy.

Tout en restant très maternelle dans son approche, selon elle, il tombe un peu trop dans le péjoratif pour être constructif. Pour toute son ardeur, Mae ne lui a jamais parue avoir de mauvaises intentions envers qui que ce soit. Et pourtant, ce n'est pas rare, chez les jeunes filles de son âge. Sans avoir un réel mauvais fond, certaines sont de petites punaises venimeuses. Mais même lorsqu'elle lui a raconté en être venue au main avec une autre lycéenne, elle a bien compris qu'elle en était arrivée là en défense de son meilleur ami. Quoi qu'elle ait pu trouver à balancer à Jack, ça lui a sûrement été utile, en dépit de ce qu'il en dit. La preuve, il est bien là aujourd'hui.

— Ne me dites pas que vous n'avez pas remarqué à quel point les Quanto sont moralisateurs ! J'ai jamais réussi à corrompre Caes, pour un coureur de jupons l'oncle reste un excellent flic, le père détient sans doute le record du veuf qui est resté fidèle à sa femme le plus longtemps après sa mort, et Markus… Je vais même pas parler de Markus. Vous les avez tous eu en thérapie, vous savez bien comment ils sont, éclate le jeune prodige.

Il pouffe d'incrédulité à ce schéma familial à son goût beaucoup trop parfait pour être honnête. Non pas qu'il les considère si honnêtes que ça ces derniers temps. Ils cachent quelque chose, il en a la certitude. Ils ont sans doute une bonne raison, parce qu'il reste convaincu que ce sont des gens bien, mais ils complotent tout de même. Il ne peut pas encore se prononcer sur lesquels d'entre eux sont dans le coup exactement, mais ça ne saurait tarder.

— Au contraire, continue. J'apprécie toujours d'avoir un avis extérieur sur les familles que je suis, l'encourage la psychiatre à côté de lui.

Bien qu'un brin choquée par son manque de retenue, elle est malgré tout intéressée par son point de vue. Peut-être qu'il n'est pas venu, comme c'était prévu au départ, par rapport à l'impact que le geste de son meilleur ami a eu sur lui, mais il est venu.

Avant qu'il n'ait le temps de répondre, l'apparition d'une petite fenêtre au coin de la table basse devant laquelle ils sont installés signale qu'il vient de recevoir un message. Pas nécessairement très attiré par l'idée de fournir des renseignements au docteur quand il est justement venu en chercher auprès d'elle, Jack remet sa réponse à plus tard voire jamais, et applique sans hésitation sa carte mémoire, tirée de sa poche, sur le meuble. Le message qu'Ellen vient de lui envoyer apparaît alors : Je sais pas si c'est important, mais Jena et Markus sont plus ensemble.

L'information, pourtant en apparence anodine, laisse curieusement le petit blond trop perplexe pour reprendre la conversation qu'il était en train d'avoir.

Kennedy lit par-dessus son épaule, mais ne comprend pas ce qui peut bien le choquer à ce point dans ce message. Elle tente alors de lui faire recouvrer la parole :

— Ellen… C'est une amie de Mae, non ?

— Depuis quand ? il se contente de murmurer.

Il ne prend même pas la peine de relever ses yeux de la table basse, qu'il regarde sans la voir de toute manière. La psychiatre ne comprend pas sa question, et penche la tête sur le côté.

— Depuis quand elle sont amies ?

— Non. Depuis quand est-ce que Jena et Markus ne sont plus ensemble ? il reformule.

Son regard revient brusquement à la réalité et au visage de la thérapeute à côté de lui. Elle lui trouvait un étincelle surprenante au moment de le rencontrer, mais celle qu'elle y trouve à présent est encore plus préoccupante.

— Er… Peut-être deux semaines, elle répond après une courte réflexion.

Elle est trop prise de court par l'interrogation pour se demander si elle devrait. Et elle se rappelle qu'elle n'a eu que deux sessions avec l'étudiant depuis sa rupture. Il l'a évoquée, évidemment. Il en était très secoué. Il faut dire aussi que ça n'est pas tombé à un moment particulièrement opportun pour lui, pour peu qu'il existe un timing propice à ce genre de choses. Il n'est pas rentré dans les détails des raisons de la rupture, mais elle a bien compris qu'il se sentait trahi, et que ça s'était passé brutalement.

— Ça veut dire… Jack commence sans terminer.

Son débit de parole ne pourrait de toute façon pas être suffisamment élevé pour suivre son raisonnement intérieur actuel.

Il est parti du principe que toute cette histoire a commencé avec Alek. L'ingénieur a conçu quelque chose qu'il n'a pas plu à quelqu'un dans son labo, et en a payé le prix. Au début, le jeune prodige avait pensé que l'affaire était gérée par l'armée, mais l'enlèvement de Mae a confirmé que c'était encore plus confidentiel que ça. Se disant que le père de famille n'abandonnerait cependant jamais sa fille, le blondinet a à ce moment-là présumé que l'oncle au moins serait au courant de ce qui se passe réellement, pour pouvoir la chercher dans les meilleures conditions. Malheureusement, Fred a bloqué l'adolescent lorsqu'il a voulu creuser dans cette direction. Alors, il s'est rabattu sur les seules personnes pouvant potentiellement lui apporter des indices sur ce qui se trame chez les Quanto : leurs amis, et aujourd'hui leur psy.

Parallèlement, il a pu confirmer que non seulement Sam est effectivement sans doute au courant, mais aussi Markus, d'après leur présence à tous les deux à la base militaire le jour du prétendu accident. Et ils sont même probablement impliqués depuis avant ça, à en juger par la visite de ce dernier une semaine auparavant, en compagnie de Jena et Robert. Escorte que le blondinet avait jusqu'ici mise sous le compte du soutien moral, à défaut d'une meilleure explication. Il avait aussi vaguement envisagé que l'accident subséquent de Rob pourrait avoir été dû à ce qu'il aurait vu ce jour-là, mais sans grande conviction. Sauf que maintenant, avec cette nouvelle information apportée par Ellen, une autre hypothèse est en train de se former dans son esprit…

Très inquiétée par la vitesse à laquelle ses yeux parcourent le vide dans toutes les directions, Kennedy essaye une fois de plus de le ramener à la réalité :

— Qu'est-ce que quoi veut dire ?

Jack reconnecte avec l'instant présent en un flash.

— Que je regarde tout à l'envers depuis le début ! Vous m'excuserez, Docteur. Vous êtes charmante, mais j'ai une autre brunette qui requiert mon attention.

Sans qu'elle puisse l'en empêcher, il attrape sa main droite entre les siennes, en approche ses lèvres sans jamais qu'elles la touchent, dans un baisemain exécuté à la perfection, puis s'enfuit en tornade. Elle se lève pour le retenir, bras écartés, mais il a déjà pris la porte avant même qu'elle ait pu ouvrir la bouche. Elle ne l'a même pas vu récupérer son SD. Et il n'a probablement même pas signé le registre des visiteurs, non plus. Mais elle ne sait pas à quoi elle aurait dû s'attendre de sa part, après la description qui lui a été faite de lui par Caesar. Elle se demande d'ailleurs ce qu'elle va répondre à ce dernier, lorsqu'il va indéfectiblement deviner qu'elle a fait la rencontre de son ami. Est-ce que ça va le rassurer, ou bien attiser ses inquiétudes ?

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