2x05 - Atterrissage d'urgence (13/20) - Coup de vent

Lorsqu'Uglow revient dans son bureau après un bref intermède en salle des profs, une main l'attrape par le col de son pull et le plaque contre un mur avec un force étonnante, à peine la porte s'est-elle refermée derrière lui. Faisant glisser ses doigts de son cou jusque dans sa nuque puis la base de ses cheveux, Andy approche ses lèvres des siennes dans une étreinte aussi intense qu'irrésistible, savourant les frissons qui le parcourent alors que la panique fait place au soulagement puis à l'appréciation. Tout naturellement, les mains de l'infirmier tombent d'en l'air aux hanches de sa compagne, alors qu'il la laisse mener la danse, comme toujours.

S'embrasser ne fait aucun sens. C'est juste un échange de salive couplé d'une bénigne stimulation de terminaisons nerveuses. Le goût que les Humains en ont échappe totalement à l'extraterrestre. Ce qu'elle apprécie dans le rituel, c'est uniquement la réaction de son partenaire. Aucune créature terrestre n'a les moyens de percevoir ça avec autant de détails qu'un Homien. D'après ses observations, chacun réagit différemment à cette interaction, y compris selon la personne avec qui ils y prennent part. Mais plus que quiconque, Uriel est un véritable feu d'artifices sur ce plan. C'est un mélange de l'émerveillement enfantin qu'il a pour beaucoup de choses et d'une lutte contre ses instincts les plus primitifs, avec une touche de vertiges, une pointe de culpabilité, et une très forte envie de ralentir le temps. Et ce n'est que lorsqu'ils s'embrassent…

— C'était pour quoi, ça ? murmure l'infirmier lorsqu'ils se séparent enfin.

Tout en reprenant son souffle, qu'elle a une fois de plus réussi à lui couper, il replace l'une des mèches blondes de sa dulcinée derrière son oreille.

— Tu me manques quand je ne suis pas là, elle répond simplement.

La douce poésie de ses mots est totalement involontaire de sa part, et elle ne la perçoit d'ailleurs même pas. Elle se détache de lui pour aller s'asseoir sur l'une des chaises devant son bureau comme si rien de spécial ne venait de se passer.

— Je suis sûr que ça va sonner beaucoup plus niais que je ne le voudrais mais… S'il y a que ça, ne pars plus, il rétorque, tout en lissant son pull et s'éclaircissant la gorge afin de retrouver une contenance.

En ce qui le concerne, il est encore un peu secoué. Il se demande même sérieusement s'il va pouvoir faire un pas sans que ses jambes ne se dérobent sous lui, alors il reste où il est pour le moment.

— Il le faut, tranche Andy sans hésitation.

Son devoir ne perd jamais son statut prioritaire par rapport au reste de ce qui se passe dans son existence. Uriel accepte cette réponse péremptoire avec un sourire tranquille ; il s'est résigné à cet état de fait sans rancœur.

Ses esprits récupérés, un peu aidé par cette ébauche de douche froide tout de même, il s'avance enfin dans la pièce pour rejoindre son propre siège, de l'autre côté de son bureau. Elle le suit des yeux alors qu'il atteint son fauteuil, pivotant d'accoudée au dossier de sa chaise à assise convenablement.

— Je sais. C'était juste un élan idéaliste de ma part, il s'excuse.

— À vrai dire, je vais devoir m'absenter pour un petit moment, elle en profite pour lui apprendre.

Elle sait que les prochains jours voire semaines risquent d'être chargés. Partager cette information est la raison principale de sa visite. Ça, et sa simple envie d'un dernier moment de calme avant la suite des évènements, qui promet d'être beaucoup moins agréable.

— D'accord. Je comprends, il accepte encore une fois très calmement.

Il s'assoit enfin en face d'elle, et n'a pas perdu son sourire serein. Il n'est pas particulièrement secoué par cette annonce ; l'emploi du temps de sa dulcinée est pour le moins erratique. Ça ne lui fait pas plaisir, mais il s'en accommode. S'il devait se rebeller contre ça, il sait qu'il la perdrait, et ça ne lui paraît pas en valoir la chandelle.

— J'avais dit que je t'avertirais, alors je le fais, elle précise les raisons de cette déclaration.

Elle prend soin de le prévenir uniquement à cause de sa promesse. Celle qu'il lui a soutirée lors de son retour après la capture de Kayle. Qu'elle s'y tienne, et prenne même soin de souligner qu'elle s'applique à le faire, lui fait élargir son expression sous le coup de l'amusement.

— Tu sais, il y a ces petites choses pratiques appelées des messages, qu'on peut laisser ou envoyer, lorsqu'on est loin de quelqu'un, il lui propose, faisant un effort pour se montrer espiègle.

Il n'est pas l'utilisateur de son SD le plus assidu. Loin s'en faut. Il est d'ailleurs à peu près certain que certaines fonctionnalités de l'objet lui échappent encore. Ainsi, qu'Andy soit tout autant détachée du petit rectangle que lui, si ce n'est plus, l'avait agréablement surpris. Comme beaucoup de choses chez elle. Mais voilà en l'occurrence une utilité tout à fait légitime de l'accessoire dont ils bénéficieraient tous les deux de faire plus souvent usage.

— Je n'aurai pas le temps pour ça, elle élimine cependant la suggestion, directe, comme toujours.

— D'accord.

C'est la troisième fois qu'il se montre compréhensif dans cette conversation, et la énième de manière générale.

— Il va falloir que je sois entièrement focalisée sur ce que je fais, renchérit Andy.

Elle tient a correctement transmettre la criticité de ce qu'elle aura à faire pendant son absence. Elle commence à se méfier des interprétations fâcheuses qu'il peut parfois avoir de ses mots, car elle n'aime pas le voir vexé.

— Je viens de te dire d'accord ! Je comprends l'importance de ton travail, Andy, il la rassure en souriant encore un peu plus largement.

Il la sent presque mal à l'aise, ce qui est hautement inhabituel pour elle. Quelque part, sans doute devrait-il se sentir flatté qu'elle mette un tel point d'honneur à ménager ses sentiments, mais ça l'embêterait qu'elle s'en sente mal.

— Si tu savais ce que je vais faire, tu serais d'accord que ça requiert toute mon attention. De tout ce que j'ai pu avoir à faire, c'est peut-être même la seule chose avec laquelle tu serais d'accord, elle lui raconte.

Elle connaît son ineffable connexion à ses étudiants, et donc le soutien inconditionnel qu'il offrirait au sauvetage de Maena s'il en avait la possibilité. Elle sait qu'il tient à l'œil tous les camarades de l'adolescente, seule action en son pouvoir en les circonstances. S'il était au courant des détails de la mission de secours, sans doute ne serait-il pas à l'aise, après tout elle ne l'est pas entièrement elle-même, mais elle pense tout de même qu'il serait prêt à accepter leur plan, pourvu que l'objectif soit atteint.

— Tu me fais un peu peur, maintenant, il avoue.

La tournure de ses phrases n'est pas du tout rassurante. Qu'est-ce qu'elle insinue ? Que ses activités habituelles sont répréhensibles ?

— Uriel… Comment est-ce que tu es aussi à l'aise avec tout ce que je ne peux pas te dire ? elle l'interroge alors.

L'infirmier défie une fois de plus la logique qu'elle accorde à son espèce, en étant aussi indulgent de ses allées et venues et absences qui pourtant lui apparaissent incohérentes, et surtout lui sont parfois douloureuses. Pourquoi ne pose-t-il aucune question directe ? Elle ne se fera jamais au caractère nécessiteux des Humains, ce besoin d'attention et de contrôle qu'ils manifestent tous à un degré ou un autre. C'est une espèce incroyablement dépendante d'un peu tout et n'importe quoi. Peut-être que c'est dû à leur faible longévité, ou leurs capacités cognitives limitées, mais leur niveau de socialité est proche de l'écœurant. Et pourtant, il y a Uriel Uglow, la seule de ces curieuses créatures à sembler capable de profiter de l'instant présent, se contenter de ce qui est à sa portée, et toujours respecter ses limites et celles d'autrui. C'est comme s'il n'avait aucun besoin, seulement des souhaits.

— Parce que… je sais ce que c'est que d'avoir des choses dont on ne veut pas parler. Et je m'efforce de traiter les autres comme je voudrais qu'on me traite. C'est aussi simple que ça, il explique, sur le ton de l'évidence, son sourire revenant sur ses lèvres après ce bref moment d'inquiétude.

Cette réponse ne satisfait pas vraiment Andy, puisqu'elle n'explique pas tout dans son comportement atypique. Elle le dévisage pendant un moment. Elle scrute ses grands yeux bleutés comme si c'était là qu'elle pourrait dénicher ce qui le rend si différent de tous les autres spécimens qu'elle a déjà croisés au cours de ses divers séjours sur Terre ou presque. Elle sait pourtant déjà tout ce qu'il lui est possible de savoir à son sujet, comme pour chacun de ses congénères. Alors pourquoi n'arrive-t-elle pas à en déduire les tenants et aboutissants de tous ses faits et gestes ? Quel élément lui manque-t-il pour qu'enfin son caractère ait du sens à ses yeux ?

Elle repense à ce que lui ont suggéré ses colocataires, de lui parler de ses origines et sa nature. Et elle se dit que peut-être, qu'il lui reste un mystère à percer à son sujet n'est que justice face à celui qu'elle conserve elle-même. Mais son avis n'a cependant pas changé : il reste hors de question qu'elle trahisse le secret de leur existence sans y être absolument contrainte. Son impératif premier est la préservation de sa planète et tous ses ressortissants. Et ce n'est pas seulement une tâche qui lui a été attribuée, mais bel et bien une vocation qu'elle a choisie, comme tout Homien voyageur décide du rôle qu'il jouera une fois à destination.

— Tu es réellement une créature étrange, elle conclut finalement, se lassant de sa réflexion.

Sa remarque tire un éclat de rire surpris à l'infirmier. La rareté de ce son ne le rend que plus appréciable aux oreilles de son interlocutrice. C'est bien là l'apanage des discrets, de dispenser avec parcimonie leurs démonstrations d'émotion.

— On me l'a déjà dit, sous une forme ou une autre, mais je ne crois pas que tu te rendes bien compte d'à quel point c'est un comble venant de toi, il réplique en riant.

— Je me rattraperai à mon retour, elle déclare alors simplement, avant de se lever de son siège puis quitter la pièce, sans qu'il sache très bien si elle a saisi qu'il plaisantait ou non.

Le trentenaire reste seul dans son bureau, bouche entrouverte, sans au revoir convenable. Ce n'est pas la première fois que ça lui arrive, et il se demande comment il l'accepte, tout comme comment il accepte l'idée que ce ne sera certainement pas la dernière fois non plus. Sans doute a-t-elle raison de remettre en question sa tolérance. Il en fait peut-être excès. Parfois il se demande aussi si Andy n'est pas le pur fruit de son imagination. Mais dans ce cas il ne sait pas ce qui serait le plus inquiétant : qu'il ait des hallucinations, ou que son cerveau ait choisi de lui créer une compagne aussi inattendue. Qu'il se sache trop peu imaginatif pour avoir inventé la jolie blonde est justement ce qui le convainc le plus de son existence. Et ne se doit-on pas d'être permissif, face à un phénomène extraordinaire ?

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